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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Quand faut-il désobéir ? Le devoir de mémoire, quelle efficacité pour l’avenir ?

lundi 14 mars 2011, par :

Intervention d’Alain Houziaux lors du Sam’dix-treize de l’Auditoire le 13 novembre 2010.

La Bible débute par un acte de désobéissance, celui d’Adam et Ève qui mangent le fruit de l’Arbre de la connaissance. Cet Arbre est un arbre sacré, et donc tabou comme tout ce qui est sacré1. Aujourd’hui encore, la désobéissance est souvent vue comme une forme de sacrilège. Dans un documentaire2 consacré à la question de la désobéissance, on voit une vieille dame dont la main tremble lorsqu’elle signe un faux à la demande de son fils engagé dans la Résistance. Elle transgressait ce qui était pour elle un tabou. Dans le récit de la désobéissance d’Adam et Ève, Dieu qui avait promis la mort à ceux qui auraient l’impudence de transgresser les tabous, ne met pas sa menace à exécution. Mais dans la Bible, tous les actes de désobéissance ne bénéficient pas de la même clémence. Au cours des guerres qu’Israël menait contre les peuples qui occupaient la Palestine, le Dieu d’Israël, par la bouche du prophète Samuel, demande à Saül, roi d’Israël, de combattre les Amalécites et de mettre « à mort hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons… » (I Samuel 15) ; mais Saül désobéit et épargne Agag, le roi des Amalécites ainsi que le petit bétail (dans le but de l’offrir en sacrifice au Dieu d’Israël). Alors Samuel s’insurge de la part de Dieu, : « L’obéissance est préférable au sacrifice ». Il destitue Saül de sa fonction royale et « exécute le roi Agag devant le Seigneur » (I Samuel 15, 33). Qu’on ne se hâte pas d’imputer cette idéologie meurtrière à l’Ancien Testament. Dans le Nouveau Testament (Actes 5,5), Ananias et Saphira, après avoir été condamnés par Pierre, tombent raides mort, comme châtiment pour leur désobéissance. Jésus, lui aussi, a été mis à mort parce que ses juges lui reprochaient d’avoir désobéi à la Loi de Moïse3 et de s’être attaqué au Temple. Peut-on considérer que Jésus a également désobéi à Dieu ? Du point de vue des Juifs, incontestablement. Et du point de vue de Dieu lui-même ? On n’en sait bien sûr rien, mais on ne peut oublier le cri de Jésus sur la croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Jésus avait espéré que Dieu le « suivrait » et le « couvrirait » dans ses actes de désobéissance mais il est mort en considérant qu’il n’en fut rien et qu’il avait peut-être été condamné par Dieu pour sa désobéissance. A côté de ces désobéissance à Dieu , l’Ancien Testament relate plusieurs cas de refus d’obéissance au roi, pour des motifs de conscience, en particulier religieuse : la garde personnelle de Saül refuse de lui obéir lorsqu’il donne l’ordre de mettre à mort les prêtres de Dieu qui protègent David (I Sam. 22) ; Joab, chef d’armée de David, s’oppose au recensement décidé par le roi et interdit par Dieu (2 Sam. 24). De nombreux prophètes-objecteurs ont été inquiétés, voire tués par le pouvoir politique. Et parallèlement, le pouvoir du roi s’est étiolé, dégradé et corrompu. C’est pourquoi, petit à petit, se précise en Israël l’attente d’un Messie qui soit à la fois roi, prophète, objecteur et martyr. Ceci explique que Jésus de Nazareth, prophète incompris et crucifié, ait pu être reconnu comme le Messie.

La désobéissance : un pas dans la nuit Il faut différencier deux formes de désobéissance : • Il y a des désobéissances qui ne sont en fait qu’une obéissance à un idéal premier et supérieur. On sait clairement où est son devoir et comment on doit se conduire, et en conséquence on refuse de faire ce qui s’oppose à cette ligne de conduite. • Mais, dans la plupart des cas, les choses ne sont pas aussi claires. On se sent poussé à dire Non et à désobéir sans pour autant savoir la voie à suivre. La désobéissance est alors « un pas dans la nuit ». On ne sait pas où on va en disant Non. On est conscient qu’il peut y avoir des conséquences graves pour soi et aussi quelquefois pour d’autres.. On dit Non parce que « on ne peut autrement » (pour reprendre la formule de Luther à la Diète de Worms) ; on dit Non sans s’expliquer ni se justifier et sans proposer une autre voie, une autre action que celle que l’on refuse d’accomplir. Il s’agit alors d’une pure et simple « objection de conscience » qui accepte de recevoir de plein fouet la critique de Sartre : tu refuses de te salir les mains, certes, mais ainsi, tu te contrains à ne plus avoir de mains. Dans cette forme de désobéissance, on est souvent très seul, incompris, voire condamné. Si on se risque dans cette voie, il faut être prêt à en assumer les conséquences.

Le sale boulot et le culte de la performance On pense souvent que la question « Faut-il désobéir ? » vous place au cœur d’un débat cornélien entre « éthique de responsabilité » et « éthique de conviction ». En réalité, le problème n’est pas là. Le choix se fait entre dire Non ou accepter de faire ce que l’on sait être du « sale boulot ». Celui qui accepte de faire du sale boulot, c’est d’abord celui qui est incapable de désobéir4. Mais cette explication n’est sans doute pas la seule. Les études faites à la suite du « Jeu de la mort » (ce « jeu » télévisé de 2010 au cours duquel 80% de bons Français acceptèrent en public de torturer un tiers par des décharges électriques de plus en plus fortes) ont montré que celui qui accepte de faire du sale boulot, c’est tout simplement, celui qui se dit : il faut jouer le jeu, je suis là pour faire ce boulot et je fais ce que j’ai à faire. C’est là la caractéristique de ce que Christophe Dejours appelle le « normopathe »5. Le normopathe « suit le programme » de ce qu’il a à faire, un point c’est tout. Il suit les règles du jeu de la tâche qui est la sienne. Il ne veut pas passer pour un « dégonflé », et comme l’un des participants du Jeu de la Mort, il se justifie en disant : « On essaie d’être bon dans ce que l’on fait et dans ce que l’on attend de vous ». De nos jours les cadres, en particulier, adhèrent souvent volontairement à leur propre aliénation. Ils s’identifient à une sorte de modèle héroïque, celui du travailleur infatigable, adhérant à la dogmatique du « challenge » que leur proposent l’entreprise et la société. Ils veulent être « performants ». Aujourd’hui, en France, nous sommes certainement beaucoup plus conformistes que les Américains des années 60, et c’est ce qui explique sans doute que le « score » du Jeu de la Mort de 2010 (80% de tortionnaires) soit supérieur à celui de l’expérience de Milgram6 dans les années 1960 (60%). Ainsi, ce qui nous rend incapables de désobéir et de refuser de faire du « sale boulot », c’est le désir d’être « compétitif » pour reprendre la maître mot de l’idéologie libérale d’aujourd’hui.

Le « devoir de mémoire », quelle efficacité ? Je pose maintenant cette question : pourquoi l’enseignement du « devoir de mémoire » relatif à la Shoah et le Vel d’Hiv reste t’il si inefficace ? Pourquoi n’a t’il pas empêché les génocides des Grands Lacs africains et de l’ex Yougoslavie ? Pourquoi n’a t’il pas mis en garde les participants du Jeu de la Mort ? L’une des « tortionnaires » du Jeu de la Mort le constate : « Mes grands-parents ont porté l’étoile jaune dès 1941… et ils ont disparu dans la Shoah… Et pourtant, voilà qu’à mon tour, j’ai obéi ». Comment expliquer cette dissociation entre la mémoire des crimes passés et le comportement que l’on peut avoir aujourd’hui ? Je hasarde trois explications. • En accomplissant notre devoir de mémoire et de repentance, nous nous décernons un brevet d’innocence. Le fait même que nous condamnions avec véhémence les crimes du passé nous rend certains que nous ne pourrions en aucun cas les reproduire. Et c’est là que le bât blesse. • Le devoir de mémoire portant exclusivement sur un passé dont nous ne sommes pas responsables ne nous incite nullement à faire le lien avec notre propre comportement d’aujourd’hui et avec des situations du temps présent. Ainsi, on peut très bien se mettre au garde à vous pour condamner la barbarie nazie et, simultanément, absoudre la pratique de la torture et refuser d’intervenir dans les génocides d’aujourd’hui en disant : « Ce n’est pas notre affaire ». • La commémoration de la Shoah est devenue une forme de rituel quasiment officiel qui favorise plus l’esprit d’allégeance, voire de conformisme que celui d’individualisme et de désobéissance nécessaires pour résister aux embrigadements de toutes sortes. Les régimes totalitaires le savent bien, les cérémonies collectives et émotionnelles favorisent la cohésion sociale et la discipline collective, ce qui n’est pas précisément le but poursuivi par le devoir de mémoire. Il faudrait donc que celui-ci puisse se poursuivre sous des formes plus subversives et qu’il initialise, ou du moins accompagne, des mouvements de contestation sur des problèmes contemporains. Il faut certes continuer à commémorer la Shoah, mais pour que cette commémoration soit efficace, il faut l’associer par exemple à la projection du film Le Jeu de la Mort, pour montrer et même démontrer qu’aujourd’hui, nous aussi, nous sommes, pour 80% d’entre nous, aptes à torturer des tiers . Se rappeler de la Shoah de façon efficace, c’est montrer et mettre en lumière que nos comportements personnels d’aujourd’hui peuvent, si la situation s’y prête, ne pas être forcément très différents de ceux de nos prédécesseurs. C’est en particulier se demander si le culte de la performance, de la productivité et de la compétitivité ne peut pas, lui aussi, faire de nous des esclaves et/ou des tortionnaires. Alain Houziaux

Bibliographie : Revue Philosophie Magazine Mars 2010 (sur l’analyse du Jeu de la Mort) Nicolas Grimaldi, Une démence ordinaire, PUF 2009 Alain Houziaux, Christianisme et conviction politique, 30 questions impertinentes, DDB 2009, et en particulier les chapitres Le droit à la désobéissance, jusqu’où ? et Accepter de faire du sale boulot, jusqu’où ?


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