Monothéisme, idolâtrie, politique et propagande chez le prophète Ésaïe
Technique, idolâtrie, politique et propagande, tous ces thèmes chers à Jacques Ellul se retrouvent à l’état naissant dans le livre du prophète Ésaïe. La longue maturation idéologique d’où émerge le monothéisme y donne lieu à une propagande délibérée en faveur du nouvel empire Perse dans lequel Ésaïe discerne, non sans raison, un allié potentiel. Le chapitre 44 mérite une attention toute particulière parce qu’il associe l’idolâtrie avec les techniques qui concourent à la fabrication de l’idole.
Ésaïe indique clairement le contexte de sa prophétie : il s’agit de la chute de l’empire Babylonien et de l’avènement de l’empire Perse. Le monothéisme radical d’Ésaïe est la clef de lecture au moyen de laquelle il interprète cette révolution géopolitique majeure comme un revirement d’attitude de la divinité, plus précisément comme un spectaculaire retour en grâce du peuple juif.
Parce que le monothéisme dont il se réclame suppose l’abandon des pratiques idolâtres, Esaïe se livre à une dénonciation du paganisme dans laquelle il associe l’idolâtrie à l’art du forgeron, autrement dit à la technique à l’état naissant. La très grande richesse de détails quant aux techniques qui concourent à la fabrication de l’idole va au-delà de la simple caricature. Elle soutient la reprise du thème du retour en grâce : « Je t’ai façonné —> je te rachète ». Ésaïe compare les tribulations qu’a subies son peuple au processus technique par lequel le forgeron fait sortir du minerai brut l’outil, l’idole ou l’œuvre d’art. Cette métaphore technique illustre parfaitement le monothéisme d’Ésaïe : son dieu n’est plus un dieu parmi d’autres, il est le forgeron de l’Histoire.
Cette affirmation de la puissance, de l’unicité et de l’universalité de la divinité introduit l’élément le plus surprenant de la prophétie, à savoir son incarnation dans l’ordre du politique : « Je dis de Cyrus : c’est mon Berger » ; (44,1) suivi immédiatement de « Ainsi parle le Seigneur à son messie, à Cyrus que je tiens par sa main droite… » Désigner un conquérant étranger au peuple juif comme le successeur du déjà mythique roi David est un coup d’audacieuse propagande. Il s’agit de transformer en victoire – celle du dieu universel et unique - la défaite d’un dieu particulier vaincu autrefois par les dieux de Babylone. Ce coup de génie idéologique fait porter aux élites juives toute la responsabilité des erreurs politiques, sociales, économiques et stratégiques qui ont conduit à la défaite. Ésaïe élève ce dieu au rang de divinité unique et toute puissante pour le rendre capable d’un spectaculaire retour en grâce. La divinité, non seulement pardonne, mais élève à son tour le peuple qu’elle a forgé au rang de peuple élu, chargé d’une vocation sacerdotale universelle. Il va de soi que la mise en avant de cette vocation sacerdotale est aussi une offre de service au nouveau détenteur de l’autorité politique qui y répondra en partie par le financement de la reconstruction du temple de Jérusalem.
Monothéisme, élitisme et émancipation
Faute de documents, les historiens sont partagés quant à la nature du syncrétisme au moyen duquel la dynastie Achéménide tente d’asseoir sa domination, non seulement sur des bases militaires, mais aussi et surtout sur des bases idéologiques et religieuses. Certaines sources nous les présentent comme plutôt intransigeants, d’autres parlent au contraire de tolérance. L’hypothèse la plus probable et communément admise en ce qui concerne la dynastie Achéménide parle d’un monothéisme tolérant destiné à fédérer les élites des différents peuples qu’on souhaite agréger à l’Empire. Les pratiques religieuses traditionnelles sont tolérées et assimilées dans la mesure où elles ne mettent pas en danger la cohésion de l’empire et contribuent à leur soumission. l’Ancien Testament conserve des traces de la représentation de Dieu trônant au milieu d’une assemblée de dieux et sa nomination très fréquente au pluriel – Elohim – laisse entendre qu’il pourrait être aussi tous les dieux à la fois.
Que ce soit dans ses versions intransigeante ou tolérante, le monothéisme se traduit par un mépris profond pour le polythéisme, associé au paganisme, c’est-à-dire à la religion du paysan (paganus), et à l’idolâtrie qui l’accompagne. Mais monothéisme intransigeant et tolérant se rejoignent en ceci que pour l’un comme pour l’autre, l’idolâtrie est synonyme d’asservissement. Le monothéisme tolérant l’utilise comme une technique d’assujettissement des peuples : vos dieux sont soumis à notre Dieu. Le monothéisme intransigeant d’Ésaïe refuse cette possibilité à un peuple à qui Dieu donne pour vocation d’être, en son nom, l’élite des nations. La condition du retour à la liberté, c’est de s’interdire toute idolâtrie. Le projet anti-idolâtre dont témoigne Ésaïe est celui de l’émancipation d’un peuple en vue de son accès à l’élite. Il débouchera avec le christianisme sur un projet d’émancipation des peuples en faisant de l’idolâtrie le modèle de la servitude volontaire.
Un monothéisme technicien
Cette servitude volontaire est-elle pour autant imputable à la technique ? Tel qu’il s’exprime chez Ésaïe, l’argument anti-idolâtre est simple : l’idolâtre s’agenouille devant l’œuvre de ses propres mains. Cela signifie-t-il pour autant que ces œuvres soient méprisables ?
Ésaïe ne se contente cependant pas de la simple énonciation de l’argument : il décrit avec beaucoup de détail les techniques et les arts au moyen desquels on forge l’idole. L’ironie du propos cache une profonde admiration à l’égard du génie créateur du genre humain dont l’idole est le produit. Ésaïe interroge le rapport qu’entretiennent technique et idolâtrie : comment une humanité capable de telles prouesses peut-elle au bout du compte les faire concourir à son propre asservissement ? Comment l’idolâtre peut-il retourner contre lui-même se propres capacités créatrices ? Puisqu’il s’y est engagé lui-même, comment peut-il échapper à la pente fatale de l’auto-asservissement ?
Si Ésaïe méprisait le génie technique du forgeron, il ne décrirait pas la divinité comme le forgeron de l’Histoire. Chez lui, le même vocabulaire technique et artistique sert à décrire la fabrication de l’idole et la re-création de son peuple par la divinité : « je t’ai formé … je t’ai façonné ». La créativité humaine qui concoure à la fabrication de l’idole est à l’image de la créativité divine par laquelle la divinité, en tant que forgeron de l’Histoire, ne se contente pas de racheter son peuple, mais continue de le former et de le façonner. Le dieu d’Ésaïe, et d’une manière plus générale le dieu de l’Ancien Testament, est une divinité technicienne qui confère à l’humanité une part de sa créativité. Dans le récit de création de Genèse 1, la parole de la divinité agit sur le mode technique de l’édification progressive d’un univers dont tous les éléments sont décrits en fonction de leur utilité. Dans l’histoire du déluge, c’est par une solution technique qu’elle permet à Noé d’échapper à une catastrophe dont le déclenchement est décrit comme la mise en œuvre d’un jeu complexe de vannes et de réservoirs.
Le discours de la technique
Dans un billet publié au sortir de la seconde guerre mondiale [1] , Jacques Ellul affirme qu’en fait, Hitler a spirituellement gagné la guerre. C’est presqu’une réponse mot pour mot à l’appel du 18 juin du Général de Gaulle :« Foudroyés aujourd’hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là. ». Jacques Ellul affirme que, sous la conduite de l’État, le complexe militaro-industriel nazi a obligé le monde libre à déchaîner une force mécanique supérieure qui est en train de lui imposer sa loi, engageant ainsi son destin sur une pente fatale. Les États ont saisi le prétexte de la guerre totale pour imposer leur domination absolue, contribuant ainsi à l’extension de l’emprise de la technique sur la totalité des comportements humains. La force mécanique mobilisée et déchainée par Hitler n’a pas seulement servi à gagner la guerre : à l’initiative de l’Allemagne Nazie, la guerre a contribué à accroître avec une ampleur sans précédent la domination de la technique au détriment de la fin ou du but visé, à savoir la victoire du monde libre, réduisant la liberté à un argument de propagande.
Plus qu’aux techniques comprises comme des moyens susceptibles d’être ou non mis en œuvre, Jacques Ellul s’attaque au discours de la technique. La technique s’érige peu à peu au rang d’unique fin en soi en substituant sa propre logique impersonnelle (ses impératifs, ses contraintes et ses processus) aux buts qu’elle est censée servir. En temps que discours, elle s’impose finalement comme la structure même de l’inconscient collectif. Dans « Propagande et Démocratie » [2] Jacques Ellul explique comment la propagande étend progressivement et inéluctablement son emprise sur les acteurs qui prétendent la mettre au service de leurs fins propres. Il démontre d’une part que la démocratie ne peut plus se passer de la propagande [3] alors que, d’autre part, l’usage de la propagande est contraire à l’essence même de la démocratie [4] Il traite de la propagande en tant que technique du discours comme s’il s’agissait du modèle même du discours de la technique.
En décrivant avec précision le processus par lequel les techniques de propagande finissent par imposer leurs contraintes et leurs impératifs à la démocratie jusqu’à la réduire à un simulacre [5], Jacques Ellul met très clairement à jour les structures même du discours de la technique [6]. L’outil impose sa loi à son utilisateur et son usage produit sur l’utilisateur des transformations anthropologiques profondes et quasiment irréversibles [7] de l’ordre de l’asservissement ou de l’assujettissement. La propagande n’est pas seulement mieux adaptée à l’usage des totalitarismes, mais, en tant que discours qui s’impose à l’inconscient collectif, elle est le totalitarisme à l’œuvre.
Jacques Ellul répond ainsi de façon particulièrement documentée et argumentée à la question posée par le prophète Ésaïe : comment se fait-il que l’œuvre finisse toujours par imposer sa loi à l’humanité qui l’a produite ? La propagande est une technique du discours qui, en tant que technique, finit par s’imposer comme Le Discours lui-même c’est-à-dire comme le paradigme du discours de la technique : la voix de l’idole.
Un totalitarisme sans échappatoires
En disciple du théologien Karl Barth, Jacques Ellul n’envisage d’autre moyen d’échapper au totalitarisme de la technique que d’accorder sa confiance à un absolu supérieur, totalement étranger au champ d’application de la technique : « L’Homme Jésus-Christ qui seul brise les fatalités du monde. » [8] . On peut parler d’échappée mystique vers la spiritualité, même si celle-ci n’est pas sans retombées pratiques en termes de résistance. Par la technique, l’humanité aliène, dévoie et pervertit un être idéal qui ne trouve d’ultime refuge que dans la figure mythique de l’Homme Jésus.
Au sortir de la deuxième guerre mondiale et s’agissant de résistance, l’allusion au combat de l’Église Confessante contre le régime nazi est évidente. La référence est tout à fait honorable, mais non exempte de critiques. Comme le note le théologien Helmuth Thielicke, l’absolutisme de la théologie barthienne a enfermé l’Église Confessante dans une stratégie purement défensive de la sphère religieuse et l’a privée des moyens d’opposer au nazisme des thèses offensives dans le champ culturel et social [9] . Jacques Ellul appelle lui aussi à une résistance. Mais la manière dont il absolutise le discours de la technique réduit la foi à au rôle de forteresse assiégée sans prise sur un monde inéluctablement soumis au pouvoir de Satan. Comme si, associée à la pertinence des analyses, la diabolisation de la technique contribuait un peu plus à son pouvoir de fascination.
Mais dans ce cas, pourquoi opposer un discours au Discours ? Pourquoi, dans un monde dominé par la propagande, utiliser l’arme de la parole pour mener le combat dans l’ordre du langage ? Le langage n’est-il pas l’outil qui impose à la parole ses contraintes techniques ? La forteresse spirituelle de la foi et l’exercice de la parole prophétique sont-ils à l’abri de l’emprise technique de langage ?
L’humanité désincarnée
La période où Jacques Ellul développe sa critique de la technique est aussi celle où Jacques Lacan, se référant au structuralisme à partir des travaux de Saussure et de Levy-Strauss, développe une théorie psychanalytique dans laquelle le langage impose sa loi à la psyché humaine de façon tout aussi inéluctable que la technique chez Ellul. Il s’agit pourtant chez Jacques Lacan de réintroduire l’instance du sujet [10] face aux dérives techniciennes de la psychanalyse, dont il dénonce la prétention à élaborer un human engineering [11] . En tant qu’être de parole, l’être humain est totalement sous l’emprise des lois structurelles du langage dont il fait usage. Le sujet est bien plus parlé qu’il ne parle [12], même si, comme sujet, il résiste. Dans une perspective évolutionniste, on peut se demander si c’est l’humanité qui crée progressivement l’outil linguistique ou si, au contraire, l’émergence de l’homo faber et de l’homo sapiens ne serait pas elle-même un produit de l’émergence du langage ; probablement les deux à la fois, par un jeu d’adaptations et de rétroactions successives et réciproques. Comment autrement, Jacques Lacan pourrait-il affirmer que le sujet de la psychanalyse est le sujet cartésien, laissant ainsi entendre que le sujet cartésien est le produit de la créativité intellectuelle de Descartes. Toujours est-il que chez Lacan, par la prégnance psychique et sociale de ses structures symboliques, le langage s’impose comme la Technique par excellence, dont les techniques ne seraient que l’inscription dans le réel.
Le christianisme naissant a été traversé par un discours gnostique et platonicien pour lequel la divinité de l’Ancien Testament ne serait qu’un méchant démiurge qui aurait tout gâché dans la désastreuse aventure de l’incarnation du verbe. Il y a répondu en affirmant que la divinité n’essayait pas d’échapper aux contraintes et aux impératifs de l’incarnation, mais s’y révélait pleinement et les assumait jusqu’au bout. Il y a chez Jacques Ellul une présentation démiurgique de la technique, le refus d’une incarnation du verbe humain dans ou par la technique. Pourtant, en tant que produit du langage, la technique est tout autant constitutive de l’humanité de notre être. Parler, et penser, c’est déjà se comporter en techniciens, tant nous sommes dépendants des structures de l’appareil des signifiants que le langage met à notre disposition pour ce faire. En tant qu’extension du langage, la technique est l’expression, pour ne pas dire l’incarnation, du génie créateur de notre humanité : ce par quoi elle est à l’image de la divinité technicienne de l’Ancien Testament. Nous ne pouvons nous passer de la technique, autant que du langage, parce que la technique, en tant que produit du langage, est partie intégrante de notre être. Si la technique imprègne tout l’être de l’homme, c’est non en raison de quelque "chute", mais parce qu’il n’y a de "devenir chair" du verbe humain que par la technique.
Le jeu réciproque de l’assujettissement
Non contents d’être les utilisateurs du langage, nous en sommes les poètes. Cela vaut d’autant plus pour la technique dont nous sommes les forgerons. Nous ne lui sommes assujettis que dans la mesure où nous en sommes les sujets. Comment échapper au destin qui nous condamne à la fascination devant les œuvres de notre génie et à l’assujettissement qui en résulte ? Sinon en reprenant la main ! S’adapter aux contraintes que nous impose l’outil que nous avons nous-mêmes fabriqué ne nous interdit pas de le rendre à sa destination première et, par effet de retour de l’adapter à son tour aux fins qui sont les nôtres. À l’image du dieu forgeron d’Ésaïe, ou du dieu poète du premier chapitre de la Genèse, nous sommes, par la technique, les forgerons et, par le langage, les poètes de notre propre histoire. C’est ce que suggère Jacques Lacan quand, utilisant à dessein le terme de technique pour désigner la psychanalyse, il lui donne pour vocation d’user de la fonction poétique du langage pour le ramener à son rôle de médiation symbolique du désir humain [13]. Mais, dans le jeu d’actions et de rétroactions où sont assujettis ensemble l’humain, le langage et la technique, où est donc passé le sujet ? C’est dans sa fuite et son évanescence même que se signale le sujet de la psychanalyse, au point d’autoriser l’objectivation comportementaliste ou cognitiviste que combat Jacques Lacan.
Il y a au moins un point sur lequel la prophétie de Jacques Ellul ne semble pas avoir été corroborée par les faits : il s’agit de l’extension de l’emprise de l’État. Sous l’influence de thèses libertariennes dont Jacques Ellul semble très proche [14] dans son article « Victoire d’Hitler », le champ de la politique se trouve aujourd’hui totalement asservi non pas à la toute-puissance de l’État mais à celle de la technique financière. Depuis la fin de la guerre froide, les « marchés financiers », en tant qu’appareil technique, ont imposé aux États une soumission totale à leurs contraintes, à leurs impératifs et à leurs errements. Et la diabolisation de l’État est l’argument majeur de la propagande ultra-libérale qui a présidé à cette révolution. La diabolisation de l’État discrédite l’instance de la politique, seule à même de faire émerger un sujet de la volonté générale susceptible d’imposer son verbe à la technique, et pas seulement financière.
Si un autre monde est humainement possible, il ne s’obtiendra au prix ni d’un iconoclasme ni d’un technoclasme, mais par la réintroduction du sujet désirant et voulant dans le discours de la technique, aussi évanescent et fuyant que soit ce sujet : wo Es war, soll Wir werden. Où le Ça de la technique était, le Nous politique doit advenir à nouveau. Sans un État qui symbolise l’autonomie de l’instance politique, qui incarne le mythe de la volonté générale et qui soit capable de la faire émerger du vivre ensemble, il semble difficile que puisse advenir un sujet de la technique qui la rende à son humanité.
Amsterdam, le 14 octobre 2013