Pour André Dumas, Une réflexion morale surgit quand il y a complexité, indécision et pourtant conscience que tous les choix ne sont pas équivalents, voire indifférents. Ce qui est réglé par les processus de la nature ou par les procédures de la logique et de la technique n’appelle pas la méditation morale, car ici une seule voie s’avère la plus saine ou la plus inévitable, même si la nature si souvent se trompe de voie et si la technique hésite, ignorante du fortuit qui la désarme et de l’imprévisible qui la contredit. La morale intervient quand la liberté de l’homme s’interroge sur le meilleur au sein du relatif et quand le meilleur n’est pas une évidence, pace que les sensibilités s’opposent et que les arguments s’entrechoquent à son propos.
Ces récentes années, soyons plus généreux, depuis un siècle, les hommes des sociétés techniquement assistées[2] ont vu incroyablement grandir leur pouvoir sur la vie. Pouvoir ne signifie tout d’abord nullement contrainte, comme notre vocabulaire, perverti par les facilités et par la crainte, a tendance à le faire croire, mais bien possibilités. Nous ne pouvons pas tout mais nous pouvons beaucoup, là où les millénaires de générations qui nous ont précédés mettaient leur humanité dans l’acceptation de ce qui fut destin, devint providence et s’appellerait désormais hasard.
Nous pouvons combattre vivement la mort. Nous la tenons à plus de distance pour plus d’années et pour plus de gens. Cependant dire que nous dominons désormais la vie et la mort serait un emballement verbal, une exagération naïve et surtout un grave mécompte. Car il ne s’agit point tant de dominer des forces réputées étrangères, à la façon dont les barrages, les conduites forcées et bien sûr, les turbines dominent le flot des torrents. Il s’agit d’habiter et la vie et aussi la mort. Nous ne sommes pas la digue, ni le tableau de contrôle de la centrale, mais le flot lui-même, son jaillissement et son tarissement, un jour.
Habiter la vie et aussi la mort
Nous voici alors au cœur du problème. D’une part, le pouvoir incite à parler en termes de droit. Puisque l’on peut, puisque certains peuvent, il est d’attente humaine et de justice sociale que chacun ait droit à cette maîtrise de la vie (et aussi de la mort) qui apparaît bien l’une des grandes conquêtes de l’inventivité sur la fatalité. Le droit est la mise à disposition, technique d’abord, puis morale et enfin légale (je crois cette séquence plus exacte que celle qui ferait dépendre le moral de sa légalisation préalable) de possibilités nouvelles, dans la mesure où ces possibilités sont estimées bénéfiques pour l’aventure de l’être humain. Nier ces droits, c’est alors interdire sans motif convaincant, et la morale, en ce cas, fait vite figure de gendarme attaché à maintenir des mœurs anciennes. Les mouvements actuels en faveur des droits des hommes à déterminer eux-mêmes leur vie (et leur mort) sont tous issus de cette ardente aspiration à user de pouvoirs nouveaux, sans que l’on vienne aussitôt leur prédire comme effets l’égoïsme et la licence.
Mais, d’autre part, la notion de droit reste ici sommaire. Que devenir si ne survient pas ce à quoi on estime désormais avoir droit ? Comment vivre les frustrations de la liberté, là où autrefois on se préparait aux accomplissements de la destinée ? Par ailleurs, quel sera donc celui qui déterminera les circonstances où le droit joue, se distinguant de l’abus qui le viole et de la détresse qui l’ignore ? Un droit est-il une intime et solitaire conscience, qui ne cherche qu’en elle-même les ressources et les moyens de sa résolution, ou est-il une assistance garantie par un contrat conclu avec une instance sociale et avec son agence technique ? Irait-il ce droit jusqu’à devenir un nouveau consensus auquel il serait indécent et délicat de ne pas se conformer désormais ? La vie (et la mort) m’apparaissent moins des droits nouveaux, conférés par le progrès des techniques, que des moments successifs qu’il importe de pouvoir habiter, avec tout ce que la notion d’habitat implique et d’adhésion personnelle et de communication sociale.
Vivre personnellement jusqu’à sa mort
C’est pourquoi, à propos de cette question moralement si complexe de l’euthanasie, littéralement de la bonne mortalité, je dirais volontiers que je crois au droit de chacun à sa mort, mais que je conçois mal ce que veut dire abstraitement le droit à la mort. J’aimerais montrer qu’il n’y a pas là une subtilité inutile, mais un éclaircissement dans nos pensées tourbillonnantes.
Avoir droit à sa mort c’est séparer le moins qu’il est possible le sujet personnel de la vie qu’il habite et dont le sépare si souvent son ignorance technique, son entourage anxieux, sa propre opacité envers les divers moments de son existence. À la vérité, nous vivons très couramment ignorants de notre propre vie. Nous nous félicitons qu’elle besogne au logis, sans que nous ayons à lui rappeler ses programmes. Nous lui demandons de se faire oublier, pour que nous soyons tout entiers tournés seulement vers l’activité que son obscur labeur nous permet. La vie est une évidence implicite. Pourtant, il y a bien des moments où elle tracasse, encombre ou défaille. Faut-il alors cesser d’être soi, parce que la vie devient problématique, comme si nous jouions à l’alternance entre une activité personnelle qui gommerait la fragilité latente de toute vie et, tout à coup, une angoisse de perdre sa vie, qui supprimerait toute présence personnelle. Dans les deux cas, la personne n’habiterait pas sa vie. Elle vivrait en oubli ou en effroi à côté d’elle. Réclamer pour chaque homme le droit de vivre sa mort, c’est lui faire l’honneur de poursuivre ce qu’il a déjà entrepris auparavant : rester soi, alors même que défile le cortège des inquiétudes, des sursauts et peut-être des apaisements. Vivre personnellement jusqu’à sa mort.
La bonne mort
Aujourd’hui, nous risquons de tant parler de nos pouvoirs et de nos droits que nous perdons la présence auprès de ceux qui expérimentent d’ultime manière, mais après en avoir sans aucun doute déjà vécu des annonciations, les moments où le pouvoir cède à l’impuissance et le droit à l’acceptation, sans que cesse pour autant, en ce passage de l’activité à la passivité, l’humanité de celui qui s’y achemine. Il faut reconstituer le droit de chacun, non pas tant à la mort, qu’à sa mort. La meilleure réflexion morale que je connaisse en la matière est le document récemment rédigé à la demande de l’Église anglicane par un groupe de médecins, de psychologues et de théologiens[3]. Il insiste beaucoup sur deux points. Tout d’abord sur les facultés qu’a une société médicalement bien orientée, non plus de seulement faire face brillamment aux grandes interventions thérapeutiques, mais de soigner, avec efficacité et dignité, les malheurs chroniques qui sont le lot le plus fréquent des fins de vie dans nos sociétés, d’abord activement interventionnistes, puis passablement abandoniques. La bonne mort passe assurément par une réorientation de la médecine, accompagnant la totalité de l’homme, y compris sa mort. En second lieu, ce document insiste sur les nouvelles possibilités qui s’offrent, grâce à des dosages préventifs et durables de drogues, de combattre la douleur jusqu’à la fin sans annihiler la conscience. Il et vrai, comme l’a écrit Engels, que « la nature se venge toujours de nos victoires. »
Mais il est aussi vrai que le pessimisme technologique ne vaut pas mieux que l’optimisme naturaliste. Nous sommes de mieux en mieux armés non seulement pour reculer la mort, mais pour permettre à chacun de la vivre personnellement. Le droit de vivre sa mort n’est ni une revendication amère, ni une utopie irréalisable, si du moins la mort effraie moins ceux qui n’ont jamais voulu soigner ou penser que le seul droit à la vie, et si la société technique contemporaine ne partage plus l’humanité entre des praticiens actifs mais secrets d’une part, et des patients passifs mais muets, d’autre part. Comme tout droit, notre mort personnelle peut renaître quand cessent les regards de commisération et de gêne, pour faire place à l’échange, ultime mais non point interdit.
Bien que ce ne soit pas l’objet de ce cahier, il faut aller plus loin et reconnaître dans des suicides une conduite humaine parfaitement digne, consciente, motivée, un certain droit à cette mort personnelle que les circonstances objectives et surtout subjectives de la vie rendent apparemment nécessaires pour celui qui s’y décide, non par fuite ni abandon, mais par la liberté de son courage et de sa détresse mêlés[4]. Il ne s’agit pas là du droit au suicide en général, come faisant partie de la panoplie des droits de l’auto-détermination humaine, mais beaucoup plus personnellement du droit de certains à cette mort, si c’est leur seule issue.
Réserves devant l’énonciation générale d’un droit à la mort
Par contre, et ma position va paraître paradoxale, je comprends mal ce que signifierait le droit à la mort, en tant que nouvelle acquisition des possibilités techniques et des légitimations législatives. Qui peut effacer que la mort reste l’antithèse de la vie et que l’endurance à son approche reste l’une des forces de la vie au travers même de sa faiblesse ? Je sais bien tout ce qui se dit et s’écrit – davantage sans doute que cela ne se vit – sur le moment où une existence cesse d’être personnelle et peut-être humaine, où donc il ne s’agit même plus du droit à vivre sa mort, puisqu’il n’y a apparemment personne pour la vivre. L’acharnement thérapeutique est évidemment nocif quand une existence est devenue à la fois incurable et inconsciente. Ce que tant de médecins pratiquent ici, à savoir l’arrêt des traitements de guérison active, devait recevoir une approbation explicite afin que la crainte des reproches ne rajoute pas son poids extérieur à ce diagnostic souvent difficile. Mais tout ceci ne me ferait pas fonder la nouvelle acquisition légale d’un droit à la mort qui me semble confondre plusieurs éléments différents : la crainte de la souffrance, le maintien de la dignité personnelle, la libre disposition de soi-même et la garantie sociale. J’ai peur, je l’avoue, que ce droit à la mort ne soit une sorte de prolongement abstrait du droit à la vie, dont j’ai déjà dit qu’il oubliait la question la plus importante : comment habiter ce qui nous constitue, la vie puis la mort ?
Il reste que ma distinction entre l’insistance sur le droit de chacun à sa mort et mon recul devant l’énonciation générale d’un droit à la mort peut apparaître comme une déclaration de principe que n’accompagnerait aucune possibilité concrète. Je ne l’ai pas entendue ainsi, mais bien davantage comme la différence entre vivre sa propre mort, se trouver aidé pour cela par toutes les facilitations techniques dont on peut aujourd’hui disposer et par le compagnonnage sans effroi ni désintérêt que viennent offrir ses proches à celui qui va mourir d’une part, et d’autre part un certain refus justement de vivre cette mort, refus dont j’ai dit combien je le respectais en certains suicides de courage et de détresse. Mais alors je ne crois pas qu’il soit personnellement ni socialement bénéfique d’en reconnaître législativement l’acquisition nouvelle. Plutôt que dispenser de la venue de la mort par un droit, ne faut-il pas accompagner cette venue par une présence ? N’est-ce pas là ce que demandent ceux qui ont à vivre jusqu’au bout leur non-solitude ?
[1] Revue échanges n°123, revue du Centre international d’échanges religieux, culturels et sociaux, novembre 1975
[2] N’oublions jamais que nos débats demeurent ceux de la portion du monde où la richesse a permis la généralisation de l’appui technique et l’apprentissage de son savoir-faire. Encore aujourd’hui les inégalités sont ici dramatiques : « un enfant africain sur sept meurt avant son premier anniversaire, un sur dix en Asie ; un sur quarante en Occident, mais la vie gagne partout ». François Sarda, Le droit de vivre et le droit de mourir, Seuil, 1975, p. 26.
[3] On dying well. An Anglican contribution to the debate on euthanasia, 67p., 1975, Church information office, Dean’s Yard, Londres S, IP 3 NZ.
[4] Jean Beaschler.