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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Penser le bien commun - journée du 21 octobre 2023

La vie en commun par Bernard Piettre

jeudi 9 novembre 2023, par :

« Penser le bien commun », tel est titre de notre journée. La thèse que je voudrais développer ici est que nous ne pouvons penser correctement la notion de « bien commun », au sein de nos sociétés humaines, si nous ne prenons pas en considération notre relation avec le monde vivant en général, avec les non-humains composant ce monde.

Autrement dit, si nous ne changeons pas notre rapport au monde vivant environnant, au monde naturel non-humain, nous ne pourrons guère changer nos rapports sociaux, nos approches politiques de la vie en société, tels qu’ils (qu’elles) se sont construit(e)s depuis l’avènement de la modernité, nous ne pourrons guère mettre en question nos paradigmes, qui sont, en gros, libéraux, ou alors socialistes. Les modèles libéraux et socialistes, tels qu’ils ont été pensés, depuis le XVIIe-XVIIIe et au XIXe siècle en particulier, ont ignoré la question de la place de l’homme au sein du milieu vivant, dont l’homme participe et dont il dépend.
Comment penser le fait que la vie sur terre constitue un commun, et qui fait à la limite de la terre un milieu vivant dans son ensemble – auquel on donne alors le nom de Gaïa ? Quelles conséquences en tirer sur notre manière d’être et d’agir en commun entre humains ?
Mais avant cela il faut déjà nous entendre sur la notion de commun. Pour ce faire je vous propose d’abord un parcours historique rapide de la façon dont, en Occident, se sont construits les notions de public, de privé et de commun depuis les Anciens jusqu’à la modernité, étant entendu que des sociétés traditionnelles non occidentales ont peut-être une autre vision du commun.

1. Des Anciens aux modernes : de l’évolution des rapports entre public, privé et commun.

 Pour les Anciens, ce qui est commun, c’est la cité – polis, en grec, qui a donné le terme politique. La vie politique vise le bien commun de la cité. Sont amis les membres de la cité, sont ennemis potentiels les membres de cités différentes, de nations différentes. Une telle conception du politique contribue à la valorisation des vertus civiques, patriotiques, guerrières.
Certes à l’intérieur de la cité, des tensions peuvent exister entre des particuliers, lesquelles doivent être surmontées grâce à la définition de règles communes de justice.
Pour éradiquer les inclinations égoïstes des individus, nuisibles à la vie de la cité, Platon a imaginé une cité idéale où l’élite (une caste noble, guerrière) met tout en commun : personne ne possède de biens à soi, ni même d’enfants à soi : ni famille, ni propriété, ni circulation d’argent ; de cette façon chaque membre de cette caste, homme et femme, est entièrement dévoué à la vie la cité, et à même de la protéger de ses ennemis potentiels ; et c’est de cette caste dont sont tirés les dirigeants, à savoir les philosophes, après qu’ils ont reçu une éducation intellectuelle appropriée.
Aristote s’oppose à cet idéal platonicien communiste : la cité est une chose, la famille, en est une autre. Faire de la cité une grande famille constitue une réalité monstrueuse (cette confusion qui caractérise justement les sociétés totalitaires, au XXe siècle, comme le souligne Hannah Arendt). Aristote met en avant une distinction essentielle entre vie privée (propre à la famille) et vie publique (propre à la vie de la cité), distinction qui structure de fait les cités grecques, et à certains égards toujours nos sociétés aujourd’hui. Dès lors Aristote distinguait entre vertus privées et vertus publiques, les premières étant plus spécifiquement féminines, les secondes plus spécifiquement masculines. La vie politique (dont sont exclues les femmes), à Athènes, était par définition publique, étant entendu que les décisions étaient prises en commun lors d’assemblées publiques, et ne relevaient pas d’une sphère privée, opaque, de dirigeants.
Mais la vie publique ne se réduit pas à la vie politique. La vie religieuse, à laquelle participent aussi les femmes, les festivités, les représentations théâtrales, etc. relèvent également de la vie publique. Il en était de même à Rome, la Republica signifiant littéralement la chose publique
Difficile donc de dissocier, chez les Anciens, la notion de commun de la notion de public.

- Cependant à l’époque alexandrine et puis à l’époque de l’Empire romain on établit, outre une distinction entre public et privé, une distinction entre ce qui est commun à toute l’humanité et ce qui est propre à la cité. Le commun se distingue alors du public. Cela apparaît en particulier chez les Stoïciens. Cicéron évoque une justice naturelle qui relie tous les hommes entre eux, supérieure à la justice des lois définies par la cité (cette distinction était déjà présente chez les Sophistes grecs, opposant par exemple justice naturelle, commune à tous les hommes, et justice conventionnelle, justice dont on a convenu dans une cité). Les Stoïciens sont les inspirateurs de l’idée d’un droit international (le jus gentium), et de l’idée moderne de droit naturel s’appliquant à l’humanité entière.
C’est dans ce climat cosmopolitique que le christianisme se développe. Augustin établit une distinction, nouvelle, celle entre cité céleste, qui rassemble tous les hommes, quelles que soient leurs nations d’origine, et cité terrestre, qui s’incarne dans des royaumes, des empires, des cités.
Cette distinction recoupe la distinction entre le monde de la grâce et le monde de la chair
Le bien de l’âme, à savoir son salut, dépend de la grâce divine, le bien des corps dans la vie mondaine dépend de l’ordre politique, nécessairement imparfait, du fait du péché…Le christianisme introduit, comme on sait, des valeurs personnelles, à savoir la perspective du salut de chacun, de quelque cité qu’il vienne, sur fond d’une communauté « universelle » de fidèles
Qu’avons-nous en commun ? Notre filiation divine, notre condition pécheresse. Le commun n’est pas tant la nature telle que l’entendaient les Stoïciens, une nature qui se confondait quasiment avec Dieu (Zeus), que notre destinée supra-naturelle. Il y a une supériorité de l’homme sur la nature, qu’il est à même de dominer, ayant été créé à l’image de Dieu, comme il est dit en Genèse I, 26.
Reste que la création est commune aux hommes, que Dieu a donné à l’humanité une nature vivante dont elle peut et doit tirer des ressources communes, et que si domination de l’homme sur la nature il y a, elle est commune à tous les hommes. Le commun de la création est au-delà de tout commun défini par les hommes (le commun d’une cité, d’une nation, d’un empire).

 Au Moyen-Âge, la notion de public n’a plus l’importance qu’elle avait dans l’Antiquité. Une certaine vie publique est imposée plus par l’Église que par un pouvoir politique (royal) fort éloigné de la vie de la population. Celle-ci ne se sent guère impliquée, par exemple, par les guerres que peuvent mener les seigneurs et rois entre eux, sauf qu’elles peuvent dévaster les campagnes, et comme l’explique Sylvette Barrau, les gens pouvaient chercher à se réfugier dans des lieux souterrains, en attendant que l’orage des guerres passe.
En revanche il y a bien une vie communautaire, et toute une série de communautés composant au final une société, une nation, aux frontières encore assez indéterminées : communautés villageoises, communauté municipales, communautés des divers corps de métiers, (corporations) communautés monastiques… La notion de commun est donc aussi locale, et pas seulement universelle, comme on pouvait l’appréhender à l’époque de l’Empire romain.
La redécouverte de l’importance accordée à une vie publique commune, avec pour modèle la cité grecque ou la république romaine, apparaît à l’époque de la Renaissance, avec l’émergence de républiques en Italie en particulier. Songeons à ce que dit Renée Koch-Piettre à propos de l’allégorie du bon gouvernement dans la République de Sienne. Et il suffit de penser à Machiavel, citoyen de Florence, républicain convaincu, qui renoue avec des préoccupations d’une vie politique publique ; d’où son commentaire des décades de Tite-Live (Machiavel n’a pas écrit que Le Prince).
C’est aussi l’époque du renforcement de la Royauté, en France et en Angleterre, et de l’émergence de l’État moderne qui va redonner à nouveau tout son sens à une politique qui ne concernera bientôt plus seulement une caste privilégiée, mais s’imposera de plus en plus sur la population, c’est-à-dire dit qui va peu à peu monopoliser la vie publique.
C’est ce qui deviendra de fait le cas à partir de la Révolution française. Non seulement en France, mais aussi en Europe, avec l’émergence de l’État-nation.

 Avec l’État-nation le commun a tendance à nouveau à se confondre avec le public. À l’époque de la Révolution, la cité athénienne ou la république romaine deviennent à nouveau des modèles, la vertu d’un homme est de se dévouer pour la cité, un bon citoyen se donne entièrement à la République – sans quoi il n’y a pas de véritable démocratie, insiste Rousseau. Avec ce paradoxe que la vie publique est censée être au service de la liberté des individus.
Car c’est ce qui caractérise la modernité, à partir du XVIe-XVIIe siècle en Europe : le bien commun est pensé à partir de la poursuite individuelle de son bien privé : de son salut spirituel d’abord, de son bien matériel particulier, ensuite.
On doit prendre en compte ici l’influence de la Réforme : le salut de l’âme n’est pas l’affaire d’une Église instituée, avec à sa tête sa papauté, comme si celle-ci pouvait préfigurer la cité céleste, mais relève d’une relation personnelle du fidèle à Dieu. L’Église n’est là que pour aider le fidèle dans la consolidation de sa foi et de son espérance personnelle.
Mais dans le domaine politique aussi, c’est le bien privé de chacun qui devient le but de l’association des individus sous l’autorité d’un gouvernement.
Ainsi, selon Hobbes, la soumission à un État fort garantit la coexistence pacifique entre des individus qui, laissés à eux-mêmes, dans l’état de nature, n’ont que le désir d’accroître leur puissance au détriment d’autrui, comme l’illustrent les guerres de religion et la révolution anglaise. La peur de la mort et le désir de sécurité conduisent les individus à une telle soumission.
Du point de vue la pensée libérale, qui apparaît aussi au XVIIe siècle, avec Locke en particulier, la liberté individuelle constitue le début et la fin de la société. Qu’est-ce qui est commun aux hommes ? La liberté individuelle, liberté d’opinions et de croyances, dans le domaine spirituel, liberté de poursuivre ses intérêts privés, dans le domaine temporel.
Peut-on faire société avec des individus songeant chacun à son bien privé ? Selon Hobbes, oui, mais seulement grâce à l’autorité d’un État fort, nullement démocratique. Selon Rousseau, oui : dans le cadre d’une démocratie directe stricte. Public et commun pour l’un et l’autre ne font qu’une même chose… au service du privé ! Mais ni Hobbes, ni Rousseau ne sont vraiment des libéraux.
Pour un libéral, il y a une sphère de liberté à laquelle l’État n’est pas censé toucher, mais qu’il préserve : la liberté de pratiquer le culte, par exemple (pour Hobbes on pratique nécessairement la religion du souverain) ; la liberté d’association, la liberté d’entreprise… Il existe des communs privés (communautés associatives, communautés religieuses, communautés ethniques), à distance de la vie publique, ainsi aux États-Unis comme le montre Tocqueville. On peut alors distinguer trois sphères, le commun public, les communs de la société civile, le privé. L’idéal républicain en France, depuis la Révolution et son inspiration rousseauiste, a tendance à gommer l’espace intermédiaire des communs privés, à la différence des États-Unis.
De façon générale, le rôle de l’État, de la politique publique, pour un libéral, est de permettre une coexistence harmonieuse entre les libres poursuites par chacun de ses intérêts privés (individuels, voire communautaires), de sorte que la liberté des uns ne nuise pas à la liberté des autres.
« Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme » (art. 2 de la déclaration de l’homme et du citoyen de 1789).
Parmi ces « droits naturels de l’homme », il y a en particulier le droit de propriété, « inviolable et sacré » (art. 17 de la même déclaration).
C’est l’État, qui, à travers le droit et la garantie de l’exécution du droit, assure la préservation des droits individuels, et protège en particulier le droit de propriété. C’est aussi l’État qui définit le commun qui ne serait pas de l’ordre du privé : par exemple, l’École publique laïque, obligatoire, la santé publique, les transports publics, etc.
Malheureusement, l’évolution de la société capitaliste, avec ce qu’on appelle le néo-libéralisme, est telle que l’État finit par laisser le commun être l’affaire d’intérêts privés. Y compris ce qui nous est donné en commun, à savoir les ressources de la nature et du monde vivant. Mais si on regarde bien les choses, le mal est déjà dans la conception libérale originelle du droit de propriété.

2. De la propriété privée garantie par le public à l’encontre du bien commun, destructrice de la vie en commun.

La notion de droit de propriété n’est pas nouvelle, du moins en Occident, le droit romain statue en particulier sur les droits d’une personne sur ses biens (mais aussi sur d’autres personnes considérés comme des biens, à savoir les esclaves). Mais elle n’entre pas en conflit avec la notion de commun de la cité qui est prévalente. Son fondement est juridique, reconnu par la Cité.
Or la pensée moderne de la propriété va trouver, dans le cadre de la pensée libérale, un nouveau fondement, un fondement naturel : à savoir le travail. Je suis en droit de m’approprier des biens par mon travail. Concrètement cela signifie qu’une portion de terre que j’ai fructifiée, que j’ai transformée par mon travail, devient ma propriété : de commune qu’elle était elle devient mienne, et ce, naturellement, c’est-à-dire sans que j’ai besoin du consentement d’autrui, sans attendre l’autorisation d’un droit institué. Le droit de propriété est un droit naturel. C’est ce qu’explique John Locke :

Bien que la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes, chaque homme est cependant propriétaire de sa propre personne. Aucun autre que lui-même ne possède un droit sur elle. Le travail de son corps et l’ouvrage de ses mains, pouvons-nous dire, lui appartiennent en propre. Il mêle son travail à tout ce qu’il fait sortir de l’état dans lequel la nature l’avait mise, son travail lui ajoute quelque chose qui exclut le droit commun des autres hommes. Car ce travail étant indiscutablement la propriété de celui qui travaille, aucun autre homme que lui ne peut posséder de droit sur ce à quoi il est joint, du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité.
Celui qui se nourrit des glands qu’il ramasse sous un chêne, et des pommes qu’il cueille sur les arbres de la forêt se l’est certainement approprié. Personne ne peut nier que cette nourriture ne soit à lui. Je demande donc à quel moment elle devient sienne ? Quand il la digère ? Quand il la mange ? Quand il la fait cuire ? Quand il la rapporte chez lui ? Ou bien lorsqu’il l’a ramassée ? Il est évident que si le fait de ramasser ne suffit pas à la rendre sienne, rien d’autre ne le pourra. Ce travail a mis une distinction entre elle et les choses communes. C’est lui qui y a ajouté quelque chose de plus que ce que la nature, qui est la mère commune de tout, avait fait, par là elle relève désormais de son droit privé.

Si on regarde de près le texte, on rencontre des affirmations étranges. Alors que « la terre et toutes les créatures inférieures appartiennent en commun à tous les hommes », par le travail que je joins à ce que la nature me donne, celui d’une cueillette ou celui de la culture d’une terre, je fais de ce qui était au départ commun à tous mon bien propre, j’en deviens propriétaire. La raison en est, dit Locke, que je suis propriétaire de ma personne, et donc du travail de mon corps et de l’ouvrage de mes mains. Que signifie donc être propriétaire de sa personne ? Un animal qui ramasse un végétal ou qui tue un autre animal, et qui prive donc un autre animal d’une ressource commune de la nature, ne devient pas propriétaire du végétal ou de l’animal dont il se nourrit. Pourquoi ? Parce qu’il n’est pas une personne ? Parce qu’il n’a pas d’âme ? Parce qu’il ne travaille pas ?
Cette coupure entre l’homme et l’animal est problématique ; elle est propre à notre culture. Pour d’autres cultures que la culture occidentale, si les hommes occupent un territoire, ils le partagent avec d’autres espèces vivantes, ils ne le possèdent pas, pas plus que les autres espèces animales dont beaucoup délimitent aussi leurs territoires. En outre Locke précise : je peux naturellement m’approprier par mon travail des ressources et des biens « du moins là où ce qui est laissé en commun pour les autres est en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité » ! S’approprier des ressources, communes à tous au départ, ne doit pas aller jusqu’à ne rien laisser aux autres. Il y aurait donc une limite au droit naturel de propriété. Et c’est bien là que le bât blesse, toutes les espèces autres que l’espèce humaine, tout en privant les autres ce dont elles ont besoin, laisse ce qui a été donné en commun à tous les vivants « en quantité suffisante et d’aussi bonne qualité ».

 Justifier le principe de l’appropriation par le travail c’est ne lui donner aucune limite. Ce qui a des conséquences tant écologiques qu’humaines délétères, comme l’illustre la conduite des Occidentaux dans leur politique de colonisation, ainsi que le note David Graeber :

En Australie, en Nouvelle Zélande, en Afrique subsaharienne ou en Amérique, des milliers de peuples indigènes qui avaient le malheur de vivre sur des territoires convoités par des colonisateurs européens furent dépossédés de leurs terres, l’entreprise s’accompagnant généralement de viols, de tortures de meurtres de masse, jusqu’à l’éradication de civilisations entières. Il est important de comprendre le fondement juridique sur lequel reposait ce processus. Le principe sous-jacent était presque toujours ce que les juristes du XIXe siècle ont appelé « l’argument agricole ». L’appropriation coloniale des territoires commençait par ce constat général : les cueilleurs vivaient effectivement à l’état de nature, ce qui signifie qu’ils faisaient partie de la terre, mais ne pouvaient avoir aucune prétention légale à la posséder. Ensuite la dépossession était justifiée par l’idée que les occupants de ces terres ne les travaillaient pas réellement. Cette théorie puisait au Second traité du gouvernement civil de John Locke.

Légitimer la propriété par le travail revient en réalité à légitimer une appropriation par la force. On s’approprie ainsi des terres censées ne pas avoir été travaillées par ceux qui l’occupaient, et pourtant qu’ils cultivaient, qu’ils soignaient. Par exemple, contrairement à un préjugé répandu, la forêt amazonienne n’est pas une forêt primaire, mais le résultat d’un ouvrage ancestral des hommes. On sait aujourd’hui que l’Amazonie était autrefois, bien avant l’arrivée des Européens, fort peuplée, et largement urbanisée. On sait aussi que l’apparition de la notion de propriété n’est pas consécutive à l’invention de l’agriculture, et que bien des sociétés agricoles se sont développées sans l’idée d’un droit de propriété. En outre, les sociétés de cueilleurs-chasseurs en étant attentives à des rapports équilibrés avec les espèces animales dont elles se nourrissent, prennent soin de l’environnement vivant dont ils tirent toute sorte de ressources, au travers des représentations et des conduites symboliques témoignant d’un grand respect à son égard.
Si nous affirmons que nous revient ce qui est notre œuvre, et que nous appartient ce qui est le fruit de notre travail, alors l’ensemble de nature qui n’est pas notre œuvre, l’ensemble de la création, en termes bibliques, ne nous appartient pas. Peut-on jamais en particulier être propriétaire du vivant ? Peut-on même dire, à la manière de Locke, qu’on est propriétaire de sa personne et de son corps ? Nous sommes notre propre corps vivant, et comme tel mortel, nous n’avons pas un corps ; dire que nous avons un corps c’est suggérer que notre âme peut en disposer à sa guise, et en devenir maître. Tel est le dualisme propre à la culture occidentale qui oppose l’âme et le corps, depuis Platon. Peut-être est-il propre à la culture chrétienne aussi, mais celle-ci nous rappelle notre finitude
Ce dualisme est affirmé avec netteté par Descartes, quasiment à la même époque que Locke. Ce même Descartes qui annonce que les progrès récents de la physique et de la médecine vont nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». On retrouve dans cette célèbre formule l’idée lockienne de possession d’une nature maîtrisée. La nature est alors posée comme extérieure à l’homme ; on peut douter de l’existence du monde extérieur mais non de la sienne propre, dit Descartes dans ses Méditations Métaphysiques. Depuis Galilée on sait que la Terre n’est plus au centre du cosmos et tourne mécaniquement autour du soleil sans but. Le monde extérieur devient sans âme. L’homme conscient de lui-même et comme tel doué d’âme, fait alors face à un monde-objet, matériel inconscient de lui-même. Descartes réduit de ce fait le vivant à des objets inertes. Il n’y a pas de différence de nature entre un arbre et une montre, mais seulement une différence de degré (de complexité), affirme Descartes, et les animaux ne sont que des machines sans conscience. Cette appréhension mécaniste du vivant sera à bien des égards celle de la science moderne, avec ses application techniques possiblement mortifères.

 En quoi consiste cette vision mécaniste du vivant ? En quoi a-t-elle des incidences sur la question politique de la réalisation d’un bien commun ?
Mécanè en grec signifie machine. La nature est comparée, au XVIIe et XVIIIe siècle, à une machine froide, souvent à une horloge (songeons au dieu horloger de Voltaire). Quand on étudie un être vivant ou le corps humain on cherche à savoir comment ils fonctionnent, à le décomposer comme on démonte une machine Aujourd’hui c’est l’ordinateur qu’on prend pour modèle ; on parle ainsi de programme génétique. Or un outil ou une machine subit l’action de l’homme, un ordinateur exécute ses ordres. Ils n’ont pas de capacité d’action autonome, alors que le vivant a une puissance d’agir qui lui est propre, et qui fait que les êtres vivants interagissent entre eux au point de créer des écosystèmes, évolutifs et dynamiques. Ils interagissent avec ces autres vivants que sont les humains au point que leur disparition, causée par l’action de ces humains, se retourne contre ceux-ci.
En réduisant le vivant à une machine, l’homme se donne l’illusion de pouvoir le maîtriser de part en part, de le faire sien, comme si lui-même n’appartenait pas à ce monde vivant. Quand il construit une machine, il cherche à réduire au maximum la part de hasard dans l’agencement de ses pièces, à diminuer au maximum la part d’imprévisible, pour qu’elle puisse lui rendre au mieux les services qu’il attend d’elle. De même, dans notre effort de maîtrise du monde vivant, on cherche à réduire l’aléatoire qui y est à l’œuvre, par une manipulation des gênes permettant d’éliminer en amont des maladies génétiques, ce qui peut être une une bonne chose, mais aussi de mener des stratégies eugénistes, ce qui l’est moins. On cherche également à maîtriser le vivant à sa guise dans des politiques agricoles industrielles, pour le pire bien plus que pour le meilleur. Une part de contingence dans le vivant, à l’intérieur de processus rigoureusement nécessaires, est source d’inventivité et de créativité ; elle mériterait d’être davantage considérée.
Mesurons alors ce qui sépare notre culture occidentale, largement anthropocentrique, avec de nombreuses sociétés traditionnelles, où on agit aussi sur les choses en utilisant diverses techniques, mais en les appréhendant avec prudence, car on estime que ce sur quoi on agit n’est pas dépourvu d’une puissance d’agir en retour. Plus fondamentalement, dans les sociétés non occidentales, par exemple dans les sociétés marquées par l’influence du bouddhisme et de l’hindouisme, l’homme ne s’exclut pas du cosmos et son existence doit être harmonie avec le tout, ou dans les sociétés traditionnelles africaines, océaniennes, amérindiennes, l’homme cohabite la terre avec les animaux, les végétaux, les minéraux. Ce qu’exprime fort bien cet Amérindien, Alton Krénac, figure de proue actuelle dans le combat contre la déforestation amazonienne :

« Nous nous sommes éloignés de la terre, cet organisme dont nous faisons partie, et nous en sommes venus à penser qu’elle était une chose et nous, une autre : la terre et l’humanité. Mais je ne vois pas où il y aurait quelque chose qui ne serait pas nature. Tout est nature. Le cosmos est nature. Tout ce à quoi je peux penser est nature » (...)
« Quand nous disons que notre fleuve est sacré, généralement les gens disent : « C’est un peu leur folklore ». lorsque nous disons que la montagne nous indique qu’il va pleuvoir et que nous pouvons nous attendre à une journée prospère, à une bonne journée , ils disent : « Cela n’a pas de sens, une montagne ne dit rien ». Mais lorsque nous enlevons au fleuve, à la montagne, leur personnalité, lorsque nous leur enlevons leur sens, considérant qu’il s’agit d’attributs exclusifs des êtres humains, nous libérons les forces qui n’ont d’autre issue que de transformer ces lieux en déchets de l’activité industrielle et extractiviste. La séparation d’avec notre mère, la Terre, a pour effet sa disparition et que nous en devenions tous des orphelins

Alton Krenak en parlant de la Terre comme d’un organisme donne raison à l’hypothèse « Gaïa » de James Lovelock : la Terre, à laquelle est donné alors le nom de Gaïa, forme un écosystème géant avec une atmosphère en interaction avec le monde vivant à sa surface, l’atmosphère étant autant ce qui a rendu possible l’émergence du vivant sur la planète, que ce que le vivant a contribué à former. (J. Lovelock avait travaillé pour la Nasa sur la composition de l’atmosphère de Mars).

 Le principe d’une domination sans partage sur les non-humains vivant sur cette terre entraîne le principe d’une domination sans vergogne sur d’autres humains. L’illusion humaine de pouvoir totalement dominer la nature a nourri les idéologies progressistes, socialistes ou libérales, et plus que jamais l’idéologie néo-libérale actuelle. Or ces idéologies ont toutes contribué, dans les faits, à la formation de sociétés inégalitaires et à la division de l’humanité. La croyance au progrès, à l’origine occidentale s’est malheureusement mondialisée, au prix de la perte de nombreuses et précieuses cultures traditionnelles.
La vision mécaniste du vivant sert en effet des volontés de puissance, comme celles de l’agro-industrie (tels Monsanto et Bayer, encouragés par des programmes prétendument philanthropiques d’exportation d’OGM de Bill Gates). Le génie génétique, à l’œuvre tant dans la fabrication des pesticides que dans celle des OGM, est devenu une arme de destruction massive du vivant. Vandana Shiva, scientifique indienne, relie alors réflexion épistémologique et réflexion politique :

« la pensée mécanique enferme la causalité dans le carcan d’une relation de cause à effet linéaire et automatique, et de l’action limitée au contact. Dans le monde du vivant, toutefois, la causalité est systémique et les propriétés et comportements dépendent du contexte, du type de relation et de la complexité. C’est une causalité quadridimensionnelle qui régit les processus vivants intégrés et non séparables dans l’espace-temps »

L’utilisation des OGM fait ainsi totalement abstraction de ses effets sur l’environnement, comme s’il suffisait de combiner des données génétiques, tels des data numériques, pour pouvoir agir à sa guise sur le vivant, sans tenir compte du contexte microbiologique dans lequel des gênes se développent, et du contexte macrobiologique de leur utilisation.

S’affranchir de la pensée mécanique est aujourd’hui devenu un impératif écologique et politique. Le devoir de sollicitude, c’est-à-dire le courage de mettre un terme au mal causé par 1 % de la population à la planète et à ses habitants, fait partie désormais partie de la vie – dit Vandana Shiva.
Les Hopis dénomment powaqqatsi la destruction de tout ce qui soutient une société. Si les entreprises ont le dernier mot, le fragile tissu de la vie se déchirera, les espèces disparaîtront, les individus perdront toute liberté – que ce soit en matière de se semences, d’alimentation, de savoir ou de prise de décision - et les relations sociales seront rompues »

Lévi Strauss faisait déjà remarquer, dans un interview au Monde qui date de 1979, que le non respect du vivant entraînait le non respect d’autres êtres humains :

« (…) C’est, en quelque sorte, d’une seule et même foulée que l’homme a commencé par tracer la frontière de ses droits entre lui-même et les autres espèces vivantes, et s’est ensuite trouvé amené à reporter cette frontière au sein de l’espèce humaine, séparant certaines catégories reconnues seules véritablement humaines d’autres catégories qui subissent alors une dégradation conçue sur le même modèle qui servait à discriminer entre espèces vivantes humaines et non humaines. Véritable péché originel qui pousse l’humanité à l’autodestruction.
Le respect de l’homme par l’homme ne peut pas trouver son fondement dans certaines dignités particulières que l’humanité s’attribuerait en propre, car, alors, une fraction de l’humanité pourra toujours décider qu’elle incarne ces dignités de manière plus éminente que d’autres. Il faudrait plutôt poser au départ une sorte d’humilité principielle : l’homme, commençant par respecter toutes les formes de vie en dehors de la sienne, se mettrait à l’abri du risque de ne pas respecter boutes les formes de vie au sein de l’humanité même.(...) »

 Il n’est pas de bien commun envisageable dans une société humaine, hors du souci d’un bien commun aux humains et aux non humains. Revenons alors sur le sens du terme « commun ».
Nous avons vu que commun et public n’étaient pas synonymes. Aidons-nous ici d’une classification récente que nous devons à la politologue et économiste Elinor Ostrom (prix Nobel d’économie en 2009), à l’origine d’un réflexion politique nouvelle sur la notion de commun (sur laquelle s’est penché Jean-Marc Lamarre).
Si on prend en compte deux critères – dit-elle – à savoir :
1. - le caractère exclusif ou non de sa consommation : il y a par exemple, un usage exclusif de la pomme que je mange, et en revanche d’usage partagé d’un concert de musique ou d’une forêt
2. - le fait qu’il soit en accès libre ou non : il y a un accès libre illimité à l’air, par exemple,
et en revanche un accès imité à une piscine ;
alors il y aurait quatre types de biens
1 . - les biens privés : ceux dont la consommation est exclusive et l’accès est limité : exemple la pomme que j’ai achetée (la viande que j’ai achetée, la maison que je loue, etc.)
2. - les biens publics ceux dont l’usage est partagé et dont l’accès est libre : école laïque gratuite obligatoire
3. - les biens tribaux ceux dont la consommation n’est pas exclusive mais dont l’accès est limité (payant). Exemple un club d’échec, une école de danse
4 - les biens communs sont ceux dont la consommation est exclusive (l’eau dont j’ai besoin au quotidien, le bois ou le gaz dont je me chauffe) dont l’accès n’est pas limité.
Or nous assistons à une privatisation des communs : l’accès en devient limité, comme lorsqu’une entreprise maîtrise une ressource commune de la nature telle que l’eau (qu’elle capte, traite, transporte, distribue), et ce non au profit de tous mais au service d’intérêts privés. Associée à des logiques d’accaparement égoïste la capture de l’eau peut servir un État au détriment d’un autre (d’où la guerre de l’eau au Proche-Orient, par exemple) ; associée à des logiques de prédation, au service des intérêts d’une agriculture intensive ou d’un élevage industriel, ou d’entreprises d’extractions minières, très demandeuses en eau, elle aboutit à un épuisement des ressources en eau, comme l’ont montré Marie-Noëlle et Jean-Luc Duchesne.
Prenons un autre exemple, celui de la pêche industrielle, aux mains d’entreprises privées en quête de profit, prisonnières d’une concurrence effrénée qui aboutit, si elle se poursuit, à la disparition de la totalité des poissons comestibles de nos océans d’ici 2050.
Que les ressources en eau ou en poisson soient communes, de fait, et qu’elles aient été privatisées, implique que le commun reste à préserver et à garantir, dès lors que l’homme dans l’accaparement de ces ressources ne se donne pas de limites. Ces limites a priori devraient être déterminées par une politique publique. Malheureusement les politiques publiques, non seulement en Occident, mais aussi en Chine, en Inde, et ailleurs, du fait de la mondialisation du capitalisme, servent une oligarchie à la fois économique et politique, c’est-à-dire les intérêts privés de castes dominantes, tant locales que mondiales. Que ce soit au nom du principe libéral de préserver des libertés individuelles, ou que ce soit au nom de principes collectivistes prétendument marxistes, les États encouragent les uns à priver les autres de ce que la nature vivante a laissé en commun à tous les habitants de cette planète, humains et non humains. Comment préserver ce commun ?
Gaël Giraud remarquant, à propos de la pêche industrielle, que tout le monde devrait avoir le droit de vivre des poissons qui peuplent les océans de la planète, pose cette question judicieuse :

Est-ce cette destination universelle du bien qui en fait un commun ou bien le fait qu’il soit de facto compliqué d’en limiter l’accès ? Plus généralement le fait qu’un bien soit commun est-il une donnée qui relèverait d’une essence à découvrir, ou demande-t-il à être construit ? Et en tout état de cause, qui en décide ou qui y consent ?

Conclusion

Il ne suffit pas en effet de se contenter d’affirmer que la nature, ou que la création, nous a offert des ressources communes dont nous pouvons et devons tirer profit, sans nous en rendre seigneurs et maîtres au point de les épuiser, pour définir une politique au service du bien commun, comme s’il y avait une essence donnée du commun. Nous devons définir en commun une organisation de la société qui prenne en compte et sache évaluer les besoins des vivants non-humains, avec qui nous habitons la terre commune, et qui détermine les règles dans la façon d’en tirer des ressources.
C’est ce qu’expérimentent de manière très locale et encore très marginale des communautés soucieuses de s’organiser collectivement, en marge de la puissance étatique, pour définir une politique énergétique ou une politique agricole commune, par exemple, un tant soit peu autarcique. De nombreux exemples sont déjà donnés dans le documentaire Demain (de 2015), entre autres. Voici l’enseignement que l’anthropologue Philippe Descola tire de son observation de la Zad de Notre-Dame-des-Landes :

« Pour autant de ce que j’ai compris ce qui se passe à Notre-Dame-des -Landes, les occupants de la Zad n’exploitent pas un territoire dont ils espèrent à devenir propriétaires, ils accompagnent par leur présence un milieu de vie qui a accepté leur présence. Autrement dit, le fondement moral et politique de l’occupation de ce territoire me paraît être le fait que les humains y consentent à leur dépendance vis à vis de lui, non pas une simple dépendance matérielle et conjoncturelle, mais une dépendance ontologique, fondée sur la conscience que leur existence comme collectif est en partie la résultante du milieu qui les a adoptés. Comment s’assurer de ce consentement ? Comment donner une expression politique à des non-humains qui n’ont pas la faculté de se réunir en assemblée pour participer à la délibération sur le bien commun ? La solution adoptée à Notre-Dame-des-Landes consiste notamment, par-delà les assemblées ouvertes à tous les humains présents sur le site, à débattre des affaires communes dans le cadre de « filières » représentant différents types d’associations avec des non-humains : la culture des plantes, l’élevage, la gestion de la forêt, les haies, etc. Les intérêts propres du sarrasin, des brebis, des futaies, s’accommodent ainsi par l’intermédiaire de celles et de ceux qui ont la charge de les entretenir et qui doivent trouver des terrains d’entente pour que les non-humains dont ils sont, en quelque sorte, les mandataires informels, puissent faire valoir leur point de vue »

Nous voilà ramenés, d’abord, à une conception anarchique de la société, au sens où le bien commun est défini en commun par une population, sur un territoire délimité, de manière démocratique, et ce dans des assemblées publiques, sans devenir dépendant du bon vouloir et de la puissance d’un État qui sert généralement les intérêts de ceux qui le dirigent.
Mais une dimension nouvelle est introduite : la prise en compte dans les assemblées publiques des intérêts des vivants avec lesquels un territoire est partagé, ce qui nous renvoie à la façon dont les cultures traditionnelles ménagent l’environnement dont elles tirent leurs ressources.
Voilà qui consiste, pourra-t-on aisément objecter, à défendre des visions bien utopiques, et apparemment irréalisables, quand les États et les intérêts capitalistes mondiaux sont tout puissants. Pourtant la crise écologique, l’effondrement de la bio-diversité et le réchauffement climatique nous obligent nécessairement à une réforme culturelle profonde, ramenant l’homme au sein de la nature et de son habitat, lui rappelant sa finitude, sans laquelle il n’y a pas de réforme politique radicale conduisant à une vision nouvelle de l’organisation de la société, à l’abandon de la conviction qu’elle ne peut se passer de la puissance d’un État, qu’il s’affirme libéral ou qu’il soit clairement illibéral, à moins qu’on ne parvienne à obliger un pouvoir central à être à l’écoute de délibérations et de décisions prises en commun localement, dans un contexte environnemental précis.
On dira alors que le commun et le public se rejoignent à nouveau. À cette différence près que le commun s’étend alors au-delà de la sphère de la cité ou de la « commune », et que les vivants non-humains sont pris en considération dans les délibérations publiques, et y participent d’une certaine façon, même si c’est très indirectement.
Et sans doute le public doit-il préserver un espace privé, pour ne pas tomber dans la folie d’un communisme à la Platon, ou de celle, plus récente, d’un régime à la Pol Pot au Cambodge. Mais si famille il y a, si propriété il y a, celle-ci ne saurait en rien s’étendre à ce qui est précisément commun, c’est-à-dire aux ressources communes à tous les êtres vivants. Autrement dit la notion de propriété doit être nécessairement redéfinie et autrement pensée qu’elle ne l’a été dans l’horizon de l’idéologie libérale, étant entendu qu’on ne saurait être jamais propriétaire du vivant, lequel n’est pas un bien.
Quoi qu’il en soit, il y va aujourd’hui de l’avenir de l’humanité, de ses conditions de vie à venir sur la planète. Or il nous faut bien reconnaître que les forces d’en bas, si l’on peut dire, celles de populations locales, habitant un territoire déterminé, avec ses spécificités écologiques, prenant localement leur destin en mains, sont du côté de la vie, quand les forces d’en haut, celles des élites politico-économiques imposant leur domination sur l’ensemble de la planète, sont du côté de la mort.
On en voudrait pour preuve ce que remarque le biologiste Jacques Testart, biologiste (pionner dans le domaine de la PMA, mais fort perplexe sur l’avenir des bio-technologies, auxquelles le pouvoir politique ne sait pas donner de limites), à propos du principe d’assemblées ou de conférences citoyennes, dont les membres sont tirés au sort, et instruits au départ par des experts sur des questions délicates, souvent de nature techno-scientifique, mais aux conséquences socio-politiques éventuellement nuisibles :

Il se trouve que les avis élaborés par les conférences de citoyens confortent le plus souvent les arguments de ceux qui recherchent le bien commun, comme y prétendent de nombreuses associations. (…) Il n’était pas écrit d’avance que de telles procédures valoriseraient la précaution et le respect des droits humains plutôt que l’exacerbation de pulsions égoïstes et xénophobes, qu’elles poseraient la prudence et la sobriété comme prioritaires par rapport à la compétition et au productivisme. On constate que les options citoyennes issues de ces procédures recoupent de nombreuses revendications formulées par les associations, mais aucune des exigences de multinationales. Comment ne pas voir que, le plus souvent , les citoyens se distinguent des choix opérés par les industriels et les marchands, voire par des élus qui sont chargés de représenter la population ? Car, ce sont bien ces procédures qui refusèrent, au moins en l’état où elles étaient proposées, les pratiques suivantes : l’ensemencement du territoire avec les plantes transgéniques, associé à la culpabilisation de celui qui introduirait des OGM dans la nature ou sur le marché (...) (1998) ; la croissance des consommations d’énergie, refus associé à un mécanisme de sanction pour l’émission de gaz à effet de serre, à la taxation des transports aériens (...) ; l’enfouissement immédiat des déchets nucléaires, avec l’exigence de compléments scientifiques avant toute décision (2014). Ces procédures ont aussi demandé la création d’une instance spécifique de surveillance et d’évaluation des nanotechnologies (2006) : la réduction des ondes électromagnétiques, au prix d’entraves à l’usage du téléphone portable ( 2009) : la limitation du diagnostic préimplantatoire à la détection d’une seule pathologie par couple (2009)
(…) Dans ces procédures, les citoyens agissent à la fois comme parents, enfants, citoyens du monde, toutes préoccupations que les experts évitent pour ne pas perdre leur qualité d’expert d’un pan étroit de connaissance. C’est dire que la convention de citoyens n’est pas seulement une réponse circonstancielle à une question particulière, elle correspond potentiellement à un nouveau mode de gouvernement.

Redonner la parole aux peuples que les puissants de ce monde conduisent à la catastrophe, à un biocide généralisé, lors de procédures à réinventer, mais dont les assemblées citoyennes déjà bien expérimentées nous donnent une idée, voilà ce qui peut aujourd’hui servir le bien commun – le terme bien n’ayant alors aucune connotation matérielle. Certes, cela requiert une inversion des rapports de force qui ne pourra pas se faire sans douleur.


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