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Article publié

la dette - une richesse ? 7

Dire la dette en Afrique Centrale

dimanche 30 juin 2013

Philippe KABONGO MBAYA propose d’entendre la dette et sa polysémie en certaines langues de l’Afrique centrale. De là il examine les relations sociales, mais aussi la corruption et les pratiques prédatrices actuelles en Afrique.

Je vais vous parler de la dette et de la manière dont elle se dit dans certaines langues del’Afrique centrale. Deux langues, le tshiluba qui est ma langue maternelle et le kikongoque je ne connais pas beaucoup, mais j’ai quelques notions, et les deux langues ont desbases communes assez profondes, et leur morphologie lexicale et sémantique, parfois, est comparable.

Alors en tshiluba pour dire « dette » on dit : « dibanza ». Quand ce sont plusieurs dettes on dit : « mabanza », le « di- » devient « ma- » pour le pluriel.
En kikongo pour dire « dette » on dit : « mfuka », et qui est un invariable.
Et pourtant ces deux appellations quand on les prend isolément, elles ne sont pas dutout superposables ni comparables.
• « Dibanza » c’est la dette que l’on a dans le sens de tout ce qui a été dit jusqu’à présent, et quand il y a plusieurs dettes, j’insiste, ça devient mabanza.
Mais mabanza c’est un mot qui existe en kikongo aussi et qui, quand on prononce de la manière adéquate, [’mbanza] —
et on trouve également ce mot [’mbanza] en tshiluba,
• [’mbanza] en kikongo signifie « cités », au pluriel, ou « villes ».
• [’mbanza] en tshiluba signifie « chez soi », sa maison, sa demeure, là où on vit. En fait, le lieu où l’on est installé.
• Tandis que, pour les kikongo « mfuka » n’a pas de verbe. Il n’y a pas un verbe pour dire : « je contracte une dette ».
• En tshiluba [’mbanza], dibanza — il y a une racine et cette racine a donné un verbe. C’est le verbe [kubanza] et le verbe [kubanʒiʒa] [kubanza] c’est « s’installer » [kubanʒiʒa] c’est ce qu’on fait quand une femme, une jeune femme, est donnée en mariage : toute la famille élargie amène la jeune femme, avec plein de biens, de bétail, toutes sortes de choses, pour aller l’installer.
Quand un président est nouvellement élu, c’est le cas par exemple de M. Hollande, le jour de l’investiture, ce qu’on appelle « investiture »justement, ça se dit [kumubanʒiʒa], « il est installé », « il a reçu l’investiture ». C’est-à-dire il a la plénitude de cela même qu’il doit avoir.

Voilà, on passe on passe de dibanza, qui est une dette, à [kubanza] qui est une manière de s’installer dans quelque chose de plutôt fécond, abondant, à [’mbanza] en kikongo qui signifie « cités », généralement « cités » au pluriel, ou « villes », mais ce qu’il faut voir derrière « cités » ou « villes » ce n’est pas tant « cités » ou « villes » dans le sens abstrait ou de ce qui est urbain, c’est l’idée que là il y a un espace qui n’est pas la forêt, qui n’est pas la savane, car la forêt et la savane c’est là où habitent les animaux. Ce sont aussi les lieux des esprits impurs ou des esprits qui peuvent, comme le disait tout à l’heure mon collègue, être des esprits maléfiques. Dans les [’mbanza] c’est là où on trouve des humains. Et des humains qui donnent la possibilité de vivre ensemble. C’est-à-dire [’mbanza] c’est quelque chose qui renvoie à la relation parce qu’il y a en un mot la cohabitation, parce qu’il y a en un mot, en fait, la convivialité. C’est pas seulement cités et villes, mais cohabitation, convivialité — un lieu sûr qui n’est pas la forêt, qui n’est pas la savane,[’mbanza]

Vous voyez, c’est très intéressant de passer de ce qui est obligation en termes de ce qu’on doit rendre — on contracte une dette, quand on a une dibanza on doit l’honorer — à ce glissement de sens vers quelque chose qui est plutôt du partage, de la convivialité, de la cohabitation et en fait le contraire d’un espace qui serait, comment
dire, hostile, ou le lieu qui n’est pas le lieu de la civilisation.
Du coup, on voit qu’en fait l’idée de dibanza, avec ce que je viens de vous rappeler concernant [’mbanza], ce n’est pas tant la dette comme nous l’entendons, c’est quelque chose qui est de l’ordre de la relation.

Alors je suis en train de me demander si la faillitede l’économie coloniale, de l’économie post-coloniale, n’est pas liée à un malentendu. Parce que cette manière de dire les choses définit aussi un autre rapport au monde. Ce que nous disons de la dette, ce que nous disons de notre rapport aux autres et de notre rapport à la cohabitation ou à la convivialité dit notre rapport au monde.

Je vais faire très rapidement quelque chose qui va vous situer... pour que vous puissiez comprendre la catastrophe des sociétés africaines, qui est comparable mais dramatiquement comparable à ce que nous sommes en train d’évoquer, à ce qui a été
évoqué par rapport à la Grèce, ceci est arrivé dans nos pays au milieu des années 70 ou plutôt des années 70 finissant, mais l’apothéose a été les années 80. Qu’est-ce qui est arrivé ?

Ces pays, tous ces pays africains, ont vécu de l’économie coloniale. C’est-à-dire de l’exploitation des matières premières envoyées dans les métropoles pour les transformations industrielles. Tu investis en Afrique 2 dollars, quand ça vient ici tu peux en retirer presque dans les 100 dollars : c’est ce qu’on a thématisé dans les années 70 et 80 sous le nom de « l’économie d’échange inégal » — vous vous rappelez de cette expression.

Entre ces pays et l’Europe ou l’Occident, l’échange était complètement inégal. Ce qu’il faut comprendre c’est qu’en amont les choses étaient déjà complètement viciées.
Qu’est-ce qui était vicié ? Tout le pourtour de l’Afrique, que vous voyez, le littoral, à la fin du 18ème siècle avait des comptoirs. Des comptoirs qui rappellent ce qui se passait, de l’économie de la traite, mais où on vendait des pacotilles aux indigènes. On vendait des pacotilles aux africains — des morceaux d’étoffe sans valeur ... C’est-à-dire l’échange, le proto-échange, dès l’entrée des sociétés africaines dans l’économie moderne, a été dès le départ une économie biaisée, une économie piégée. La seule chose qui ait un peu plus de valeur à l’époque, qui s’échangeait, c’était des fusils. Mais des fusils pour pouvoir aller dans les villages et faire des razzias. Donc, dès le départ, c’était décalé. Après, je l’ai indiqué tout à l’heure, ça a été l’économie des matières premières qui s’est poursuivie.

Nous arrivons à la période post-coloniale, où tout cela ne pouvait plus beaucoup se tenir dans la même sécurité et les mêmes lois d’équilibre des marchés — jusqu’à aujourd’hui où on est complètement, complètement installé dans une espèce de non-
économie, dans un chaos que représentent nos économies, que l’on appelle des prédations ou des pillages.

Imaginez-vous un seul instant : l’Afrique du Sud est un état de droit, et quel état de droit ; pour ce minerai rare qui permet de fabriquer entre autres les pots catalytiques, la police sud-africaine a tiré à bout portant sur les ouvriers qui réclamaient simplement une augmentation d’à peu près quelque chose comme 400 euros — alors que l’entreprise faisait des bénéfices considérables.

Qu’est-ce qui va se passer dans cette Afrique, dans ces sociétés africaines ? Vous allez avoir deux phénomènes :
— d’une part la montée en puissance de la corruption parce qu’on est dans une situation de non-droit. La plupart des pays et des états africains sont des pays qui figurent au palmarès dans le calcul de Transparency International. La plupart de nos pays sont dans cette situation.
— mais d’un autre côté, ce qui est très intéressant, ces pays, ces sociétés, vivent de l’économie informelle. Qu’est-ce que c’est que l’économie informelle ? Entre l’impossibilité de vivre de l’économie moderne et la débrouillardise dans cette situation de chaos, les gens font ce qu’ils peuvent . Et ce sont ces économies qui
tiennent nos sociétés.

Dans cette économie, c’est par là que je vais terminer, ce n’est pas la dette qui est au centre, c’est le don en quelque sorte. C’est beaucoup dans la négociation. C’est beaucoup dans la cohabitation. Je cède parce que je sais que tu céderas. Et d’ailleurs, les valeurs anciennes de l’économie locale, africaine ... chaque
fois, chaque fois, dans un marché africain, quand on achète quelque chose on a toujours quelque chose d’autre qui est donné. Je viens acheter une chemise et avant de sortir je dis à la dame qui me l’a vendue : « écoute, il y a quelque chose qui manque, là » La dame dit « oui, ok, allez, tiens ». Toujours. Et bien ça dans
cette économie ça a été complètement perverti, mais c’est une manière de faire pour que l’autre ne perde pas la face. Parce que quand j’ai acheté la chemise, c’est moi qui ai dépensé, il faut que l’autre me dise merci, parce que ... Et pourtant pour fabriquer la chemise, il faut un investissement. Cette femme qui me vend la chemise ne l’a pas fabriquée, elle l’a achetée, pour pouvoir vendre ; il y a eu un investissement. Et pour pouvoir me la remettre quand je l’achète il faut qu’elle me dise merci avec un petit cadeau. C’est beaucoup plus de l’ordre de l’échange et du don que de l’ordre du dû.

Il y a un économiste français que j’aime beaucoup, qui est aussi anthropologue, c’est Serge Latouche, cité tout à l’heure, et qui montre bien, dans son livre « L’Autre Afrique », de 1998, qui montre bien que le problème de l’économie africaine c’est qu’on est passé de cette économie d’échange et de don vers une économie moderne impossible et on est dans cette situation. Toutes les sociétés africaines sont à genoux à cause de la dette. La dévaluation du franc CFA, concernant le secteur privé et le secteur même public, tout est complètement livré aux rapaces qui viennent.
Je voulais simplement vous montrer que quand on fonctionne avec des notions différentes, « dette » qui connote plutôt la richesse, parce qu’il y a derrière l’idée de don, dette de l’économie moderne occidentale qui est à la fois nécessité et obligation dans une ambiguïté soulignée ...

Les échanges avec des sociétés comme les nôtres sont des échanges dès le départ pipés.


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