Je ne voudrais pas avancer masqué, donc j’annoncerai d’emblée quelles sont les influences envers lesquelles je suis redevable :
Tout d’abord Jacques Ellul et son complice bordelais Bernard Charbonneau, Ivan Illich. Et plus près de nous : Olivier Rey, Pablo Servigne (adepte de la collapsologie), Jean-Pierre Dupuy et le catastrophisme éclairé, qui signale que si notre ère qualifiée d’anthropocène est menacée d’effondrement, elle réserve des possibilités de renouveau, de renaissance inattendues. Si bien que si la lucidité nous condamne au pessimisme, la volonté (si elle demeure créatrice) nous permet un optimisme qui, sans être béat, ménage un avenir à l’humanité. Je ne vous cacherai pas non plus mon attachement aux travaux de Serge Latouche sur la décroissance et, puisque notre festival a pour emblème Les Lumières en Cévennes, mon tropisme quelque peu rousseauiste. Pour conclure cette série de références, je la complèterai par celle qui me détermine fondamentalement, à savoir le corpus biblique, source incessante de réflexion et de renouvellement de nos imaginaires.
Pour développer le thème de cette conférence, je m’appliquerai à commenter le texte de présentation dans le livret du Festival.
« Les dangers multiples menaçant les démocraties, pandémies, réchauffement climatique, terrorisme, guerres nucléaires mettent à rude épreuve notre vie commune. Le moins d’État souvent mis en avant dans les sociétés libérales se heurte au désir de protection des individus qui rend ainsi aisées des politiques marquées par la contrainte et la surveillance. Le « quoi qu’il en coûte » présidentiel n’est pas seulement une annonce budgétaire, mais le révélateur qu’au nom de la survie à tout prix, il nous faudra peut être accepter un coût : celui d’une vie de servitude sans joie. »
1. État des lieux
Mais commençons par le commencement, c’est à dire un état des lieux : notre monde (nombreux sont ceux qui le soulignent) est au bord de l’abîme. Le réchauffement climatique, dont on commence ici à percevoir les conséquences dramatiques mais qui frappe d’ores et déjà d’autres territoires de plein fouet, provoquant des déplacements de population dont l’ampleur à venir n’a rien à voir avec les migrations actuelles que certains de nos gouvernants instrumentalisent honteusement pour activer et cultiver les peurs. L’accélération de l’extinction des espèces vivantes et la réduction inquiétante de la biodiversité.
On peut aussi évoquer le regain grandissant des tensions internationales qui, malgré quelques efforts diplomatiques, engendrent méfiance et violence entre les états qui pourtant, à travers l’ONU, se voulaient unis. Les membres du Conseil de sécurité de cette institution sont eux-mêmes en train de reprendre massivement leurs investissements militaires, y-compris nucléaires (les traités de non prolifération sont transgressés depuis longtemps).
Et de plus en plus, il faut bien sûr constater l’incapacité des grandes nations à imaginer d’autres modèles de vie que ceux qui se sont développés au 20e siècle, basés sur la production intensive et la consommation compulsive, si bien qu’aujourd’hui les produits toxiques et les déchets ingérables font de nos contrées, des mers et des océans des réservoirs mortifères, des poubelles silencieuses, sauf si quelques illuminés solitaires les désignent et au péril de leur liberté et parfois de leur vie nous alertent.
Et puis si, par ailleurs, il nous faut relativiser ce qui fait notre quotidien depuis plusieurs mois, il est clair que nous devons nous préparer à un développement de plus en plus fréquent de ces attaques virales puisque de ci de là surgissent des agents pathogènes que seule une décélération de la croissance et pour certains une décroissance pourront réduire. La croissance a provoqué l’envahissement de territoires naturels et réduit l’espace vital de certaines espèces qui vivent ainsi dans une promiscuité avec l’espèce humaine dont on ne mesure pas les conséquences : « Il ne fallait pas déranger les chauves-souris », a-t-on dit ?
Au bord de l’Abîme aussi parce que les états-nations, tous tributaires de cette occidentalisation néfaste, ne savent pas ou ne veulent pas lutter contre la violence des inégalités sociales et économiques qui les gangrènent et provoquent aussi des ripostes violentes à un système qui s’enferme dans le déni (et ici permettez-moi de soutenir que si pour une part un islam s’est radicalisé, c’est aussi une résistance radicale qui, à la recherche d’un nouveau récit fondateur disponible, s’est islamisée).
Le libre marché qui devait être la clef du bonheur a engendré corruption, détournement de fonds, avidité sans limites de quelques milliardaires qui, non seulement se prennent pour des dieux, mais aussi dans leur capacité à manipuler les opinions par médias interposés se proposent de formater les consciences et les inconscients, les anesthésier pour se maintenir dans la jouissance jupitérienne des souverains cyniques et autocrates.
Car, et ce n’est pas le moindre mal, nos démocraties (lorsqu’elles existent) sont en crise. Marx en son temps avait dénoncé la démocratie petite bourgeoise qui pour lui était un cache-misère mensonger eu égard aux injustices sociales et économiques. Mais aujourd’hui, ces démocraties si lentes à se déployer s’acheminent les unes lentement et insidieusement, les autres plus spectaculairement vers des régimes autoritaires. La France à ce jour semble en réchapper, mais les indices « graves et concordants » comme disent les juges peuvent nous alerter et nous inquiéter (la découverte du virus espion Pegasus et le silence du gouvernement sur les relations douteuses de la France avec le régime du maréchal Al Sissi qui, à l’aide de technologies françaises, traque sans pitié ses opposants en Égypte, sont symptomatiques, de même que les lois récentes sur la sécurité et le séparatisme).
En juin 1945, l’éditorial du journal Réforme, organe officieux du protestantisme français, sous la plume de Jacques Ellul déjà cité (protestant convaincu, mais aussi professeur de droit, spécialiste de l’histoire des institutions), alors que l’on venait de découvrir le corps d’Hitler dans son bunker à Berlin, était titré ainsi de manière provocatrice ‘Hitler a gagné’. Il signalait que si le tyran sanguinaire avait été éliminé, ses idées restaient tapies dans les recoins les plus obscurs de l’âme des puissants. Madame Irène Delmas-Marty, spécialiste reconnue de droit international, actualisait ce propos dans une tribune du Monde au lendemain de la mort de Ben Laden : ‘Ben Laden a gagné’ ; c’est à dire que nos nations démocratiques risquaient fort de tomber dans le piège que leur tendait le terrorisme en se laissant aller à déployer sans vergogne le contrôle et la surveillance que quelques auteurs prophétiques comme Orwell avaient annoncé. Ce monde auquel nous avons cru (1) et qui, après avoir écarté l’attente d’une béatitude éternelle, l’avait sécularisée dans les espoirs d’un bonheur de vivre et de bien vivre ensemble dans un futur prévisible est en train de disparaitre.
Alors devons-nous en faire le deuil comme le recommandait Clive Hamilton dans son Requiem pour l’espèce humaine ? Devons-nous renoncer à cette civilisation qui, à force de succomber au narcissisme de l’auto-fondation, de l’auto-construction, se trouve confrontée à des impasses désespérantes ? Ou bien faut-il attendre qu’à travers ce deuil, naisse à nouveau un monde plus acceptable, plus vivable, plus convivial, et plus fraternel ? Faut-il demeurer dans l’espérance avec Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne), lorsqu’elle dit que la natalité est à l’origine de tous les commencements, de tous les recommencements, quand le mal radical menace de s’imposer. La natalité, au-delà de sa signification biologique, est cette capacité de l’humanité à laisser surgir, à faire surgir des évènements nouveaux, inattendus, inédits qui, loin des répétitions mortelles, ménagent des espaces et des temps heureux et bienfaisants.
2. Comment en sommes-nous arrivés là ?
Ce mal qui nous étreint et que nous subissons, faut-il encore pour y résister en exhumer les racines ? Quelques mots pour dire comment nous en sommes arrivés là.
Tout commence par un récit, un récit qui, par la mondialisation ou plutôt l’occidentalisation du monde (2), est devenu à quelques exceptions près le récit commun à tous les peuples. Peuples qui, comme le croyait le président Sarkozy, seraient vraiment entrés dans l’histoire à cette occasion (à l’exception des peuples africains aux dires de ce même président en l’occurrence un peu inculte).
Ce grand récit commun est celui d’une communauté humaine qui serait mal partie puisque, entachée par une violence originelle, elle aurait à la juguler et, par un effort rédempteur s’achever dans un univers paradisiaque.
Ce grand récit dominant et bien entendu empreint de religiosité dans ses diverses déclinaisons a cependant gardé toute sa force lorsque sécularisé, cet achèvement parfait s’est incarné, laïcisé, dans des idéologies de substitution, entre autres le socialisme stalinien, le national-socialisme ou le libéralisme asservi au divin marché.
Pour ce faire, il fallait d’une part désaffilier tous les membres des communautés existantes de leurs traditions, de leurs cohésions reçues en héritage par un long chemin pédagogique, ou brutal, vers des autonomies qu’on avait voulu émancipatrices. Par ailleurs, il fallait que ces mêmes communautés privées de leurs valeurs fondées sur des héritages partagés, transcendant leurs actualités, puissent recomposer un tissu collectif.
C’est ainsi que se forgea progressivement la nouvelle souveraineté des États se substituant aux souverainetés multiples et célestes des Dieux, qu’ils soient uniques ou multiples.
Après cet arasement de toutes les transmissions, cet abrasement du vivant dans sa diversité féconde et originelle, le Léviathan de Hobbes allait faire son chemin, conforté ultérieurement par l’arrogance d’une rationalité positiviste et scientiste dominante.
On assiste ainsi aujourd’hui à l’acmé du conflit entre l’individu roi (mais nu), auto-entrepreneur de sa vie, et l’État souverain provoquant autant de crainte que de fascination, un État à qui chacun est tenté de demander tout, entre autres l’abolition du risque, tout en en craignant le pire, entre autres la privation de liberté.
Il est vrai que l’histoire récente a montré que, loin de provoquer le meilleur bonheur, comme Saint Just l’avait envisagé, l’État (de nombreux États) a engendré le pire. Par ailleurs, ces mêmes États, par le déploiement de technologies aux effets incalculables et incontrôlables, sont devenus des colosses aux pieds d’argile. L’histoire est peuplée de ces empires qui, dans leur totalitarisme rampant congénital, ont implosé et imploseront d’autant plus vite que pour l’instant, nul ne peut penser et même imaginer, au-delà des résistances qui se font jour, ce monde d’après dont on nous parle tant ; et ceci en particulier parce que tous embarqués dans une histoire linéaire fortement marquée par la certitude du progrès incontournable, nous donnons tous implicitement notre consentement et notre caution à ce processus, à sa montée en puissance que le jeune La Boétie, alors qu’il n’avait que 17 ans, avait dénoncé dans son célèbre pamphlet sur La servitude volontaire.
3. Retour au présent
Pourtant, les états comme les individus sont vulnérables et notre histoire, tout en prétendant s’afficher comme éliminant tous risques, a un coût. Aucune assurance tous risques ne l’en préserve. Le progrès sans limite n’écarte pas l’incertain.
Ces derniers temps, j’ai été alerté par plusieurs évènements significatifs.
Deux exemples :
Cette panne du réseau Orange qui a provoqué une paralysie des appels téléphoniques d’urgence et ayant peut-être généré 4 décès (le réseau en sauve plusieurs milliers par an) a obligé les pouvoir publics à se défausser sur un manager responsable et donc forcément coupable, car l’Etat doit être infaillible comme naguère le magistère romain : un coupable qui a dû avouer publiquement sa faute à la demande du souverain. On connait depuis des lustres l’image du bouc émissaire qui, en endossant la faute, dispense le système de se réformer. Il y a une incapacité endémique du souverain (malgré des systèmes de plus en plus sophistiqués de surveillance, de contrôle et de répression) à réguler nos diverses sorties de crise pour le moins chaotiques et incohérentes, nos diverses sorties de confinement en sont le symptôme. Des sorties de crise qui, s’il fallait encore le démontrer, montrent à quel point peu de citoyens sont prompts à prendre au sérieux les injonctions médiatisées d’une gouvernance discréditée et impuissante et par ailleurs hors sol au dire de beaucoup. Et ici, je ne critique pas ce gouvernement (un autre n’aurait pas fait mieux), c’est la gouvernance étatique qui est en cause.
Les commentaires au lendemain de l’élimination de la France en coupe d’Europe étaient du même ordre : comment une préparation de la plus haute technicité peut-elle aboutir à un tel fiasco ?, a-t-on dit. Le hasard et le risque ne font plus partie du vocabulaire rationaliste de notre société sûre de sa maîtrise du monde. Elle se trouve plongée dans le plus grand désarroi lorsqu’ils révèlent leur puissance. Aussi faut-il lui proposer un coupable. Mais, et c’est là peut-être notre chance, par delà les injonctions à prévoir, à contrôler, à obéir pour survivre, la vie subsiste et (même dans la désobéissance et l’indiscipline) signale que de nouvelles naissances sont possibles et sont à l’œuvre.
Le « quoiqu’il en coûte » présidentiel a révélé que, au-delà de sa signification initiale destinée à endetter les générations futures, il les condamne à une croissance soutenue. Alors que, comme première mesure significative au lieu de relancer une économie obsolète et tragique, il aurait fallu dès maintenant penser à un moratoire de tous les grands chantiers, exceptés ceux exigés par la sécurité sanitaire et physique des personnes. La preuve en est que seuls 2% des milliards d’euros dégagés pour le plan de relance français sont consacrés à la transition énergétique, ce qui (d’après de nombreux experts) rend caducs les engagements à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Notre descendance est ainsi contrainte à entretenir un système qui la condamne au nom du plein emploi, du progrès technique, de l’innovation obligée, tout en succombant à l’accélération ininterrompue des taches répétitives, de la performance cause de la dégradation des conditions de travail, du mépris de l’œuvre bien faite ruinée par l’obsolescence programmée.
Ce « quoi qu’il en coûte » révèle surtout qu’une machine infernale est à l’œuvre : l’homme né animal va-t-il être finalement le rouage, l’engrenage servile d’une machine sans âme ? Le sentiment confus d’un éboulement imminent se précise et il s’agit, comme le hamster dans sa cage, d’aller toujours de plus en plus vite pour faire tout au plus du surplace, se condamner à la répétition du même et s’épuiser par un effort de plus en plus désespéré. Lénine avait condamné le gauchisme comme maladie infantile du communisme, le macronisme y compris dans sa rhétorique humaniste et progressiste (sans méconnaître l’apparition fugace de ses ressorts profonds et obscurs lorsque survient, au détour d’une déclaration, la formule « Les gens qui ne sont rien »), n’est-il pas en quelque sorte la maladie sénile du capitalisme ? Un capitalisme qui, pour préserver les avantages et privilèges des puissances économiques et financières, s’aveugle sur le moment présent.
Pourtant, suite à cette pandémie (malgré la réalité des nombreux décès qu’elle occasionne, des décès aussi nombreux d’ailleurs étant provoqués par d’autres fléaux, que l’on évoque peu : famines, maladies endémiques, pollution, etc.), n’y a-t-il pas un kairos à saisir, un moment opportun à féconder ?
Pourtant, derrière la déliquescence et la dégradation du lien social, l’atomisation des relations, la disparition programmée de toutes les institutions médiatrices confrontées à une impuissance étatique anesthésiée par la promotion de la sécurité comme seul bien commun à sauvegarder, l’appel à des forces vives renaissantes se fait jour. Les Grecs avaient deux mots pour parler de la vie : bios et zoé. Bios : la vie organique destinée à la disparition et à la reproduction dans la répétition. Et zoé : la vie toujours nouvelle, créatrice qui, contre la dégradation inéluctable du biologique, persiste et imagine des itinéraires inédits. La vie dont témoigne le film Z de Costa Gavras, où le héros assassiné demeure la hantise persistante de la dictature des colonels.
N’est-ce pas le moment, alors que pour la première fois depuis plusieurs siècles, l’indicateur souvent revendiqué par les adeptes du progressisme, l’espérance de vie stagne et fléchit ? N’est-ce pas le moment de changer de regard, de paradigme et, prémices d’un agir renouvelé, de réécrire le récit qui rassemble ceux qui sont disséminés dans des solitudes dépourvues de sens, grosses de violences incontrôlables ?
4. Un nouveau récit devient nécessaire
Un autre récit parce que cela commence toujours comme cela : la parole a du poids, elle est performative, comme l’a montré le linguiste Austin. Ce nouveau récit peut s’articuler autour de certains thèmes.
Tout d’abord il nous faut en finir avec cette idée qui nous tenaille depuis saint Augustin et qui voudrait que l’humanité soit mal partie, que spontanément et originellement l’humanité ne soit capable que de violences, de haines, de desseins de meurtre, et que la tâche des gouvernants soit de les juguler par une contractualisation liberticide des rapports entre les femmes et les hommes. Une contractualisation qui, obnubilée par l’horizon de la perfectibilité et de la perfection finale, ne peut que déboucher sur une société policière toujours tentée par la répression et par l’élimination de tout ce qui serait potentiellement déviant.
Un autre récit est possible, celui de l’entraide, de la compassion, du soin de l’autre. Cet autre que Pablo Servigne, tout collapsologue qu’il soit, a mis en évidence : et si l’homme était naturellement bon et qu’il fallait, non pas le contraindre, mais au contraire l’autoriser à cultiver cette nature, en le délivrant de ses peurs, de la peur du risque de la compassion ?
Et ici, m’autorisant à exposer mon tropisme biblique, je voudrais vous livrer ma lecture de la parabole du Bon Samaritain (Luc 10,25-37). Une lecture attentive du texte montre que les deux premiers voyageurs, le prêtre et le lévite, font un écart lorsqu’ils passent à côté de cet inconnu à demi mort. Une seule raison explique cet écart : la peur, non pas d’être agressés à leur tour, non pas de transgresser un précepte, mais la peur en passant d’être pris dans l’orbite de la compassion, la peur d’être pris dans l’attraction d’une souffrance qui appelle à l’aide, parce qu’au fond de chacun d’eux, par delà leur besoin de sécurité, règne l’impérieux désir de venir en aide. Un désir qui à ce moment là n’ose pas s’avouer et risquer la compassion qui le détournerait de son itinéraire programmé. Et il s’agit ici, à partir d’un récit renouvelé, de choisir entre la survie sécurisée et sécurisante, alimentée par des peurs quoi qu’il nous en coûte de nos intimes solidarités, et la vie risquée conviviale, fraternelle et compatissante, source de joie créatrice, libérée de toutes les chaines qui enferment dans la solitude d’une humanité frileuse.
Car l’humanité n’est pas un ensemble d’éléments qui subissent des interactions douloureuses, mais un corps vivant. Pas le corps géométrique de l’homme de Vitruve (3), mais un corps dont tous les membres sont au bénéfice de leurs liens dans une dépendance créatrice.
Ainsi, le deuxième point fort de notre commune humanité n’est pas dans la pulsion originelle de la performance de l’individu, centre solitaire d’un monde où l’homme est ramené à la géométrie abstraite du cercle et du carré, mais dans la chair vivante, en capacité toujours actuelle des passions heureuses et joyeuses que seuls nient quelques cyniques récalcitrants.
L’histoire d’ailleurs nous l’enseigne : les grands moments de crise ont occasionné des comportements de cruauté, de repli sur soi égoïste, mais aussi et surtout d’abnégation, de courage altruiste, et de don de soi sans limite.
À l’heure de l’illusion d’un monde d’après fantasmé autour de l’homme augmenté, il y a la possibilité dès à présent d’un homme et d’une femme responsables, soucieux de leur propre survie certes, mais surtout mobilisés par la vie avec les autres, pour les autres.
La pandémie que nous traversons le montre d’ailleurs.
Face au cortège de menaces qui pèsent sur l’humanité, en ces temps dits apocalyptiques, il est bon de se souvenir que, loin de générer un catastrophisme mortel et inéluctable, l’apocalypse (c’est son sens premier) est un révélateur, le révélateur aussi bien des faces obscures de ces temps que de leurs faces lumineuses et le récit qu’on en fait et qu’on en fera déterminera le sens de ces temps et soutiendra les choix d’un agir prometteur. Un agir qui honorera les capacités de fraternité, de partage solidaire, et rangera aux oubliettes ces récits qui nous plombent dans un pessimisme mortifère. C’est à ce prix que nous pourrons espérer non pas seulement survivre, mais vivre dans la ferveur des joies simples.
En refusant les discours nous enfermant dans les plans de relances, dans la programmation du retour de la croissance, nous échapperons paradoxalement à cette ambition prométhéenne et à une perfection inatteignable qui engendre, outre la misère, une police des comportements toujours plus contraignante.
Loin de l’espérance de voir rebondir les indicateurs du PIB (qui comptabilisent sous une même rubrique les dépenses d’éducation, l’élimination des déchets ou les accidents de la route) et l’accumulation sécurisante des biens au détriment du plus grand nombre qui demeurent les damnés de la terre, nous pouvons nous abandonner en toute confiance à la joie des liens féconds et vivifiants comme déjà Jean-Jacques Rousseau le proposait. Ce sont là les axes majeurs de ce nouveau récit en gestation : par delà la déliaison qui accable nos sociétés, retrouvons le sens de l’alliance, non pas aliénés dans une société marchande, mais alliés dans une société fraternelle. Les bribes de ce récit abondent et suscitent un agir renouvelé, à nous de les recomposer de telle sorte que, munis d’un héritage reformulé et reconstruit, nous avancions vers les plaines d’un nouvel art de vivre que de petites clairières lumineuses éclairent déjà au cœur même de ce qui est devenu une jungle effrayante.
5. De nouvelles institutions
Pouvons-nous rêver, imaginer, proposer, mettre en œuvre de nouvelles institutions ?
Dans ce temps réduit à la pure actualité d’un présent sans passé ni avenir, où les institutions elles- mêmes se comportent avec de plus en plus d’incivilités, il est temps de redonner de l’épaisseur à la responsabilité politique, qui s’épuise dans le spectacle de ses désordres et succombe aux nécessités du marché. L’homme ou la femme politique sont devenus un bien de consommation comme un autre. Les promesses se vendent et inéluctablement s’évanouissent dans l’obsolescence qui les condamne au rejet.
Quand l’État vacille ou au contraire garde un équilibre indifférent aux mouvements de la société, la crise de confiance est telle qu’il n’est plus en mesure d’être à l’origine de politiques publiques pertinentes, acceptables et productives d’effets bénéfiques.
Dans la situation où nous sommes aujourd’hui, l’urgence est de dire, par une communication sans esquive, à quel point s’impose une vérité à laquelle nous n’échapperons pas. Soit, dans le désordre, le chaos voire la barbarie, nous nous dirigeons vers un déclin subi. Soit nous choisissons une décroissance sous toutes ses facettes, une décroissance qui ne doit pas faire peur si, par des mesures appropriées, elle s’accompagne d’une justice sociale courageuse et persévérante. Pour ce faire, l’État doit pour ainsi dire réduire son emprise sur les collectivités territoriales et leur redonner leurs pleines responsabilités.
L’État central, et en particulier le nôtre jacobin, est devenu un Moloch dévorant, stérilisant la sève des communautés locales vivantes, qu’une centralisation voulue en 1981 voulait libérer. Un Moloch qui, par le déploiement de nouvelles technologies, a au contraire détruit les effets de cette décentralisation, alourdie sous l’emprise de l’État au nom d’une normativité de plus en plus astreignante.
Ainsi nombre de politiques locales voulues par des élus proches de leurs administrés n’ont pu être mises en œuvre, compte tenu des normes exigées, de l’encadrement draconien des financements dont la conséquence a été entre autres l’appauvrissement d’un tissu associatif de proximité pertinent et reconnu, facteur de cohésion sociale. Et ici, on ne dénoncera jamais assez le rôle des commissions de sécurité qui, suite à la judiciarisation anglo-saxonne de nos sociétés, ont tari la liberté des réponses locales aux besoins sociaux. Combien d’activités, combien de locaux ont-ils été supprimés ou fermés suite aux contraintes sécuritaires dont les effets financiers ont en outre dissuadé le bénévolat et provoqué ainsi une insécurité grandissante dans des quartiers abandonnés. Au nom de la sécurité juridique et pénale, on a provoqué l’insécurité sociale.
Ainsi faut-il que décroisse le pouvoir central de l’État au profit de celui des collectivités territoriales, au nom entre autres d’un principe de subsidiarité qui autorise toute initiative locale sans la soumettre à un millefeuille administratif paralysant. Ce principe de subsidiarité devrait par sa réactivation permettre à des unités territoriales plus réduites de répondre aux besoins fondamentaux : se nourrir, se vêtir, avoir un toit, recevoir des soins, retrouver une joie de vivre… Pour ce faire, il est en outre indispensable que ce que l’on appelle le personnel politique soit beaucoup plus mobile et que chaque citoyen puisse se sentir responsable non seulement de sa vie, mais de celle de sa collectivité ou communauté d’appartenance. Le mythe de la nécessaire professionnalisation des élus doit être battu en brèche. Un turn-over doit être institué avec beaucoup de détermination. D’autres modes de désignation que l’élection doivent être recherchés, c’est ainsi que se redéploiera une confiance dans les institutions, gage d’acceptabilité par le plus grand nombre des politiques publiques à mettre en œuvre pour la conversion majeure que doivent accomplir nos sociétés.
C’est ainsi d’ailleurs que nous pourrons passer d’un État toujours sur la défensive et en réaction, à des communautés politiques à l’offensive face aux grandes menaces qui se développent.
Alors, quels sont ces chantiers qui permettent de passer de politiques de survie à des politiques de vie, fécondes et créatrices en dépit des écueils que nous percevons ? Plusieurs doivent être menés conjointement.
Le premier est celui du contrôle des revenus. La lutte contre l’accroissement des inégalités qui gangrène la coexistence est un chantier majeur, accompagné d’une révolution fiscale visant à une plus grande justice sociale qui seule permettra d’affronter plus paisiblement les échéances inéluctables qui se profilent. Certains économistes ont évoqué (Gaël Giraud et Cécile Renouard) un facteur 12 en matière d’écart de revenu. Il pourrait se formuler ainsi : « Il n’est pas possible à un individu de gagner plus en 1 mois ce que quelqu’un gagne en 1 an ». La rationalité économique doit s’appuyer sur des symboles forts.
Mais au-delà de notre destin national, il s’agit (c’est le deuxième chantier) de changer complètement notre regard sur l’étranger, il nous faut accueillir solidairement (4), généreusement, nous pays réputés sûrs jusqu’à ce jour, les peuples en déroute qui frappent à nos portes suite aux famines, sécheresses, catastrophes climatiques, économiques, conflits violents… Il faudra bien partager les richesses après les avoir accaparées. Par contre, cet accueil devra se conjuguer avec une redéfinition radicale des termes d’un marché mondial marqué par l’inégalité substantielle d’un commerce qui ne subsiste que par l’existence de rapports de force, de domination, la plupart du temps soutenu par les armes.
Il ne nous faudra pas craindre un appauvrissement en termes de revenus monétaires, s’il est corrélé à un resserrement des solidarités passant entre autres par une restauration significative des services locaux de proximité, gratuits, accessibles à tous, notamment en ce qui concerne les besoins de base (se nourrir, se loger, recevoir des soins, s’éduquer…). Ainsi, à la notion de pouvoir d’achat pourra se substituer le désir d’échanger, de donner, de recevoir, c’est-à-dire tout simplement le vouloir vivre.
Le troisième chantier concerne la propriété privée. La solidarité, si elle passe par un rééquilibrage des revenus, passe aussi par une limitation drastique de l’accumulation patrimoniale qui, avant d’être une propriété privée, doit être considérée comme des biens communs dont l’usage doit être pris en charge par toutes les formes possibles d’associations d’acteurs et d’usagers. On pourrait ici s’inspirer de la notion de jubilé rappelée par David Graeber (Histoire de la dette) qui organise régulièrement un réajustement des patrimoines. L’économie sociale et solidaire en trace déjà les pistes.
Quatrième chantier et non le moindre, apprendre à vivre mieux avec moins : « Moins de biens, plus de liens ». L’épuisement des ressources, la nocivité de la croissance (qui en fait, si elle est un simulacre de bonheur, est cause de malheur pour ceux qui en sont les victimes) doivent nous conduire à une simplicité de vie. Il nous faut retrouver la ferveur des joies simples.
Se nourrir, se vêtir, avoir un toit, se réjouir ensemble, prendre soin les uns des autres, doivent être autant de repères qui balisent les chemins à parcourir.
Cinquième chantier majeur : l’éducation. Refaire de l’école un lieu d’apprentissage de l’entraide et non plus de la réussite des trajectoires individuelles et concurrentes. C’est peut-être là la clef de voûte de l’édifice à reconstruire. De ce chantier doivent émerger des pratiques culturelles délivrées des impératifs d’une société marchande qui restreint les aptitudes à l’imagination et à la création tout en occasionnant une diarrhée de productions parfois dénuées de tout intérêt, sinon celui de répondre au besoin compulsif de saturer l’espace public pour écarter tout véritable renouveau.
Conclusion
Pour conclure, je dirais que le choix que nous avons à faire désormais, à l’instar du titre de cette contribution, est de vivre et non pas de survivre. Vivre dans la confiance qu’un avenir demeure ouvert et non pas survivre sans joie dans la méfiance et les sécurités aliénantes.
Ce qui est sûr aujourd’hui, c’est que nous avons en main la responsabilité de dégager de nouveaux horizons, et si nous n’avons pas les recettes politiques préétablies de notre avenir, nous avons en tout cas « l’ardente obligation de lutter et de résister à l’inacceptable qui se répand ». Ce sont là les propos d’une rescapée du camp d’Auschwitz qui aujourd’hui encore, à 92 ans, se bat contre la deshumanisation d’une terre qui ne demeurera habitable que dans la mesure où nous éliminerons les aveuglements et la domination des forces obscures du capitalisme, de l’argent et de la finance. Peut-être, par delà nos hypocrisies, retrouverons-nous le sens du doux commerce auquel croyait l’une de nos lumières, Montesquieu, un doux commerce pour tous et non pas pour des prédateurs ignobles et avides qui en ont accaparé les bienfaits pour ruiner notre monde et ceux qui l’habitent.
Un mot encore : ne craignons pas chacun à notre place de prendre des initiatives risquées. N’attendons pas les accords et autorisations nationaux ou internationaux pour mettre en place ce qui est juste. Croyons au témoignage actif, véridique. À son exemple, il nous faut désormais dépasser les dualismes paralysant entre le pessimisme de la raison et l’optimisme de la volonté, entre l’éthique de responsabilité et l’éthique de conviction, entre le pragmatisme et l’utopie. Il nous faut marcher sur la ligne de crête, en équilibre entre ces options.
Et avec votre autorisation et même sans, permettez-moi de citer un verset biblique qui illustre le seul choix possible, issu du livre du Deutéronome qui présida à une grande réforme sociale, politique et économique du royaume de Juda au 7e siècle avant Jésus-Christ : « Voici, j’ai mis devant toi la vie ou la mort, choisis la vie ».