Peut-on confier des enfants à ces gens-là ? Chez les Han, en Chine, les enfants sont éduqués par leur mère et leur oncle et peuvent ignorer le nom de leur père. Dans beaucoup de sociétés paysannes du Sud, l’adoption est une pratique courante qui relève du transfert volontaire entre parents proches, en dehors de tout problème d’infertilité ou de décès des parents. Après chaque guerre, un grand nombre d’enfants sont uniquement élevés par des femmes. Dans la Bible, un homme polygame, Isaac, a des enfants avec les servantes de ses deux femmes, incité par ces dernières ; Ruth, Noémie et Booz élèvent un enfant à trois ; la famille de Jésus n’est pas non plus très classique... La théologienne V. R. Mollenkott y a ainsi recensé quarante configurations familiales différentes !
En France aujourd’hui, les familles se sont également beaucoup diversifiées. Les familles recomposées représentent une famille sur dix et les familles monoparentales plus de deux sur dix. On estime qu’entre 24 000 et 300 000 enfants vivent déjà dans des familes homoparentales. Il y a le cas où une personne a des enfants dans une famille hétéro puis, dans une seconde vie, se met « en ménage » avec quelqu’un du même sexe, et les enfants vivent dans ce nouveau foyer. Il y a les situations dites de « coparentalité » où un couple d’hommes et un couple de femmes se mettent d’accord pour élever ensemble un enfant né d’une des deux femmes et d’un des deux hommes. Il y a aussi déjà des enfants issus de procréations médicalement assistées (PMA) et de l’adoption : des PMA effectuées à l’étranger, des adoptions effectuées en tant que célibataires mais dont les bénéficiaires vivent en couple avec une personne du même sexe.
Dans ces conditions, parler de famille normale a-t-il un sens, a fortiori aujourd’hui ? Est-ce d’ailleurs une garantie de quoi que ce soit : on n’a pas attendu les familles homoparentales pour qu’il y ait des enfants martyrs, dans des familles tout à fait classiques...
Une garantie juridique
Ne faut-il pas alors aborder la question de la famille à partir d’une autre entrée que la normalité ? Le psychologue D. Winnicott préfère se demander si les familles sont « suffisamment bonnes » : elles ne doivent pas l’être trop ; si les parents comblent tous les besoins avant qu’ils ne se présentent, s’ils sont parfaits, cela ne laissera pas à l’enfant l’occasion d’éprouver du désir. L’enfant doit apprendre à être soi, tout seul comme en présence de l’autre. Comme Marie et Joseph, il peut arriver à des parents d’oublier leur fils au Temple...
Les familles homoparentales sont-elles suffisamment bonnes ? La lecture des centaines d’études qui ont été consacrées depuis le début des années 1970 de la Belgique aux États-Unis aux enfants des familles homoparentales est profondément monotone. Une étude montrera que ces enfants sont un tout petit peu plus timides mais qu’ils ont plus de capacité d’adaptabilité. Une autre dira que si lors de l’adolescence, le sentiment d’être des enfants différents a pu les gêner, à l’âge adulte, ils en sont plutôt fiers. Une étude montre que les enfants des hétéros font plus souvent pipi au lit ! Conclusion commune : les familles homos sont suffisamment bonnes puisque leurs enfants ne vont ni mieux, ni moins bien que ceux des hétéros...
Pourtant, elles ne sont pas parfaites aux yeux de certains puisque les deux parents sont de même sexe et n’assureraient donc pas la sacralisée différence des sexes. Mais alors pourquoi cela marche-t-il quand même ? Sans doute parce qu’aucune famille ne vit en vase clos et qu’il y a toujours des « représentants » de l’autre sexe dans l’entourage familial, amical, social. Et surtout parce qu’à défaut d’être parfaites, elles assurent le « suffisamment ».
Quel est-il ? Selon les sociologues de la famille (par exemple François de Singly), l’important est la stabilité du couple parental dans le temps, que les parents soient capables d’attention et d’affection. Un couple homo est-il moins capable de cela qu’un couple hétéro ? Allons-nous nous plaindre que l’important soit l’amour et la stabilité ?
Cependant, il y a une dimension où la différence des familles homos peut être préjudiciable à l’enfant : leur encadrement juridique. Si la stabilité parentale est un élément important pour l’enfant, le mariage et la légalisation des PMA et des adoptions seraient des avancées car elle donneraient la responsabilité au couple parental et non à l’un des parents, dans un cadre plus solide que le PACS, extrémement facile à rompre. Le fait que le beau-parent (compagne ou compagnon du parent biologique) dans les familles homoparentales ou recomposées ait actuellement une insuffisance de droits et de devoirs ne va pas non plus dans le sens de la sécurisation des liens entre lui et l’enfant et de la qualité durable du cadre des enfants. Les beaux-parents ne peuvent pas prendre de décision en cas d’urgence médicale ; en cas de séparation, l’enfant n’aura pas la garantie de continuer à voir celui ou celle qui l’a élevé pendant de longues années, il n’y aura aucune obligation financière ou éducative pour le coparent en faveur de l’enfant, ni du point de vue de l’héritage.
Un signal évangélique dans la société
Élargir la législation sur le mariage est donc dans l’intérêt des enfants. Et pour la société ? Un signal est donné qui consolide des valeurs au coeur du message biblique : l’alliance, l’altérité, la justice. L’alliance, passée par Dieu avec toute sa création, que nous sommes amenés à passer à sa suite ; alliances conflictuelles, évolutives, élargies sans cesse pour plus une humanité plus fraternelle. L’altérité, qui est articulation entre ressemblance et différence puisque tu es « os de mes os, chair de ma chair » et en même temps mon vis-à-vis ; altérité dont la différence des sexes est l’une des expressions mais ni la condition ni la garantie ; altérité qui n’est pas moins un travail permanent dans les familles hétéros qu’homos. Enfin, l’exigence de justice, soutenue par Dieu, qu’expriment les cris des prophètes et des plus faibles dans les familles de l’Ancien Testament.
L’alliance se fait toujours avec le risque de la fusion. À l’inverse, la justice et l’altérité se vivent toujours au péril de l’éloignement. La recherche de l’un et des autres, la construction d’un équilibre entre ces dimensions, est finalement la recherche de ce que Paul Ricoeur appelle « la juste distance » avec l’autre : cet intervalle entre les humains qui fait à la fois la pluralité et le lien dans la société.
Alliance, altérité, justice sont des cadeaux de Dieu qui nous font considérer l’autre comme un prochain et l’aimer comme nous-même. Partageons-les au-delà de toutes les modes idéologiques et de tous les conformismes, avec toutes et tous, qu’ils soient homos ou hétéros, juifs ou grecs, esclaves ou libres.
Stéphane Lavignotte est pasteur à la Mission populaire de la Maison Verte, auteur de Au-delà du lesbien et du mâle (Van Dieren, 2008).