La Lettonie est un pays où, en cette saison hivernale, la lumière est rare et la nuit plus longue que le jour. Les Lettons, comme tous les habitants des pays nordiques, aiment d’autant plus la lumière. J’ai vu en Suède en plein été, des bougies posées sur les fenêtres, comme des scintillements, des lumignons réconfortants, donnant à la ville, aux espaces habités, une sorte d’âme, un visage rassurant de vie et d’humanité.
Les frères et sœurs lettons ont choisi une portion du chapitre 5 de l’Évangile de Matthieu comme cadre de notre méditation de ce soir. C’est le texte que nous avons entendu, qui va du verset 11 au verset 16 de ce chapitre. Mais, que peut-on comprendre à ce passage s’il est soustrait, détaché, du mouvement et de la vérité de toutes les Béatitudes ? Ce mouvement et sa vérité c’est l’enthousiasme de la joie, c’est l’explosion joyeuse, qui fait craquer les assises de toutes les ténèbres, de toutes les peurs, de tous les découragements, de toutes les tristesses.
Face à la terre affadie par tellement de spoliations, d’injustices, de désolation, de désespoirs ; pouvoir entendre : « Vous êtes le sel de la terre… », cela fait du bien…Cela fait du bien parce que cela nous rappelle que la terre a un goût, malgré tout. Ce qui signifie que notre lucidité face aux situations difficiles ne doit ni justifier ni dissimuler un pessimisme qu’alimente la sinistrose ambiante.
Il n’y aurait sur la planète qu’une personne juste, une seule, même alors la terre aurait encore du goût. Un seul grain de sel, comme une seule graine de moutardier, peut avoir des effets, produire de la différence, si imperceptible soit-elle. Nous découvririons, ainsi, sans triomphalisme, que le ver pourrait être déjà dans le fruit, celui des forces négatives.
Oui, gardons-nous de toute fascination devant le mal. Cela conduit à une maladie spirituelle connue depuis l’antiquité chrétienne sous le nom d’acédie. C’est le fameux péché de dégoût.
Tristement, l’on se délecte de la démotivation, l’on se plaint et se plait tout en même temps d’une vie affadie, paralysée. On ne nous demande pas d’être la plénitude de sel. D’être à tout moment du sel en abondance ; de mettre du sel partout et en quantité. Regardez quand l’eau de mer remonte dans les cours d’eau douce, quelle menace et quels dégâts pour la faune et la flore riveraine ?… Les poissons de mer eux-mêmes, qui vivent dans cet univers extrêmement salin, sont-ils des concentrés de sodium ?
On nous demande d’être simplement des grains de sel, comme j’ai entendu parler d’une vielle coutume en Seine et Marne où j’ai vécu : en même temps que du bon fumier, les paysans rependaient un peu de sel pour fertiliser les champs, avant l’ensemencement de la terre. Peu importe l’efficacité chimique de ce sel, cette pratique montrait que l’on prenait soin des champs, que l’on pariait sur leur récolte. On ne désespérait pas son travail. C’est cela, être du sel pour son champ ; et de la même manière, les Béatitudes nous appellent à être du sel pour la terre.
« Vous êtes la lumière du monde… » :
Devant ce monde si assombri par tant d’horreurs, par tant de cruautés, pouvoir entendre cela : quel grand réconfort ! Mais ici aussi, on ne nous demande pas d’être des étoiles ou des soleils, à nous tout seul, d’être une débauche de rayonnement. Cela aveuglerait les autres et nous empêcherait nous-mêmes de voir.
C’est pour cette raison que les Béatitudes nous sont destinées. Au lieu d’être notre performance, ce sont elles qui nous rejoignent, telle une gorgée de lumière. L’enthousiasme des Béatitudes traduit la joie de Jésus, et Jésus voit plus loin, plus profondément, que toutes nos nuits. Ce qu’il éclaire, il le proclame, il le clame, afin de nous permettre de voir à notre tour ce qu’il voit lui-même ; afin que nous sachions enfin comment nous sommes vus de Dieu ; comment le monde est regardé et précieusement gardé par Dieu ! C’est le jaillissement d’une connaissance, et c’est, pour être plus claire, une révélation qui libère de la reconnaissance ; elle qui nous relève et nous met en route !
Les Béatitudes sont des trouées de lumière, des échappées d’une clarté qui recadre nos jours et nos vues enténébrés par un réel trop réel, toujours menacé par le vide.
L’enthousiasme provocateur des Béatitudes, c’est l’audace d’ouvrir les yeux sur soi, sur les autres, sur le monde, pour espérer connaître enfin comme nous sommes connus de Dieu, pour voir les autres et le monde comme ils sont aimés de Dieu, transfigurés dans la lumière, c’est-à-dire, dans le cœur de Dieu !
Que nos regards soient lavés à la sueur ou aux larmes des Béatitudes, qu’importe : nous n’avançons pas sur cette terre bardés de lois, lestés de prescriptions religieuses intraitables ou méritantes.
Les Béatitudes ne sont pas des œuvres ; et même si le Seigneur les a prononcées du haut d’une « montagne » à la manière de Moïse, les Béatitudes sont et demeurent des bénédictions. Elles ne se proposent pas d’abord à notre compréhension ; elles sont là pour être célébrées.
Les Béatitudes ne pourraient être notre œuvre ; elles ne visent pas une sainteté, pour nous rendre « exemplaires. » Elles ne sont donc nullement une étape dans la perfection morale ou spirituelle d’une personne.
Elles se suffisent à elles-mêmes et s’offrent à nous comme un cadeau mystérieux, car c’est dans l’après-coup, seulement dans l’après-coup, que l’on comprend ce qu’elles nous font ; ce qu’elles font de toute chose dont elles assurent et la consistance et la saveur ; toute chose qu’elles inondent de leur lumière créatrice et qu’elles métamorphosent en clarté.
Les Béatitudes sont, je le redis, un relèvement de regard. Elles nous font naître d’en-haut. Le Dieu de Jésus-Christ ne fait pas que prononcer sur nous ces bénédictions ; Il veut être ultimement notre seule et unique Béatitude !
C’est Lui qui nous épargne de devenir des statues de sel. C’est lui qui nous interdit de convoiter une lumière trop vive, trop intense, qui ne pourrait qu’irradier les autres, au lieu de les éclairer, de les aimer malgré leur méfiance ou leur hostilité.
C’est pourquoi, dans toutes les nuits de privations, de lutte et de peine ; dans toutes les nuits de souffrance et de prière, tout bourgeonnement de clarté fait reculer discrètement le pessimisme et ses aises ; Tout bourgeonnement de clarté fait mentir ce nihilisme à la mode, y compris dans nos Eglises, où semblent disparaître des formes simples de compassion et d’amitié fraternelle.
Si Dieu est notre Béatitude ; s’Il est notre sel ; alors nous sommes une dose de cette saveur de Dieu pour la terre. S’il est vrai que Dieu est notre Lumière, alors nous sommes un rayon de sa clarté sur nos propres ténèbres et celles du monde.
Voici les pauvres et les humiliés ; ces visages trop en souffrance pour laisser transparaitre leur souffrance ; voici des gens de bien que l’on méconnait ou méprise ; et avec eux ceux qui œuvrent pour la justice, la miséricorde et l’entente entre les hommes. Dans l’anonymat, incognito, comme Dieu. Tous ces gens sont des « Béatitudes ». Demandent-ils quelque chose reconnaissance ? Rien. Ils ne revendiquent rien pour eux-mêmes. Ils seraient abasourdis d’apprendre qu’ils sont des « Béatitudes ». Car il est vrai, Dieu seul est leur « Béatitude. »
Ce sont de gens qui n’ont rien ou presque rien ; qui n’ont plus rien, ou presque, mais qui savent rendre grâce… !
Après le sel et la lumière, il y a une autre image de béatitude, difficile à évoquer dans notre contexte compliqué de laïcité en France.
Vous êtes « une ville située au sommet d’une montagne »…
Cette évocation fait penser à Sion, à Jérusalem et à son temple. Mais que ce soit chez le prophète Esaïe (chap. 60) ou dans l’Apocalypse (chap. 21), la ville remarquable, la ville sainte, est une réalité eschatologique. Elle est l’irruption de ce que Dieu donne à la fin des temps, à l’accomplissement de sa promesse.
La ville située sur la montagne n’est pas l’œuvre des hommes. Toute citadelle qui se dresse et s’impose d’elle-même, telle un massif dominant, n’est que fantasme humain. C’est une citadelle de l’ostentation, une gigantesque démesure érigée en monument.
Ce n’est pas la « ville située par Dieu sur une montagne », mais la convoitise d’un pouvoir, la démonstration d’une puissance allant de la terre vers le ciel. Cette ambition est à la fois symbolique et architecturale ; elle se trouve en bonne place parmi les mythes fondateurs de la Bible : c’est Babel. La Béatitude de la ville située sur la montagne est à l’opposé du syndrome de Babel.
La Béatitude de la ville est ce qui sauve toute Eglise et toute société religieuse du naufrage théocratique. Et quand les voix s’élèvent pour être simplement audibles parmi d’autres voix dans la cité, ce n’est jamais pour s’organiser, pour prendre le dessus et tenir ainsi une position dominante sur l’ensemble de la société.
Que de la profondeur de l’abîme cette voix rejoigne le monde, comme c’est le cas en ce moment du génocide des chrétiens ou d’autres croyants par les djihadistes de tous bords, ou que, sous forme de mots, cette voix soit sur les enseignes des gratte-ciel en Corée du sud ou aux Etats unis d’Amérique :
Ce n’est pas la métaphore de l’élévation qu’il faut voir, mais le Dieu qui élève.
Le Dieu qui se tient là, présent, vivant, non pas d’abord dans les cœurs des hommes, mais au centre du monde.
La Béatitude de la ville située sur la montagne n’est pas l’apologie d’un « dieu », au-dessus de tout, dominant toute chose. Notre Dieu n’est pas tout, Il est tout autre.
S’il est vrai qu’Il est là, vivant, présent, alors notre vocation, comme le notait Abdenour Bidar, est de « donner à chaque être humain les moyens de cultiver sa propre part d’infini. »
Personne ne saurait définir à la place d’un autre sa « part d’infini ».
Il ne s’agit pas non plus d’une "spiritualité » un peu vague, née d’une hybridation de l’idéologie et de la religion. L’enjeu véritable c’est, d’une part « l’aspiration personnelle à nous accomplir au sommet de nos possibilités, de l’autre l’aspiration collective à axer l’ordre social sur la possibilité offerte à tous d’entreprendre cette quête spirituelle. » C’est pourquoi, une culture qui ne laisse pas Dieu être Dieu ne pourrait que difficilement laisser l’homme être pleinement humain. En reflétant la réalité de Dieu dans sa présence au monde, nous devenons ainsi nous-mêmes « une ville située sur la montagne » !
« Sel de la terre », « ville située sur une haute montagne », « lumière du monde » : ces images ne parlent pas de nous, de la religion ou de l’Eglise, mais de Dieu. Affirmer cela n’est nullement attentatoire à la laïcité ; on n’y trouverait même pas de la méfiance envers elle.
L’Evangile des Béatitudes n’est ni une théologie agressivement affirmative () ni une prédication intimidée, honteusement ou humblement négative (), mais un don à célébrer.
L’année prochaine, les jeunes lettons et leurs Eglises vont accueillir le rassemblement de Taizé. Une occasion magnifique de rappeler le rassemblement de cette année qui a porté sur le thème de la paix. D’une manière ou d’une autre, la béatitude de la paix, celle qui parle des artisans de paix, reste au cœur de toutes les autres.
L’enracinement du sentiment d’insécurité en France, ici en région parisienne particulièrement, fait accroire aux lumières ténébreuses, à l’imposture des certains sels, qui ne sont en vérité que des sels d’acide.
Si nous confessons et célébrons les Béatitudes du Christ et non celles du monde, celles des idéologues et des démagogues, alors nous devons être capables de rejeter certaines attitudes, certains propos, qui ont cours y compris dans nos Eglises. Le choix n’est pas entre le racisme courtois, le paternalisme souriant ou l’indifférence de mépris ; le choix n’est pas entre le prochain et le lointain, mais en faveur du Dieu qui fait vivre et qui nous donne de vivre ensemble. C’est une grâce, même si quelquefois nous avons l’impression qu’elle coûte. Mais n’est-ce pas également tout le défi de l’œcuménisme ?
Si nous confessons et célébrons les Béatitudes, alors nous sommes portés et porteurs d’une belle attitude : une attitude de lumière. Une belle attitude et juste, qui clarifie les situations. Car c’est Dieu lui-même, le Dieu de Jésus-Christ, qui est et reste notre BÉATITUDE.
Amen