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Face à la montée du Front National

lundi 23 juin 2014, par :

Face à la montée du Front National, la première chose que je dirai c’est que de toute façon il ne s’agit que d’une bulle sans consistance politique : arrivée éventuellement au pouvoir par le jeu d’une démocratie malade, elle se dissiperait assez rapidement tellement elle est pleine de contradictions. Je refuse que nous vivions sans cesse les yeux rivés au rétroviseur des malheurs du passé : la survigilance à l’égard de ces derniers empêche de voir ceux qui viennent, et sont déjà là ; pire, elle les provoque.

Le Front National joue sur la peur. Il n’y a aucune crainte à avoir de ce parti. Comme toute hantise d’un mal passé, il est un symptôme-écran. Ecran, au sens où je pense qu’il est là pour nous masquer nos vrais problèmes, pour nous faire parler et nous distraire de nos responsabilités véritables, de nos urgences.

Comme beaucoup j’ai abordé successivement ce phénomène sous divers profils dont je voudrais ici rassembler les esquisses, en une variation autour de notre thème.

Dans un article publié par le Monde diplomatique en mars 1985, j’écrivais que la vie politique était écrasée entre deux forces apolitiques, c’est-à-dire politiquement irrationnelles et refusant de jouer le jeu d’une rationalité proprement politique : les technocrates d’un côté qui neutralisent toute interrogation sur les finalités partagées et réduisent le politique à des questions de gestion et d’ingénieurs (c’est la maladie congénitale de l’Europe), et de l’autre les démagogues qui réduisent le politique à des clientèles particulières et refusent de considérer les totalités systémiques (ce sont les maladies nationales de nombreuses sociétés).

En avril 1992, dans Libération, j’ai proposé une autre interprétation : le Front National s’est rendu maître de la problématique, il a mis la main sur le gouvernail de la « question dominante » (identitaire-sécuritaire), et les autres partis ont beau se débattre ils sont mesurés aux réponses qui lui sont apportées. Seules les questions durables de l’écologie politique, nous retournant vers les enjeux planétaires qui viennent, me semblait alors d’échelle à déplacer le champ entier du politique pour le placer sous l’ombre d’une autre question. C’est d’ailleurs bien l’idée d’éboulement que je défendais dans le journal Réforme en 2003 et encore dans Esprit en mai 2007, qu’il n’y a pas de solution aux problèmes mais qu’heureusement ils sont remplacés, par simple effet d’éboulement, par des problèmes plus urgents.

En 2005, pour une publication protestante alsacienne, j’ai proposé encore une autre approche : le Front National a ramassé une fonction méta-politique qui n’était plus assumée par les Eglises ni les arts, la fonction de la scène tragique qui rappelle, face au discours politique, la finitude, la mortalité, la fragilité des corps. Il y a en France un perpétuel deuil du corps royal, dont sont coupables ces étrangers de l’intérieur qui refusent la communion sacrée — rebaptisée « laïque ». J’ajouterais aujourd’hui, après l’affaire Dieudonné, que ce n’est pas seulement la délicate frontière qui sépare le tragique et le politique que le FN a pris en otage, mais celle entre le comique et le politique. Et bientôt l’épique. Cet art de tenir les frontières du discours politique, voilà sa force.

En 2007, lors d’un colloque à Istanbul sur la démocratie, il m’a paru utile de faire voir que nos sociétés ouvertes, et sans cesse sommées de s’ouvrir davantage, passé un certain seuil, développaient sous diverses formes une réaction inverse de clôture. Ce paradoxe civilisationnel, dû à l’accélération des échanges, comme l’avait anticipé Levi-Strauss, et au nihilisme qui renonce à avoir un soi pour rencontrer un autre que soi, comme l’avait à la même époque pointé Ricœur, détermine une profonde mutation du lien social et même de la forme de nos villes et quartiers. Du coup l’ultra-libéralisme économique s’allie très volontiers à des régimes de plus en plus musclés. De toute façon la sécurité a pris la tête de la syntaxe « politique », elle passe avant la liberté et toute autre valeur. Et les murs s’élèvent pour séparer les « mondes ».

En rassemblant ces quatre esquisses (il y en aurait encore une ou deux autres, mais cela suffit ici) je ne veux surtout pas exprimer quelque chose comme un « je l’avais bien dit ». Je sais la fugacité des paroles. La force du FN c’est d’en avoir choisi une seule et de la marteler, sans cesse, la faire ruminer à tout le monde.

Que faudrait-il dire en faire, face à ce flux qui revient depuis plus de 30 ans occuper le devant de la scène « politique » française ?

1/ Glisser une dialectique plus fine de la clôture et de l’ouverture dans toutes les sphères de la vie commune : s’il n’y a aucune clôture des espaces économiques, le besoin de clôture et de protection se concentre dans les sphères religieuses et politiques. C’est là d’abord la tâche du monde économique.
2/ Respecter les limites entre les genres de langage, et donner toute sa place à la fonction métapolitique en bordure du discours politique. C’est là d’abord la tâche du monde médiatique.
3/ Sortir du jeu pervers qui fait la bascule du politique entre l’expert sérieux (le professionnel qui ne croit plus en rien) et le militant motivé (le témoin qui pense détenir la vérité tout seul), et faire place à un jeu de langage plus « politique », qui suppose d’accepter que personne n’a raison tout seul, mais que l’on doit faire avec nos adversaires. C’est là d’abord la tâche du monde politique.
4/ Déplacer la question et placer en tête de notre agenda politique les vraies vulnérabilités collectives, qui sont systémiques, planétaires, et ne plus laisser croire que les questions « écologiques » soient des questions luxueuses pour plus tard. C’est la tâche de tous.

O.Abel
21 juin 2014


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