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Article publié

La paix, un combat

Le sacrifice caché de Caïn (Genèse 4.1-26) par Philippe Kabongo Mbaya

mardi 5 novembre 2024, par :

L’histoire de Caïn et Abel est parmi celles dont on se souvient dans la Bible. Sa charge de violence est également lourde de questions qui restent sans réponse. Le tragique s’incarne en un récit dépouillé. Organisée tel un conte, la scène laisse entrevoir ruptures, rebondissements, interpellations, dialogues et silences énigmatiques. Face à la rage des rivalités idéologiques de notre temps, on y a vu un modèle de « rivalité de bénédiction » . Dépourvu d’un happy end identifiable, le récit offre un épilogue comparable à un reflue dont l’écho libère une incertitude infinie.

Le projet n’est pas de proposer une énième exégèse ou une interprétation anthropologique, mais de retrouver les logiques qui rendent le mal et la mort si inévitables, là même où visiblement ils ne semblent relever d’aucune nécessité ; où ils auraient pu être écartés. Les thèmes que la tradition a charriés sont-ils les seuls éclairants pour ce mythe ? Premier meurtre, rivalité, jalousie, etc. Tout a été dit. Souvent aux dépens de ce que le récit lui-même décrit : une situation de célébration, des offrandes, ce qu’elles exprimaient, ce qu’elles nous donnent à voir encore aujourd’hui. Deux oblations dont il faut essayer de déterminer non pas les possibles mobiles, mais les formes, les indices des significations enfouies. Le récit en montre peut-être plus que ce qu’on dit. Lisons d’abord les seize premiers versets du chapitre 4. Est-il possible d’en explorer quelque sens par un autre biais ? Les sous-chapitres ci-dessous organisent notre propos autour d’une enquête qui intéresse toute la contribution.

Une naissance bardée de privilèges
L’histoire se déroule en plusieurs étapes. D’abord les « naissances » et les marques d’identification d’emblée situées en tête de la narration. L’identité de chacun apparaît déjà comme un signalement vers un attendu logique, suivant l’orientation prévisible du récit. Les noms : Caïn, dont le sens peut être : lance, forgeron, javelot, etc., mais aussi « possession », « acquisition » . Ce qui est valorisant pour un être venu ainsi au monde. Abel, lui, c’est différent. Son nom renvoie à « buée », « vapeur », « vanité », etc. : tout ici dit l’évanescent, l’inconsistant, l’instable, le fragile. Caïn et Abel : le décor est planté par cette déclinaison d’identités, de valorisation et de péjoration narcissiques. Des trajectoires scellées . Ce premier moment s’offre comme une clé pour le reste de la narration. En voici un deuxième.
Caïn et son frère n’apportent pas les mêmes offrandes à Dieu. S’il en était autrement, comment les aurait-on partagés, de telle sorte que chacun puisse espérer avoir droit à ce qui lui revient ? Pour l’un, ce sont les « fruits de la terre ». Tandis que le second donne « les premiers nés de son bétail et leur graisse ». Les présents sont différenciés ; sont-ils pour autant de valeur inégale ou symboliquement hiérarchisés ? On y a vu la rivalité originaire entre « agriculteurs » et « pasteurs. »
On pourrait s’intéresser aux modalités mise en œuvre pour disposer de ces offrandes. Là, récolte (ou la cueillette) de végétaux ; ici, abattage d’un animal. Le sang a coulé pour ce dont Abel est chargé, puisqu’il est question des graisses tant appréciées dans le cadre de ces rituels. Abel avait-il simplement présenté sa bête déjà tuée, comme on le fait pour un gibier, ou avait-il immolé sa victime selon la tradition ? La mention des « graisses » plaide pour un rituel sacrificiel digne de ce nom. Et la description des modalités rituelles au Lévitique 1-10 présente un indéniable intérêt pour notre sujet . L’Éternel pose un regard favorable sur Abel et son offrande, mais fait l’inverse sur Caïn et son don. Pourquoi ce choix divin , qui n’a cessé de tourmenter tant de lecteurs de ce mythe ? Dieu a-t-il préféré le sacrifice sanglant, prédisposant celui-ci à être ainsi le modèle supérieur pour la course vers la reconnaissance ?
Peut-être faudrait-il regarder autrement le problème. Au départ, les insinuations symboliques de leurs noms prédisaient les destins de deux célébrants en binôme opposé : un « fort » et un « faible » ; un « gagnant » et un « perdant. » Le choix de l’Éternel opère un renversement inattendu de cette programmation prédictive. Comme si l’Histoire rebattait les cartes ! La réception et le rejet des offrandes suggèrent en creux l’inversion de la valorisation et de la péjoration narcissiques du début. Ce deuxième moment introduit en réalité une discontinuité dans le cours du récit. Sorts, destins, prédestinations, engagés ou déclamés dans les appellations de naissance deviennent des « ressources » de liberté et d’inattendu dans le cours de la narration ! Cette remarque a son importance.

Le sacrifice ajourné
Les cadeaux apportés à Dieu entrent donc en concurrence. L’offrande du sang de brebis l’emporte contre les épis de blé ou de maïs, les corbeilles de figues ou de raisins. Le rituel montre des réalités et des gestes sans trop les dévoiler. Les deux frères présentent leurs dons ; mais simultanément, en retour, les choses apportées les représentent eux-mêmes. Au fond, ce sont eux qui comptent et non pas les choses qu’ils apportent. Ainsi, comme il a été dit, se dessine un conflit dans un mouvement de rivalité. Ce qui n’est pas indifférent quant à la hiérarchie dans le clan. L’aîné est face au cadet : c’est l’heure de la vérité. Cette course vers l’acceptation vise à n’en point douter le contrôle de ce qui consacre la légitimité par-delà des apparences et les données de naissance.
L’enjeu de ce qui se passe reste subtil. Au baromètre de la ritualité, l’oblation du sang et des graisses est mieux cotée que le don des végétaux. Bien qu’aîné, Caïn a perdu la partie. Il est « très irrité et son visage est abattu », dit le texte. Ce n’est pas seulement l’offrande qui est refusée, mais l’écroulement de ce que Caïn croyait être : son nom, statut, rang, privilège. L’identité blessée est une forme sévère de l’humiliation, et en tant qu’épreuve narcissique, elle réclamera « réparation ». Car, suivant la traduction d’André CHOURAQUI, « ses faces tombent », (v. 6). Les masques ne tombent que pour endosser davantage la vigueur de la victimisation. Pourtant, une obscurité persiste. Comment comprendre que l’agrément ajourné de ce jour-là se reçoive en tant que décision pour toujours, une sanction sans espoir contre toute offre rituelle possible qui viendrait de Caïn ? Cette imprécision n’a-t-elle pas contribué à l’opacité du mal suggérée par la narration ? Quel Dieu arbitraire aurait ainsi pris parti pour l’« Injustice » ! Pourquoi une souveraineté insondable serait-elle par essence génératrice d’une « partialité » intemporelle, toujours valable et éternelle ?
La réclamation se relance. Fallait-il qu’il en fût ainsi ? Quelle nécessité imposait cette logique discriminatoire, intraitable et exclusive ? Quelle raison justifiait le rejet d’une offrande comme condition d’acceptation d’une autre ? Comment soutenir un bien qui a besoin du mal pour être ? Allumer une « guerre » pour espérer la « paix » ? La logique se rebiffe devant un questionnement qui ne date pas d’hier. Toutefois, peut-on croire que cette scène soit racontée pour enfermer le lecteur dans cette impasse ? Le scandale de la situation ressemble au contraire à un aiguillage discret, incitant à se diriger vers plus d’ouverture et de liberté de sens dans la méditation du récit. La césure signalée ci-dessus concerne précisément ce moment particulier de l’histoire.
On peut le remarquer : dans la narration, les concernés ne se sont pas encore parlé. C’est seulement lorsque cela brûle beaucoup Caïn, que l’Eternel lui parle. Il l’interpelle : « Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer. » Une interpellation doublée d’une injonction ! Notons qu’après « Tu ne mangeras pas du fruit de l’arbre… », au chapitre 2,17, adressé à Adam, ce « …à toi, de le dominer... » apparaît possiblement ici comme l’énonciation de la deuxième Loi proférée par la bouche de Dieu . Et le dialogue gagne en intensité vers la fin du récit. Il peut y avoir bruit et fracas comme un tohu-bohu sans Création. Comme le chaos et les ténèbres immémoriaux. Cependant, l’Histoire n’émerge que lorsqu’une Parole permet du lien entre humains, comme surgissement de sens, en vue d’une reconnaissance partagée.

Les ressorts de la fatalité
Une autre observation. La scène résume ce qui se passe entre ses « héros » principaux, Caïn et Abel, comme le résultat de leur seule volonté. À la différence des chapitres 2 et 3 où l’Éternel Dieu et le Serpent ont respectivement l’initiative, au chapitre 4 ce sont les deux frères qui endossent ce rôle. Car, une fois le cadre narratif posé, l’histoire débute, en effet, par « au bout d’un certain temps… » C’est seulement au verset 6 que Dieu entre en scène et intervient. Et c’est après la présentation et l’acceptation ou le refus des offrandes (c’est-à-dire les « victimes » rituelles) et, dans leur suite, l’amorce de la « victimisation ». « Au bout d’un certain temps » : l’échec rencontré dans l’événement du geste d’offrir, en ce temps-là (et seulement là), affecte désormais le reste du temps, résumant la « totalité de temps ». Cette illusion fataliste veut que ce qui n’a pas marché un jour ne pourra plus jamais marcher et que ce qui a réussi un temps, se répétera toujours.
L’installation d’une telle conscience de réitération à l’infini est le cœur du drame ici décrit. Elle fige le reste du temps dans une généralité intemporelle. Sa détermination est inexorable parce qu’elle est comprise comme atemporelle. La scène montre paradoxalement que cette position face au destin recèle un ressort profond, qui prépare à la ruse accusatoire. Une macération du ressentiment se transforme en un déni de justice . On peut alors tourner le dos à la lumière, rester reclus dans une introversion désespérée. « Si tu agis bien…tu relèveras la tête, […] » : tout ce qui est courbé, comme Martin Luther le retiendra, est déjà représailles, la réalité du péché. La plainte en justice dissimulant en fait une soif hémorragique de vengeance ! Aucune gratitude, ni un sens quelconque de liberté, et encore moins de la joie devant la réussite ou le bonheur d’autrui .
Les paroles de l’Éternel cherchent à ouvrir un autre temps, en démasquant pièges et impasses d’une célébration en perdition. « …Toi, domine-le… » résonne comme une invitation à la traversée. Face au tragique avec sa puissance d’écrasement, ce que Dieu révèle à Caïn surpasse ce qui brûle en lui, qui le consume et qui pourrait tout embraser. À la sortie du temps des « victimes offertes » et de « victimisation », l’Éternel Dieu invite ainsi Caïn à « passer à autre chose » : une manière frappante de défataliser cette histoire. Quelle Histoire pourrait être libérée de ses ténèbres, du feu, du sang et des fracas, si aucun avenir ne s’offre à sa marche folle, si elle est pensée comme une mécanique aveugle déterminée par sa linéarité ?
Lorsque les événements épousent une discontinuité sans transition, sans transiger entre eux, on dit que l’Histoire bégaie. Sortant de la présence du Seigneur et de son appel (« Toi, domine-le »), Caïn parle à Abel. « Il lui dit… (…) » : c’est ce que l’on peut lire dans le texte hébraïque. On a glosé sur l’absence de ce qu’il lui avait dit, suggérant une citation qui serait tronquée . En somme un problème de manuscrit. Est-ce vraiment un manque, puisque chacun peut comprendre ce que Caïn avait pu demander à Abel dans la suite de l’histoire : le rendez-vous meurtrier ?
Ce qui se déroule là compte particulièrement pour l’hypothèse que nous voulons vérifier dans la compréhension de cette tragédie. Tout manifestement se présente comme un crime de vengeance. Déconsidéré sans raison devant les hommes et devant Dieu, Caïn est hors de lui : le désir de « réparation » le consume tel un feu dévorant. Ainsi le mythe du fratricide originaire n’aurait-il été qu’un acte passionnel. Une saillie de jalousie que nombre des commentateurs vont désormais considérer comme un raz de marée d’émotion ! Ce mobile étant transparent, de quelle autre enquête aurait-on besoin pour la justification de ce qui est arrivé ?
Pour être légitime, l’approche psychologique du récit mériterait toutefois d’autres éclairages. Nous l’avons déjà indiqué : on ne pourrait se contenter de la distance que cette démarche entretient envers les éléments en présence, ce qui fait le cadre particulier de cette histoire et qui se révèle signifiant pour toute la narration. C’est une scène rituelle, une situation de célébration où sont exposés les dons rituels, induisant des interactions entre les protagonistes. Cette contextualisation exige dès lors une attention spécifique aux logiques propres et à ce qui fait la singularité des actes et des paroles de cette solennité.

De l’offrande des choses au sacrifice du frère
Le rendez-vous fatal fut fixé. « Caïn se jeta sur Abel, son frère, et le tua. » Les faits sont limpides. Ce qui ne l’est moins c’est la qualification du crime accompli lors de cet affrontement fratricide. Un crime de sang. Sur neuf versets qui en rendent compte, près de la moitié répètent le mot « frère » ! L’insistance ne semble pas fortuite. Abel n’était donc pas seulement celui que Dieu avait agréé, et dont l’offrande était le modèle de ce qui réjouit Dieu ; Abel était avant tout le frère de l’assassin. La fratrie ou la fraternité devenues des théâtres de lutte pour la reconnaissance, des espaces de compétition pour être accrédité, pour compter aux yeux des autres. L’existence pouvait-elle être autre chose que la recherche de moyens d’y parvenir ? Caïn et Abel : le condensé mythologique du désir de puissance depuis la nuit des temps. Une quête de ce qui n’a pas de prix, et qui, mieux qu’une simple « offrande », justifie des gestes sacrificiels hors normes, monstrueux, des donations ultimes ou totales…
Instruit d’une longue tradition théorique, allant d’Aristote à Freud, René GIRARD nous a familiarisés avec le sujet. De ses pénétrantes analyses, on peut retenir entre autres ce constat : le fait que « ‘L’homme désire toujours selon le désir de l’Autre’ est, dit Girard, le postulat du désir mimétique dans un conflit…dont les protagonistes deviennent interchangeables et transformés en ‘doubles’ symétriques, ‘en miroir’ dans une relation duale de la rivalité… qui conduit à la violence mimétique. […] Les protagonistes d’un tel conflit…ne voient pas qu’ils sont interchangeables, symétriques, des « doubles », mais l’observateur extérieur le voit : il y a une double logique, celle du désir et celle de l’imitation. En d’autres termes, faire de l’Autre un modèle, c’est faire de lui un rival. »
Si, comme il a été suggéré, l’acceptation d’Abel et de son offrande a renversé la logique des « prédestinations » ; si la « valorisation et la péjoration narcissiques » ont été redressées en faveur d’Abel, c’est que ce dernier est devenu « modèle » pour Cain au sens girardien. Son « offrande » également. Ce faisant, Abel n’est plus que le « rival ». Comme le montre Girard, « le désir mimétique est sans sujet et sans objet, puisqu’il est toujours imitation d’un autre désir et que c’est la convergence des désirs qui définit l’objet du désir et qui déclenche des rivalités où les modèles se transforment en obstacles et les obstacles en modèles. »
La compréhension de cette remarque permet de mesurer la distance entre l’apparence d’un crime passionnel et la nature possible de ce qui s’est joué ici. C’est, en effet, la malédiction du geste sacrificiel, le ressort enfoui du mortifère de l’acte commis dans cette funeste situation. Caïn a voulu offrir comme son frère ; celui-ci étant devenu à la fois l’obstacle et le modèle de son ambition, c’est donc lui qui est immolé ! Un crime sacrificiel déguisé, alors ? De la même manière qu’aux versets 6 et 7, l’Éternel Dieu attend de Caïn une conduite qui dé-fatalise le cours inéluctable de la rivalité (le rejet d’un jour ne signifie pas une sanction pour toujours), de la même manière, aux versets 10 à 12, Dieu dévoile la nature réelle de l’acte de Caïn, quand il tue son frère ! C’est probablement ce moment que le récit cherche à dissimuler à notre examen. Le meurtre excède assurément le cadre d’un simple crime passionnel et ses mobiles paraissent plus profonds que les considérations psychologiques ou morales.
Que dit le texte ? « Le SEIGNEUR dit à Caïn : Où est Abel, ton frère ? Il répondit : Je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?
Le Dieu qui s’inquiète de l’absence d’Abel est le même qui s’était déjà approché de Caïn à l’échec de son offrande. Sa question adressée à ce dernier n’est pas une simple accroche dans la trame de la narration. Dans ce climat délétère, l’interpellation ne pouvait apparaître aux yeux de Caïn que comme une confirmation, la preuve même, de la préférence discriminatoire du Seigneur pour son frère cadet. Il est pourtant possible de la comprendre différemment. La sollicitude de l’Éternel, soulignons-le, est de la même fidélité et dans la même suite qu’aux versets 6 à 8. « Le SEIGNEUR dit à Caïn : Pourquoi es-tu fâché ? Pourquoi es-tu renfrogné ? Si tu agis bien, ne relèveras-tu pas la tête ? Mais si tu n’agis pas bien, le péché est tapi à ta porte, et son désir se porte vers toi ; à toi de le dominer. » Que révèle cela ? Comme nous l’avons rappelé, au moment de la crise des « offrandes », l’Éternel s’était déjà soucié de Caïn pour le relever du désespoir, contre la dérive d’une victimisation en excès. Qu’est-ce qui importe ici ? La bravade des rituels performants ou la sollicitude de Dieu qui montre que rien n’est définitivement perdu ?
Si par des dons rituels qu’ils apportent aux dieux, les humains cherchaient à capter leur bienveillance , ici elle est accordée à quelqu’un dont l’offre cérémonielle n’avait rien donné ! « Qu’ai-je à faire de la multitude de vos sacrifices ? dit le SEIGNEUR… Je ne prends pas plaisir au sang des taureaux, des agneaux et des boucs » (Esaïe 1,11). À l’oblation de Caïn et à celle d’Abel, il y a ce qui s’était passé, mais également sa perception par les concernés. Dieu toujours se tient aux côtés de celui qui est seul, de la victime, et non jalousement près des « offrandes », soucieux des gains et parmi les « gagnants ». « Où est Abel, ton frère ? » : interpellant de cette manière le fils aîné d’Adam, l’Éternel Dieu ne s’acharne aucunement sur un « suspect parfait ». Puisqu’il avait été invité à désamorcer la fatalité de la violence sans fin, Caïn aurait pu, lui aussi, se rapprocher de son frère comme le Seigneur lui-même l’avait fait à son profit. Il ne l’a cependant abordé que pour l’attaquer et le tuer ! Mais était-ce un simple assassinat ?

La dette de sang, un sacrifice caché
C’est pour tenter une distanciation d’avec le registre inquisitorial surchargé de moralisme qu’il nous faut camper sur les images et connotations présentes dans le texte lui-même. Il y a les « sangs » , la « terre » et les formes verbales décrivant relations et actions. Manifestement l’assassinat d’Abel, rejoignant ce cadre rituel de la narration, doit, par conséquent, s’interpréter dans cette économie sacrificielle. Mais de lourdes questions surgissent : quelle offense ou quel préjudice sont en jeu, nécessitant un tel acte, aux allures d’une dette de sang ? Quel est ce dommage qui réclame la vie d’un proche pour sa réparation ? Qui enfin serait le destinataire du sacrifice ? Le sang d’Abel « parle » , bien que le crime ait été furtif, réalisé pour demeurer muet. On le voit, la dénégation demeure une manière de déni.
Renommer ainsi ce « meurtre originel » ne se justifie néanmoins que s’il se distingue clairement de l’allégorisation ou d’une tentative d’extrapolation abusive. En grec allêgorein désigne le fait de parler par figures de langage. Cela consiste à représenter une notion abstraite au moyen d’éléments réels, concrets. L’extrapolation, quant à elle, renvoie au discours qui procède par une généralisation, ou une déduction, sur la base d’éléments de comparaison non probants. C’est un modèle d’argumentation qui avoisine l’amalgame. Or, devant ce que l’on voit dans le texte, la contextualisation plaide au contraire pour s’en tenir à une symbolisation spécifique. En s’assurant, en revanche, de sa portée pour la compréhension des événements dans la suite du récit. Voici ce qu’il relate au travers de ce réquisitoire :
« Qu’as-tu fait ? Le sang de ton frère crie de la terre jusqu’à moi. Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. »
Dans ce passage, le nom d’Abel n’est pas cité. En revanche « ton frère » est répété deux fois, comme aux versets 8, 9 et 10. Pourtant, jamais le récit ne désigne Caïn comme frère d’Abel. C’est l’inverse qui est souligné avec insistance. Cette identification du meurtrier avec sa « victime » n’est pas une simple manière de parler, avec en creux l’idée que le tragique a eu lieu dans l’intime de la fratrie (c’est ton frère que tu as tué). On pourrait plutôt y déceler une autre suggestion : l’auteur du crime n’est pas dissocié de, ou extérieur à son « offrande » ; il demeure lié au sort de sa victime. Dans certaines cultures, le don rituel consiste à « céder » ce qui ne peut l’être, mais qui symbolise paradoxalement le summum du renoncement. On pourrait noter que le mythe de la ligature d’Isaac, « le sacrifice interdit », vient en contrepoint de l’immolation d’Abel. C’est pourquoi, lorsque Dieu dit à Abraham : « prends ton fils, ton unique… » (Gen. 22,2), l’impossible demande peut s’entendre aussi comme une réaction de consternation : « tu prendrais ton fils, ton unique… ? » ; et non exclusivement selon la lettre de ce que l’on lit, dans l’immédiateté d’une mise à l’épreuve par défi .
Il y a ensuite les mentions des « sangs » et de la « terre » (respectivement dam et adama en hébreu). On se perdrait dans les conjectures et rapprochements étymologiques entre les deux termes. Le « sang rouge » et la « terre rouge » … Que les proximités formelles ne deviennent pas des approximations hasardeuses ! L’imaginaire patriotique pourtant offre partout et toujours une « consanguinité » entre les deux substantifs : l’évocation de ce qui est sacré et qui demande des sacrifices (la terre ou le territoire) et le sang des tous les morts sacrifiés. Caïn possède les terres, des territoires qu’il cultive. Il est visiblement redevable à l’égard de la terre. Quand celle-ci est en jeu, le sens de l’honneur et celui du sacré fusionnent en un absolu déifié, fantasme sublimé d’un égotisme monstrueux.
C’est pourquoi, cette fois-ci, Caïn donne, non pas « les fruits de la terre », mais ce qui est infiniment au-dessus de l’offrande d’Abel. Là où ce dernier a sacrifié un animal, emporté par une surenchère mimétique, Caïn donne ce qu’il n’a pas. Un être humain, son propre frère ! La « dette de sang » qui se referme sur lui laisse presque indécise l’identification du vrai récipiendaire du sacrifice. Comme le souligne Claude GROSBERG, « Pour Caïn, puisque violence il y a – Adonaï choisit en effet l’offrande d’animaux plutôt que de ses graines et de ses plantes -, il faut alors que cette violence aille jusqu’au bout, jusqu’au meurtre de son frère. »
« Le sacrifice révélé de Caïn » : notre analyse aurait pu aussi retenir cet intitulé, qui cherche à mettre en évidence un sens possible de ce drame ! Car c’est bien ce que le passage suivant atteste : « Maintenant, tu seras maudit, chassé de la terre qui a ouvert sa bouche pour recevoir de ta main le sang de ton frère. » Comment ne pas le remarquer ? Le lecteur voit bien que, dans ce réquisitoire divin, il est difficile d’attribuer la mort à une simple brutalité quelconque : étranglement, un coup à la nuque, un empoisonnement. Il s’agit d’une mort violente, entraînant un abondant écoulement de sang. L’usage d’un objet tranchant est en cause. On ne sectionne pas une artère sanguine avec les ongles. L’image qui vient à l’esprit avec évidence est celle d’un égorgement.
Sans verser dans un littéralisme naïf, notons que le témoignage du texte indique tout de même que le sang a été intentionnellement recueilli. Le récit ne nous épargne pas le morbide. Il ne dit pas que les traces ou les restes de sang d’Abel étaient sur la tunique de son frère ; il affirme au contraire que le sang du crime avait été offert à la terre, tel un breuvage rituel par les mains humaines, celles de Caïn ! Et qu’avec empressement et goulûment , la déesse Terre l’avait ingéré. Si cela ne s’appelle pas « sacrifice », il faudrait trouver à cette ritualité un autre nom et convenir de son signifié. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire qu’un rite de sacrifice soit public pour attester du « sacrificiel » . Il est des sociétés où les pratiques ésotériques s’accomplissent dans le plus grand isolement, entourées du secret le plus impénétrable, abritant tout don rituel contre le regard des profanes. L’acte sacrificiel met en présence un « sacré », qui reçoit un sacrifice. Toutes les scènes de mise à mort ne sont pas des sacrifices ; de même que l’on ne peut soutenir que seules les immolations sanglantes soient des dons sacrificiels.
Les versets 13 et 14 plaident justement en faveur du « sacrifice caché » de Caïn. Les malédictions divines révèlent l’étendue de sa vulnérabilité. Sans terre et sans dieu, « Caïn dit au SEIGNEUR : […]si quelqu’un me trouve, il me tuera. » ; en d’autres termes, l’Éternel Dieu aurait ainsi « livré » le meurtrier comme lui-même l’avait fait en immolant Abel. La fatalité de la mimésis girardienne. Si l’on s’en tient au registre moral, on ne voit pas la portée de ce qui se trame derrière ce dialogue narratif. Caïn victimise. Toutefois, il fait plus que transiger avec Dieu. Ce qu’il recherche c’est que Dieu « venge » Abel, en se calant sur le mobile de son propre crime. Une vengeance aura été réparée par une contre-vengeance ! Livrer Caïn pour qu’Abel « repose en paix » et que son « sang » cesse de crier… Dans ce récit, en marquant Caïn du signe de sa « protection », le Seigneur défatalise le mimétisme sacrificiel. À l’opposé de la loi immémorielle qui consiste à tuer celui qui a tué, et qui tuera, l’oblation signifie désormais donner à charge de revanche ! Le don de l’Éternel au bénéfice du meurtrier se dresse là telle une subversion face à la règle de donation.
La phénoménologie du don repose en effet depuis Mauss sur trois principes inséparables : donner, recevoir, rendre. Mais le schéma de circulation des offrandes dans l’histoire de Caïn et Abel surprend. Ce schéma est fait de ruptures et de correspondances qui interpellent. Les deux frères offrent à Dieu, qui ne reçoit qu’en partie. Caïn donne la mort à Abel qui, de ce fait, n’est plus dans la relation de réciprocité. Par dépit envers Dieu ou comme geste de fidélité à l’égard de la terre, Caïn apporte le sang (les sangs) de son frère Abel à la terre, qui l’accueille avec empressement . La terre cependant ne restitue rien. Enfin, pour toute sanction, Dieu confère à Caïn un signe de protection. Les paroles de malédiction, frappant à la fois l’offrant (Caïn) et le récipiendaire (la terre), peuvent s’entendre comme un avertissement : ces échanges sont des valeurs de perdition dès lors que la réciprocité cache la rivalité. Est-ce peut-être à cause de cela que l’Éternel Dieu oppose à la trame de ce qui se passe un modèle de don inattendu : le « signe » posé sur Caïn ? À savoir donner sa chance à la confiance, y compris pour celui qui a tué et qui pourrait encore le faire !
Mais, le verset 12 ne proclame-t-il pas pourtant une indéniable punition ? : « Quand tu cultiveras la terre, elle ne te donnera plus sa force. Tu seras errant et vagabond sur la terre. » Pourquoi ce passage aurait-il exclusivement un sens punitif ? Le cadre symbolique des offrandes reflète une lutte sans concession pour les enjeux de l’économie réelle. La rivalité mimétique, comme course pour l’habilitation, ne concerne les échanges rituels que parce qu’elle exprime la volonté de puissance, les actes de domination et les moyens de leur maintien. Au regard de cela, la « malédiction » apparaît au contraire comme une délivrance. L’imprécation divine indiquerait au fond l’horizon d’un destin autre. Un horizon de précarité marqué à la fois par la mobilité et la liberté. En somme l’invitation à entrer dans l’Histoire !

Quand Caïn proteste et transige
On s’en souvient, l’identité personnelle de chacun avait été déclinée, littéralement criée, en faveur de Caïn : « filiation divine », « lance / javelot » (puissance mythique du forgeron), « possession », « acquisition », etc. Arrivé en ce point, il n’y a plus que « précarité » et mouvement ! Loin d’un désastre, il s’agit au contraire d’un don ! Une sorte de bénédiction paradoxale, qui désacralise les valeurs de l’installation, de la colonisation, de l’opulence ou de l’hyper-possession contenues dans le programme onomastique de Caïn.
La « précarisation » frappe aussi bien l’Homme que la Terre. Elle fait sens et accompagne le « signe de Caïn », qui rend cette « précarisation » encore plus vraie et plus vive. Ce statut de « bénédiction paradoxale » signifie : tout à tout moment peut être ôté. N’est-ce pas une économie de dépouillement, qui libère de l’angoisse des menaces, des crispations sécuritaires, des rêves de prospérités ? Le « signe de Caïn » et la « précarisation » se présentent ainsi à l’opposé des « offrandes », des « dons » suspects ou « criminels ». De fait, les « sacrifices » enferment toujours leur « impensé », des « non-dits » que ce mythe finement démasque. En revanche, comme condition existentielle, la précarité et la mobilité reformatent le rapport à Dieu et au monde.
On peut le voir plus nettement encore au travers d’un Targum, qui met en scène l’ultime discussion entre Caïn et son frère Abel. Le sens des bonnes œuvres, leur acceptation ou non par Dieu, le juste jugement, le monde présent et le monde à venir, la crédibilité de Dieu lui-même : rien n’y échappe ! Une joute théologique de grande facture. Un morceau flamboyant de théodicée !
Caïn : « je vois que le monde a été créé par amour […] mais qu’il n’est pas régi selon le fruit des bonnes œuvres et qu’il y a, dans le jugement, acception de personnes. Pourquoi ton offrande a été accueillie avec faveur et mon offrande à moi n’a-t-elle pas été accueillie avec faveur ? Abel répondit à Caïn, en disant « ce monde a été créé par amour et il est régi selon le fruit de bonnes œuvres et il n’y a point dans le jugement acception de personnes. Parce que les fruits de mes œuvres étaient meilleurs que les tiens et antérieurs aux tiens, mon offrande a été accueillie avec faveur. » Caïn répondit et dit à Abel : « Il n’y a ni jugement ni juge ni autre monde ! Point de remise de récompense pour les justes ni de châtiment pour les méchants ! » Abel répliqua à Caïn, en disant : « Il y a un jugement et il y a un juge et il y a un autre monde ; il y a remise de récompense pour les justes et un châtiment pour les méchants ! » Sur ces questions, ils se querellaient en pleine campagne. Et Caïn se dressa contre son frère Abel et, lui enfonçant une pierre dans le front, le tua. »
Ce fragment provient d’une traduction araméenne du Pentateuque de la Bible hébraïque. Courante dans les milieux rabbiniques du début du christianisme, elle se caractérise par son style paraphrastique. Ce que l’on vient de lire en donne une illustration. À côté de la cosmogonie et d’une certaine théologie de la providence, on a un exemple de la théorie classique de la rétribution évoluant comme une lutte sournoise, mais intense, pour la reconnaissance. Dès lors, les rites sacrificiels et leurs inexorables violences, nourrissent toutes les formes de narcissisme. Ils ne sont que visages de Mort, massacres des vies et destructions ; des « offrandes » qu’en définitive rien ni personne ne réclame. C’est à peine si le sacrifiant lui-même se reconnaît, en reconnaissant les mobiles cachés qui l’animent : sa religion, son absolu, sa quête d’une toute-plénitude.
Pourtant, dans ce passage Caïn se présente finalement comme le seul véritable destinataire de ses « offrandes », puisqu’il attendait le retour de ce qu’il a offert. C’est la raison pour laquelle il incarne hardiment sa propre plainte et endosse sa prière puissamment surchargée d’obsécrations. Le retour du sacrifice portant un bonus ou une plus-value : l’ordre normal de cette économie de « qui perd gagne »… ! Qui est à plaindre dans cette situation, le criminel-sacrifiant ou la victime ? La formalité rituelle, comme cadre narratif, change-t-elle quelque chose à l’inversion des rôles toujours caractéristique de la victimisation ? Mais Caïn parle et interpelle. Sa rhétorique revendique et oppose le doute à la possibilité de justice dans le monde créé : au fond, un nihilisme par désillusion. C’est une posture pugnace de l’égocentrisme ; comme si toute valeur, le souci d’autrui par exemple, était irrémédiablement antagonique à l’honneur ou à la vérité que l’on se doit. Le désir irrépréhensible de réparation prépare au néant de vérité, au désert de justice et de toute empathie ! Comment être sujet devant les autres sans cet honneur de responsabilité que l’on se doit déjà à soi-même ?

Mange ton mort…
Si les restes des victimes offertes aux divinités sont soit tabous, soit livrés aux charognards ou à leur sort, ils peuvent également servir aux libations des vivants . Que faire lorsqu’une dépouille est en déshérence, sans sépulture ni traitement particulier ? Voici ce que dit le Coran au sujet de la dépouille encombrante d’Abel :
« Et raconte-leur en toute vérité l’histoire des deux fils d’Adam. Les deux offrirent des sacrifices ; celui de l’un fut accepté et celui de l’autre ne le fut pas. Celui-ci dit : “Je te tuerai sûrement”. “Allah n’accepte, dit l’autre, que de la part des pieux. Si tu étends vers moi ta main pour me tuer, moi, je n’étendrai pas vers toi ma main pour te tuer : car je crains Allah, le Seigneur de l’Univers. Je veux que tu partes avec le péché de m’avoir tué et avec ton propre péché : alors tu seras du nombre des gens du Feu. Telle est la récompense des injustes.” Son âme l’incita à tuer son frère. Il le tua donc et devint ainsi du nombre des perdants. Puis Allah envoya un corbeau qui se mit à gratter la terre pour lui montrer comment ensevelir le cadavre de son frère. Il dit : “Malheur à moi ! Suis-je incapable d’être, comme ce corbeau, à même d’ensevelir le cadavre de mon frère ?” Il devint alors du nombre de ceux que ronge le remords. »
Dans ce passage, les deux frères se placent à deux niveaux différents de discours. K’abil (Caïn) veut punir H’abil (Abel), à défaut de s’en prendre à Dieu. Allah ne reçoit pas (l’offrande) des impies, réplique H’abil. Là où l’un s’arc-boute sur les effets visibles, l’autre s’intéresse aux causes invisibles du drame. Ressource bouillante de toute victimisation, cette intraitable récrimination est fermée par deux bouts, en bas et en haut. Deux « péchés » inexorables : l’un, dans le désir de l’acte, l’autre dans le crime accompli ! Les deux « péchés » se tiennent en une monstrueuse cohérence : la culpabilité. « Les gens du Feu », « récompense des injustes », « ceux que ronge le remords », ces termes donnent au tableau toute sa charge de gravité. Est-il nécessaire d’être un érudit des textes sacrés de l’islam pour en saisir la signification ?
Il y a plus. A la différence du mythe de Genèse 4 qui restitue ce fratricide originel, les noms coraniques de deux frères ne suggèrent guère de hiérarchie narcissique. Car abstraction faite de K’ pour l’ainé et de H’ pour le cadet, le reste de leur nom est identique. On notera les mêmes pénultièmes, puis ce « il » final qui est l’exacte transcription de « el » pour l’hébreu, et qui épelle le nom même de Dieu ! K’abil et H’abil portent donc dans leur identité la marque du nom saint d’Allah. Aucun déterminisme ne les prédisposait à une rivalité fatale ; une identité différenciée les fait partager une destinée essentielle. Hormis la précédence de K’ et de H’ qui, linguistiquement, permettent que chacun soit distinctement nommé. Nous sommes loin de toute intention de valorisation exclusive ou discriminatoire.
Attardons-nous plutôt sur le corbeau. L’épisode a les allures d’une allégorie. Contrairement aux oiseaux de proie plus nobles, le corbeau est un charognard opportuniste. Un oiseau débrouillard, peu regardant pour son alimentation. Cependant, devant la dépouille de H’abil, l’oiseau ne se précipite pas. Comment peut-on « tuer » sans consommer sa « victime », la livrer comme proie aux insectes, l’abandonner à la nature ? « Mange ton mort… » : l’attitude de ce quasi rapace se révèle alors comme un défi offensant. Quelle humiliation pour l’être humain qu’est K’abil ! Lorsque le corbeau se met à gratter par terre, K’abil comprend que la considération que l’on peut avoir envers soi-même passe par le souci de soin que l’on porte à autrui . Sinon, termine le travail et « mange ton mort. » : au fond le corbeau est envoyé à K’abil afin qu’à travers le remords, il apprenne à aimer. Dès lors, face à la mort donnée, ou subie, l’honneur et l’hommage peuvent demeurer des dons post mortem. Plus qu’une sagesse pour les survivants, l’échange mystérieux qui s’opère en cette circonstance est à n’en point douter une relation de transcendance.
C’est un point que Corine PELLUCHON a admirablement relevé : « C’est en montrant que la considération n’est pas une vertu, mais la clé de voûte de toutes les vertus, et qu’elle désigne une structure de l’existence liée à une certaine manière de configurer le temps et à la transcendance, que nous pourrons comprendre quelle place tient notre rapport à la mort et à cette éthique. » Donner une sépulture au mort et procurer un abri au déshérité participent d’une même justice. C’est délimiter l’espace de civilité propre à la société et la communion de mémoire. Ce sens ultime de justice est précisément ce qui métamorphose les égoïsmes les plus institués, les plus conquérants, permettant de faire plier tant des cynismes que cornaquent toutes ces haines en héritage.

La fin des sacrifices
Le chap. 4 de la Genèse, qui nous a retenu, se termine par une notation assez inattendue. En entête de l’histoire, il était question des « offrandes » de deux frères, du sort de chacun de ces dons rituels et l’appréciation divine. Après avoir rappelé les descendants de Caïn, le verset 26 ferme le récit par ces mentions : « De Seth aussi naquit un fils qu’il appela du nom d’Enosh. C’est alors que l’on commença à invoquer le nom du Seigneur (YHWH). »
Un passage qui passe parfois inaperçue : c’est alors que l’on commença à invoquer le nom du SEIGNEUR. Sommes-nous à un tournant, marquant un « avant » et un « après » ? Une fois Abel supprimé, rendu ainsi incapable de toute descendance, il ne restait plus que la postérité de Caïn, le meurtrier. Adam et Ève ont un troisième enfant, Seth. Acclamé par sa mère selon ses habitudes : « Dieu m’a attribué une autre descendance après Abel que Caïn a tué. » (v. 25b). Une déclaration explicite, saluant l’inattendu de cette consolation au milieu d’un impasse : d’un côté, la postérité de l’« assassin », de l’autre, la désolation d’une lignée à jamais « éteinte ». Seth et son fils représentent l’inespéré qui rouvre l’Histoire !
De la même manière que la première histoire, celle de Caïn et Abel, a pour sujet principal la célébration rituelle ayant tourné au drame ; de la même manière, la deuxième histoire symbolisée par Seth et Hénoch se distingue par le culte de YHWH : « c’est alors que l’on commença à invoquer le nom du Seigneur. » L’évocation ne révèle-t-elle pas deux moments différenciés, deux régimes de rapport à Dieu ? Le lecteur-ce perçoit là deux temps qui se tournent le dos. Car c’est à ce verset 26b qu’arrive enfin un happy end, pour toute la trame depuis le verset 3 du chapitre.
Y a-t-il un déplacement d’intérêt, une « révolution » par rapport aux actes sacrificiels accomplis dans la partie précédente du récit ? Ce « C’est alors que… » de bifurcation amène ces questions : Où sont passés les rites et leurs vertus ? « Invoquer » ou « proclamer » le nom du SEIGNEUR évoque la connaissance du nom de Dieu et, d’une manière générale, le service de son culte (cf. Gen.12,8 ; 13,4 ; 21,33ss, etc. ; Ex.3,14ss ; 6,2ss ; Jr.10,25). Redisons-le : autant la narration s’est attardée sur les offrandes reçues ou refusées dans la première moitié du récit, autant elle se clôture par un « c’est alors que… » ; comme si un sous-entendu annonçait la manière d’être dorénavant devant Dieu ! « C’est alors que… » Mais la structure de cette trame du texte conduit-elle clairement à ce constat ?
Du 1er au 9e chapitres, les épopées mythiques de la Genèse ne forment nullement une trame historique linéaire, pour un ensemble littéraire cohérent. Les premiers chapitres allant de 1 à 5 sont consacrés à la Création et aux généalogies ; à partir du chapitre 6 jusqu’au au chapitre 9, on traite du Déluge et de ses suites. On observe une progression suggérant un saut qualitatif, bien qu’en définitive le Déluge et la « restauration » apparaissent eux-mêmes comme une duplication de la Création. Ce moment de la refondation repose sur un acte solennel d’institution. C’est l’Alliance avec Noé et ses descendants. « Dieu dit : Voici le signe de l’alliance que je place entre moi et vous, ainsi que tous les êtres vivants qui sont avec vous, pour toutes les générations, pour toujours : je place mon arc dans la nuée, et il sera un signe d’alliance entre moi et la terre. » (Genèse 9, 12-13). Or, contrairement à l’Alliance de Dieu avec Abraham plus tard, cet acte sans ritualité reste simplement évoqué ! Il est un signe, annoncé par un geste guerrier désormais aboli. Voilà le pacte. Il est sec, sans échange, sans profusion de cadeaux, sans animaux immolés !
Le préambule présente cette Alliance comme don de la vie et de la nourriture qui le soutient. Un don assorti d’un interdit lourdement répété : « Seulement, vous ne mangerez pas de chair avec sa vie, c’est-à-dire avec son sang. De plus, je réclamerai votre sang, pour votre vie ; je le réclamerai à tout animal ; et je réclamerai à chaque être humain la vie de l’homme qui est son frère. Celui qui répand le sang de l’être humain, par l’être humain son sang sera répandu. Car à l’image de Dieu l’homme a été fait. » (versets 4-6). Avant le Déluge et ses suites, nous avions repéré une rupture entre le temps des sacrifices, leurs rebondissements, ce que les « offrandes » donnaient à voir et ce qui restait caché. Le temps désigné par « c’est alors… », répétons-le, suggère qu’à partir de là, il suffira d’invoquer ou de proclamer uniquement le nom de Dieu. D’être ainsi à son service. Quel est l’ordre qui régit désormais ce nouveau temps ?
Au chapitre 2, en effet, l’interdit originel portait sur l’arbre de la connaissance du bien et du mal ; au travers de la citation ci-dessus, l’enjeu de la prohibition n’est plus le même. L’interdit vise le sang et ce qu’il désigne, la vie. Ce qui est ainsi formulé n’est autre que le sens de l’altérité et de la sanctuarisation qu’en procure la loi. La prohibition protège toute vie, mais aussi, pour chacun, la sienne propre. Se recevoir soi-même comme un autre : tout être humain étant à l’image de Dieu ! Le sang versé pour tuer comme les « sangs » de l’immolation aspergés sur un autel relèvent de la même économie de massacres. Le rapport au sang ressortit ainsi à un autre âge. Celui où la violence, la mort donnée, la destruction des êtres et des choses pouvaient être revendiquées comme donations sacrées. Avoir de la « valeur » à ses propres yeux, et espérer en avoir devant les divinités… Nous voici ramenés au sacrifice d’Abel.
C’est pourquoi, instruits entre autres par les sacrifices dans l’Antiquité, les anthropologues contemporains l’ont mis en évidence : « Derrière chaque sacrifice (animal) se trouve, à l’état de possibilité, de menace effroyable, le sacrifice humain. » Cette ritualisation de la brutalité destructrice est mieux rendue dans la langue allemande avec un terme comme Schlacht. Le commerce de la violence serait-il une marque universelle de l’humanité sous le mal ?
L’expression « bain de sang », qui ressemble aujourd’hui à un euphémisme médiatique pour signifier le carnage, a pu bel et bien être, avec le « taurobole », une pratique effective de baignade, consistant à faire communier les foules dans un trou rempli du sang des taureaux immolés. Un massacre d’animaux au profit d’un rituel de régénération dans l’empire romain !

Racheter la violence… : un défi contre la barbarie de toute substitution.
De son acuité exégétique, André NEHER aide à le saisir : « Tout est Abel, constate Qohélét. Même Caïn et Seth sont Abel. Mais si l’identité entre Caïn ==Abel (sic) n’est prouvée que par l’échec final de Caïn, l’identité entre Seth == Abel (sic) est établie par la présence même de Seth dans le monde. […] la voix des enfants d’Abel n’a pas crié en vain, Dieu l’a entendu. […] Tout est entendu. » Ce « Tout est entendu » scandé par Neher, est précisément ce qui échappe à « Tout est vanité » et qui paradoxalement rend « vaporeuse » toute programmation, toute prédestination de valorisation narcissique ou d’arrogance collective. Et puisque ces rapports entre frères sont en impasse, on le voit bien, les dons rituels ne tiennent pas non plus leurs promesses. Le sentiment d’échec rend d’autant plus vive la nécessité de l’impossible reconnaissance. Survient la folie de terres brûlées, comme jadis le désir de mettre Dieu à contribution par les bêtes brûlées. Et devant sa réticence, la surenchère des « sacrifices » incestueux, que les Écritures désigneront sans ambages comme abomination. Ainsi s’esquisse la sortie de l’économie des sacrifices.
Sur les traces de NEHER, Grégory WOIMBLEE le redit vigoureusement : « Le message biblique est clair : Dieu entend le cri des hommes, Seth est la réponse au meurtre d’Abel et au crime de Caïn. Le nihiliste se prend pour Caïn (cf. le propos de ce dernier dans le Targum )* et ressuscite un Abel qu’il rejette : il n’aura fait que confondre vanité et néant. Sa conscience régressive porte la nostalgie des œuvres de Caïn, le rêve d’une puissance bâtie sur la peur et la servilité qu’elle inspire, le rêve d’être du côté des vainqueurs, des dominants. » C’est ce qui arrive quand devant l’autel de la « rivalité de bénédiction » rien ni personne n’a plus de prix, sinon celui de l’arrivisme narcissique ou de l’impérialisme de « civilisation ». Nous avons vu comment l’Éternel Dieu délivre l’ex-meurtrier de cette malédiction, dont l’un des atavismes archaïques reste encore la conquête et les occupations des terres, l’oppression et l’écrasement des peuples.
Au travers des mythes religieux ou des idéologies, la suspicion envers les rites sacrificiels, portant particulièrement sur leur valeur, n’est pas une simple attitude critique, mais un choix éthique de portée politique. Était-ce par divagation romantique que jadis les mouvements de non-violence, comme aujourd’hui l’engagement pour la paix et l’écologie, s’inspiraient des valeurs noachiques ? Quand, en face, l’obsession du paradigme caïnique continuait de transiger avec des rationalités cannibales.


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