La question de la nature de la peine, et de l’inadaptation voire de l’absurdité de la politique pénale actuelle en France sera étudiée en particulier cet après-midi. Que la façon dont on inflige la peine soit discutable, questionnable et réformable n’implique pas qu’on puisse se passer de la peine.
Une société ne peut pas exister sans « pénaliser » une faute commise à son propre égard, à l’égard de l’ordre social mis en place, à l’égard de ses règles de vie commune, de ses lois. Par « pénaliser », il faut entendre le fait qu’on inflige une peine à un délinquant ou à un criminel pour signifier une sanction, pour l’exécuter, la rendre effective. La chose commence dans le domaine éducatif. Impossible d’imaginer qu’on éduque un enfant sans qu’on lui interdise certaines choses et sans qu’il nous arrive de le punir.
Punition et peine ont la même étymologie : poena en latin. Poena a un sens essentiellement pénal : amende, rançon, châtiment, punition. Le mot « peine » se retrouve dans le terme juridique « pénal » (comme dans « justice pénale », « code pénal » ou encore dans « pénalités »). Dans le cadre du droit, on utilise le mot « peine » pour définir la sanction de celui qui transgresse la loi et le châtiment du coupable (d’un délit ou d’un crime), dans le but de réparer la faute commise (le délit ou le crime) : un coupable est redevable de sa faute ; la peine est censée lui permettre de payer sa dette – sa dette à l’égard de la société et d’un de ses membres qu’il a offensé ou lésé.
Il se trouve que le terme « peine » a finalement pris en français le sens aussi de souffrance, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’ « il est à la peine » ou qu’il exécute « un travail pénible ». On a donc associé à l’idée de peine, au sens de punition ou de châtiment, la notion de souffrance ; mais il est bon de rappeler que souffrance ou douleur n’était pas le sens premier, ou du moins n’est pas le sens étymologique du terme « peine ». Ce glissement de sens dans la langue laisse à penser qu’on aurait nécessairement le sentiment qu’une peine, au sens pénal du terme, ne peut être vécue que de manière douloureuse. Sans aller jusqu’à songer aux souffrances atroces qui ont accompagné toute sorte de châtiments, il suffit de penser à l’enfant qui vit péniblement le fait d’être réprimandé, d’être puni. Le tout petit pleure quand on le reprend.
Souffrance, douleur et peine ne sont pas pour autant synonymes. Quelque chose peut me peiner sans que je ressente une douleur ou une souffrance physique. La peine, dans le sens psychologique du terme, est de l’ordre d’une douleur intérieure. On dit « j’ai de la peine pour quelqu’un », « tout cela me fait beaucoup de peine ». La peine qu’on fait à l’enfant n’a pas besoin d’être aggravée par des coups et des blessures, même si on les a souvent associés dans l’histoire (songeons aux châtiments corporels, à l’école même).
N’oublions donc jamais que le mot peine a deux sens, l’un, juridique, objectif, en rapport avec la sanction qu’une transgression de la loi appelle, et l’autre, psychologique, subjectif, en rapport avec un état d’âme ressenti. Peine a donné deux adjectifs utilisés dans des registres différents : pénal et pénible. Si nous défendons l’idée d’une nécessité de la peine, c’est d’abord celle de la nécessité objective d’une sanction pénale. Restera à déterminer si une sanction pénale est nécessairement pénible.
Il n’est pas de loi (ou de règle de vie commune) sans qu’on sanctionne ceux qui la transgressent ; il n’est pas de sanction sans une peine déterminée. On le comprend immédiatement quand, aujourd’hui, on évoque l’impunité de grands délinquants ou de grands criminels, impunité dont ils bénéficient grâce à leur proximité avec le pouvoir (économique ou politique) en place, quand ils ne sont pas eux-mêmes au pouvoir. De même l’impunité du viol, du harcèlement sexuel, de la violence à l’égard des femmes choque… La justice ne peut être respectée, si restent impunis ceux qui la transgressent. Ainsi apparaît la nécessité de la peine au service de la nécessité d’une sanction.
Des règles de vie commune sont présentes dans toute société, avec des peines en guise de sanction pour ceux qui les transgressent - la règle de vie peut être de l’ordre de la coutume comme dans une société primitive, ou bien de l’ordre de la loi écrite, comme dans un Etat moderne. Il s’agit d’un fait de civilisation. La peine est, non une nécessité naturelle (comme le fait de manger ou de boire), mais une obligation pour constituer une société humaine.
Tentons de comprendre comment nécessairement la loi implique une sanction et la sanction une peine – en tenant compte des deux sens du terme peine que nous avons repérés.
1. Loi et sanction. De la fonction symbolique de la sanction
La détermination d’une loi implique nécessairement une sanction, avec une détermination de la peine encourue, pour ceux qui prennent le risque de la transgresser. Si on lit, par exemple, les nombreux articles du plus ancien code juridique et pénal que nous a laissé l’Histoire, le code d’Hammourabi, nous remarquons que chaque article définit une obligation et en même temps la sanction précise pour celui qui ne la respecte pas (mise à mort, remboursement d’un vol par un montant déterminé de têtes de bétail, etc.). La définition de la sanction pénale fait partie intégrante de la définition de la loi.
Que signifie le terme « sanction ». Renée K.-P. fait remarquer dans son intervention que le terme sanction est de la même famille que sanctus, comme si la sanction contribuait à sanctifier la loi : elle délimite l’espace sacré de la loi. Dans la langue courante, on dit que la réussite à un concours sanctionne de nombreuses années d’études, que le dictionnaire sanctionne l’usage d’un mot ou d’une expression de la langue ; on parle aussi de la sanction de l’expérience, de la sanction d’un vote. La sanction valide, consacre (des années d’études, l’usage d’un mot, un test, un vote…). On peut dire que la sanction valide, consacre la loi.
De manière générale, il n’y a pas de droit sans code pénal. Il s’agirait d’un droit amputé. Il peut bien y avoir un code administratif, un code civil, mais sans code pénal, les premiers n’ont pas d’effectivité, de visibilité, de publicité. Nul n’est censé connaître la loi. Il est possible qu’elle soit plus ou moins ignorée, ou prétendument ignorée, la sanction nous la fait connaître ou nous la rappelle.
Concrètement, qu’est-ce qu’une loi sans une sanction qui conduit à punir et pénaliser ceux qui la transgressent ? Prenons un exemple simple : il est interdit de rouler à plus de 50km/h dans un village. D’où la présence régulière de gendarmes, parfois cachés, prêts à sanctionner ceux qui ont dépassé la vitesse autorisée ; d’où encore la présence de radars susceptibles de « flasher » un conducteur… C’est la seule manière de rendre la loi effective, c’est-à-dire à la fois de rappeler la loi et de faire en sorte qu’elle soit appliquée. Imaginons un seul moment que ceux qui ne paient pas leurs impôts ne soient pas punis… Cela revient à annuler le principe de l’impôt sur le revenu ; si certains qui ne paient pas leurs impôts ne sont pas punis pourquoi les autres paieraient-ils encore leurs impôts - et même dans le cas où l’on consent par principe à l’impôt et qu’on en reconnaît la légitimité et l’utilité commune, car, comme dit Pascal, « il y a toujours des méchants » ?
Est-il possible d’imaginer qu’on obéisse encore à la loi, si on n’avait à craindre aucune sanction en la transgressant, même si on en reconnaît, au moins en public, le bien-fondé ? C’est la question que pose Platon avec le mythe de l’anneau de Gygès. Platon raconte– en République II – l’histoire d’un berger paissant paisiblement ses moutons qui découvre par hasard, dans une fosse, un homme de grande taille gisant nu, portant un anneau d’or au doigt. Il lui dérobe le brillant anneau serti d’une bague qu’il porte au doigt, et le met à son propre doigt. Il découvre après quelque temps que cet anneau possède un pouvoir magique. Quand il tourne le chaton de la bague par devers lui, il devient lui-même invisible ; quand il le replace vers l’extérieur il redevient visible. Du coup le berger profite de ce pouvoir de se rendre invisible pour commettre toute sorte d’injustices sans être vu, et donc sans être pris ni sanctionné.
Platon demande, à la fin du mythe, qui, ayant ce pouvoir de se rendre invisible, résisterait à la tentation de commettre toute sorte d’injustices (s’emparer de biens ou de richesses appartenant à autrui, par exemple), sachant qu’il ne sera pas châtié pour ses délits et ses forfaits ? On aurait là « la preuve qu’on n’est pas juste de plein gré, mais par nécessité » dit Platon (Rép. II 360c). Est-on capable de vivre justement pour vivre justement, sans que l’éventualité d’une sanction et d’une peine rappelle aux esprits la rigueur de la loi ? Si les hommes étaient capables de vivre spontanément de manière juste, aurait-on encore besoin de lois et de la menace d’une sanction pour ceux qui la transgresseraient ?
En tout cas le mythe nous dit que, dès que les hommes ont les moyens de savoir que ce qu’ils feront ne sera pas sanctionné, parce qu’ils ont le pouvoir de le faire de façon inaperçue, alors ils ne se priveront pas de le faire. Cela, si l’on y réfléchit bien, est très actuel : quand vous êtes riche et puissant, et que vous avez sous la main des professionnels de la loi qui vous aident à contourner la loi ou à rendre invisible vos forfaits, vous ne résistez pas à la tentation d’agir contre la loi, dès lors que cela sert votre intérêt.
C’est bien le problème avec les délits commis par les plus riches, par exemple : le blanchiment d’argent, l’évasion fiscale, les trafics d’influence, la corruption, etc. ; tout est fait pour qu’ils soient commis dans l’opacité la plus grande possible (à travers des sociétés écran, par exemple). Cette invisibilité sert leur impunité. Mais l’impunité affaiblit la loi. Que vaut encore la loi si elle n’est pas appliquée ? Et comment sait-on qu’une loi est appliquée ? Quand la sanction tombe sur ceux qui la transgressent.
Mieux, on peut aussi aux yeux de tous, c’est-à-dire très visiblement, rester impuni pour les transgressions de la loi que l’on commet. Dans ce cas c’est la loi qui perd tout prestige, tout pouvoir d’obliger. Songeons à la façon dont, dans certaines régions d’Italie ou d’ailleurs, la mafia par exemple, en restant impunie, contribue à dévaluer la loi et l’État, à leur retirer toute autorité. De même, tout simplement, l’impunité de ceux qui sèment le désordre dans un établissement scolaire et se permettent des conduites totalement irrespectueuses à l’égard de leurs professeurs contribue à l’affaiblissement de l’autorité de l’institution. Autre cas de figure. Quand des délits ne sont plus condamnés, ni punis… même quand ils sont connus, c’est que la loi est devenue obsolète. Le délit d’homosexualité, par exemple, était dans la loi jusqu’en 1974, mais on n’était plus puni pour cela. L’absence de sanction rend la loi elle-même caduque.
Loi et sanction sont inséparables. La loi ce ne sont pas que des mots. Ou plus exactement ce ne sont pas des formules abstraites, que seuls les spécialistes entendent. La sanction rapproche l’individu de la loi. La loi perd son visage abstrait, son aspect théorique. Elle dit la loi. Elle rappelle l’interdit à ceux qui l’ont oublié, atténué, relativisé, ou bien, comme nous le disions plus haut, à ceux qui la connaissent parfaitement mais la contournent ou encore à ceux qui la violent ostensiblement.
Donnons d’abord des exemples de cas où on finit par ignorer la loi, par l’oublier. Exemples qui n’ont rien à voir avec ceux des cols blancs qui connaissent très bien la loi mais qui font tout pour se rendre invisibles quand ils la transgressent, comme nous l’avons rappelé plus haut. Songeons plutôt aux exemples sordides de violences internes à la famille : un homme qui bat sa femme … qui viole sa fille... Cela relève du domaine privé, intime même ; et pourtant cela regarde la société. Se dérober à l’emprise et au regard de la société pour commettre les pires vilenies (comme celui qui devient invisible en usant du pouvoir magique de son anneau) place le transgresseur en dehors de l’humanité. Comme disait Aristote, celui qui se met hors de la cité et de ses lois est soit un monstre, soit un dieu. La sanction non seulement donne une visibilité à la loi, mais encore replace ou place tout simplement l’individu face à la loi, face à ce qui est interdit ou permis. Un homme qui bat régulièrement sa femme et viole sa fille ne prend la mesure de la gravité de ce qu’il fait que s’il est sanctionné… et même lourdement sanctionné.
Il en va de même avec la pédophilie. J’ai en mémoire ce témoignage d’un prêtre pédophile qui reconnaissait à la fin du procès – lors de ces séances publiques au tribunal, où les victimes témoignent – prendre à ce moment-là seulement la mesure du mal qu’il avait fait. Le caractère public et un tant soit peu solennel et rituel d’un procès donne aux paroles dites un poids et une portée qu’elles n’ont pas dans un cadre confidentiel. Le procès est ce moment où on va, à la fin, dire la sanction, annoncer la peine infligée (ou non), et par là même dire la loi, et rappeler au délinquant ou au criminel ses responsabilités.
La sanction dit la loi, elle dit le mal accompli, elle dit la responsabilité de ceux qui ont transgressé la loi. La sanction – et la peine qui la concrétise - ont essentiellement un rôle symbolique. D’où aussi les symboles appuyés de la justice : la robe des juges, du procureur, de l’avocat, et la publicité – sauf exception – d’un procès. Et les symboles, comme les mots en général, ont un effet : dire c’est aussi faire. Je me souviens d’un couple qui – selon le témoignage d’un des membres du couple – se déchirait avant de divorcer, et qui, du jour où il a signé un compromis devant le juge, a cessé les disputes.
La loi ne saurait avoir d’effet psychologique et social, d’effet éthique, sans la sanction et la peine qui la signifie. Les individus ne sont pas tant responsables devant la loi qu’ils ne deviennent responsables par l’application de la loi. Quand un homme transgresse la loi, en tant qu’elle est l’expression de la volonté générale, alors « on le forcera à être libre » – dit Rousseau.
Bien sûr, on sait que la justice actuelle est expéditive et inégalitaire et qu’elle peut aggraver les inégalités ou encore contribuer à l’impunité (de policiers, par exemple, ayant commis des bavures graves)... Mais la réalité est complexe et on ne peut dire que la justice ne fonctionne pas du tout… J’ai beaucoup d’exemples en tête où la justice a fait son office et même libéré des délinquants de leur propre fardeau (d’une addiction par exemple). Ou encore quand elle oblige un homme dangereux, du fait de sa violence à l’égard de sa femme ou de sa compagne, à se tenir rigoureusement écarté du domicile commun ou conjugal pendant un temps déterminé : elle ne protège pas seulement la femme, elle oblige l’homme en question à prendre la mesure du mal qu’il fait – à moins qu’on n’ait affaire à un individu malade. Autrement dit, la loi, et la sanction qui la signifie, c’est aussi un rappel à la réalité. Elle joue, comme on dit en psychanalyse, le rôle de principe de réalité par opposition au principe de plaisir.
La loi, certes, ne peut responsabiliser des individus profondément malades psychologiquement, ou dont les déficiences éducatives, voire mentales, et la misère sociale sont abyssales. Cela arrive, on le sait. Mais tout délinquant est-il un malade ? C’est ce que Nietzsche dit, par exemple, dans un texte de l’Aurore (au § 202) : « Il n’existe pas de différence essentielle entre les criminels et les malades mentaux ». Nietzsche le dit sans cynisme, mais bien plutôt dans un esprit de générosité, avec l’idée qu’il convient de libérer l’institution judiciaire de l’esprit de vengeance qui encore trop souvent l’anime (tout comme il convient de se libérer de l’idée de péché et de l’idée du « Dieu bourreau » !). Peut-être serait-il temps de traiter avec bienveillance, dit-il, les criminels. De les traiter comme des malades. « On traiterait aujourd’hui de dénaturé celui qui voudrait se venger sur des malades ». Lisons plutôt :
« Ne craignons pas (…) de traiter le criminel comme un malade mental, sans pitié hautaine, mais au contraire avec une intelligence médicale, une bienveillance médicale (…) On doit lui présenter très clairement la possibilité et les moyens de la guérison ; et même dans le pire des cas, l’invraisemblance de cette guérison, on doit offrir au criminel incurable, devenu pour lui-même un objet d’horreur, l’occasion de se suicider. Ceci demeurant en réserve comme un moyen extrême d’obtenir un soulagement ; il ne faut rien négliger pour redonner avant tout bon courage et liberté d’esprit au criminel ; on doit balayer les remords de son âme comme une chose malpropre et lui suggérer les moyens de réparer et même de compenser le préjudice qu’il a pu causer à l’un par un bienfait envers l’autre ou même envers la communauté. (…) Certes, aujourd’hui, celui auquel on a porté préjudice veut toujours se venger, abstraction faire de la manière dont on pourrait réparer ce préjudice, et il s’adresse pour cela aux tribunaux – voilà ce qui assure encore provisoirement le maintien de notre abominable code criminel, avec sa balance d’épicier et sa volonté de compenser la faute par la peine ».
Qui ne voit que ce serait là une régression ? L’équivalence entre criminels et malades peut aboutir à la monstruosité à laquelle conduisent les utopies totalitaires (1984 de G. Orwell ou Le meilleur des mondes d’A. Huxley). Souvenons-nous en URSS : les dissidents étaient internés dans des hôpitaux psychiatriques. Bien sûr, Nietzsche ne préconisait nullement de maltraiter le criminel, ni de considérer qu’un opposant est un criminel. Mais vouloir se débarrasser de l’idée qu’on répare la faute par la peine, sous prétexte qu’elle procède de l’esprit de vengeance, c’est passer à côté du seul fondement légitime de la sanction ou de la peine : la liberté humaine, à laquelle Nietzsche, précisément, ne croit pas. C’est elle qui donne un sens tant à la notion de peine, qu’à celle de remords (« une chose malpropre » dit Nietzsche) ou qu’à celle de pardon.
La sanction en rappelant la loi s’adresse à la responsabilité et à la liberté de l’individu, et précisément pas à des malades irresponsables. Il est plus infamant à l’égard de quelqu’un qui s’est rendu coupable d’un crime de le déclarer malade et bon pour l’hôpital psychiatrique que de lui en reconnaître la responsabilité et de l’envoyer en prison. On ne peut dénier que dans des cas extrêmes on ait affaire à des individus profondément malades ; et dont on sait qu’une fois sortis de prison ils recommenceront leurs crimes. Mais la sanction et la peine s’adressent à des individus éducables. Rappelons-nous la formule de Rousseau : sanctionner un individu pour avoir transgressé la loi c’est « le forcer à être libre ».
Qu’il paraisse légitime que ceux qui transgressent la loi soient sanctionnés ne me dit rien sur la nature de la peine qui précise la sanction. Quel rapport entre une sanction et une peine ?
2. Sanction et peine. Du sens de la peine.
Toute sanction pénale se traduit par une peine, d’une plus ou moins grande sévérité. Plus la faute est jugée grave, plus la sanction est signifiée par une peine lourde. La sanction dit la loi, la peine dit la sanction. De même que la sanction a un rôle symbolique relativement à la loi, la peine a un rôle symbolique relativement à la sanction.
Mais souvenons-nous que le terme peine comporte à la fois un sens juridique, à savoir celui de punition ou de châtiment (ainsi de poena en latin) et un sens psychologique, à savoir celui de souffrance. Or il est vrai que la peine en signifiant une sanction est nécessairement cause d’une souffrance. Les deux sens ne peuvent finalement pas être séparés dans la langue ; et même en latin tardif, poena signifie tourment et souffrance (chez Pline et Justinien, si j’en crois le dictionnaire Gaffiot). Toute sanction qui n’est pas un tant soit peu pénible, n’est pas une sanction. Il nous faut approfondir ce point et aborder aussi la peine au sens de souffrance.
Quand on subit une sanction (privation, amende, prison…), on a le sentiment pénible d’être démarqué, désolidarisé du groupe, mis au ban… ; on est reconnu comme fautif, comme coupable ; la peine est un tant soit peu humiliante. Nous sommes tous en désir de reconnaissance. Être désigné comme coupable heurte ce désir de reconnaissance, ou plutôt joue avec ce désir de reconnaissance. Mais l’enfant ou l’adulte, quand il reconnaît la légitimité de la sanction et donc la réalité de la faute, grandit et devient plus responsable ; voire recouvre une dignité que sa transgression de la loi lui avait fait éventuellement perdre. Du moins tel est idéalement le principe de la peine.
Naturellement quand la peine ou plutôt le châtiment consiste simplement à faire honte, à humilier (ce qu’en enfant peut ou pouvait vivre à l’école, quand il était fouetté les fesses à l’air devant tout le monde, par exemple) ; elle suscite alors chez l’enfant un sourd désir de vengeance. Quand la sanction consiste à emprisonner un Noir aux Etats-Unis, plus parce qu’il est noir que parce qu’il est délinquant, il est évident que là aussi elle contribue à nourrir le ressentiment et la haine chez l’emprisonné. On pourrait multiplier les exemples.
Dans le passé, les peines pouvaient être absolument infamantes et extrêmement cruelles : coups de fouet, supplices de la roue, de l’écartèlement, être brûlé vif, être condamné à des travaux forcés, aux galères, être enfermé dans un cachot, une prison, sans oublier la condamnation à mort par crucifixion, par pendaison, par l’empoisonnement (songeons simplement à Socrate), par la guillotine en France depuis la Révolution jusqu’en 1981, par la chaise électrique aux USA, etc. Le châtiment semble alors simplement agir sur les corps ; et agir sur l’âme seulement à travers le corps, comme s’il s’agissait d’obtenir plus une soumission mécanique qu’une obéissance consentie. On peut renvoyer ici au fameux livre de Foucault : Surveiller et Punir qui montre excellement comment le châtiment consiste à exercer une emprise sur les âmes à travers les corps en sorte que leur servitude, leur soumission à l’ordre social soit complète. Mais Foucault nous laisse sur notre faim. La punition ou la peine se réduisent-elles nécessairement et systématiquement à la recherche d’un tel effet : la soumission et la servitude ? Quelle politique pénale adaptée et juste Foucault préconise-t-il à la place de celle qui vise à l’asservissement des individus à l’ordre social ? C’est une des faiblesses de la pensée soixantehuitarde, dont Foucault est un des représentants éminent par ailleurs : « il est interdit d’interdire », lisait-on sur les murs en mai 68. Peut-on imaginer une société humaine, une culture, sans interdit, et donc sans transgression inévitable de l’interdit qui appelle une sanction, la sanction à son tour appelant une peine ?
La prison dans l’Antiquité n’était pas forcément pire qu’aujourd’hui. Mais dans l’ensemble les peines se sont considérablement adoucies… Et nous sommes tous devenus des héritiers de Beccaria, ce juriste italien des Lumières, qui a mis en évidence que l’adoucissement des peines, et par exemple la fin de la peine de mort, contribueraient tout autant et même mieux que des châtiments cruels et infâmants à faire que les délinquants réparent ou expient les fautes qu’ils ont commises. Car il ne s’agit pas tant de faire que le châtiment ou la peine soumettent des corps qu’il ne s’agit d’aider l’âme à une prise de conscience. La terreur qu’inspire la cruauté du châtiment paralyse plus la pensée qu’elle ne l’éveille. Cette mise en relief de la valeur éducative de la peine, que Beccaria met en avant, ne date pas de la philosophie des lumières. Elle est exprimée dès l’Antiquité, par Platon, dans le dialogue du Protagoras, par exemple.
Protagoras – auquel Platon donne une parole de poids dans un échange avec Socrate – explique que la vertu s’acquiert, qu’elle relève de l’éducation et que tout le monde, quelle que soit sa naissance, possède les dispositions nécessaires pour être vertueux, c’est-à-dire avoir le sens de la pudeur (de la décence, du respect de soi et des autres) et de la justice ; ces dispositions demandent à être développées par l’éducation. Et le châtiment ou la peine s’inscrivent dans le cadre éducatif de la cité ; la peine a essentiellement une valeur éducative. Lisons ce que Platon fait dire à Protagoras :
« Car si tu veux bien réfléchir, Socrate, à la signification des châtiments qu’on inflige aux coupables, tu y verras aussitôt le signe que les gens considèrent que la vertu peut s’acquérir. Car nul ne châtie un coupable en ayant dans l’esprit uniquement la faute commise et en ne songeant qu’à elle – sauf à châtier sans raisonner, comme une bête sauvage. Non ! qui entreprend de châtier de façon raisonnable n’a pas en vue la faute passée quand il punit – car rien ne saurait abolir l’erreur passée ; il songe plutôt à l’avenir et vise à ce que ni le coupable lui-même, ni personne d’autre, après avoir assisté au châtiment, ne commette la même faute. »
Le châtiment (la sanction pénale) a pour fin d’éduquer et le citoyen coupable et tout citoyen en général. Une peine infligée raisonnablement ou intelligemment signifie la fin des peines infligées dans un esprit de vengeance (avec l’idée bien discutable, par exemple, qu’une mort par condamnation efface une mort par crime), mais non la fin de toute peine. Même si aujourd’hui en France on mettait fin à l’enfermement systématique ou à une politique carcérale aveugle – dont la finalité éducative risque d’être bien faible - et qu’on exigeait à la place des travaux d’utilité publique, par exemple, le délinquant ressentirait cette obligation de participer à ces travaux de toute façon comme une punition, même s’il la reconnaissait comme légitime. On le voit pour des amendes banales : elles sont de toute façon pénibles. Un retrait de permis, une amende de 200 euros, « ça fait mal » comme on dit… Le but, avec ce genre de pénalités, n’est pas de faire mal pour faire mal, il n’est pas d’humilier ; il est d’aider à l’application de la loi, d’inciter à l’obéissance à la loi.
On a souvent associé à la notion de peine, non seulement l’idée de vengeance, mais encore l’idée de purification, comme si la peine avait un rôle cathartique. On songe – cas extrême – au fait qu’à une période (tardive) du Moyen-Age, on brûlait aisément des femmes jugées être des sorcières (c’est à ce titre qu’on a brûlé Jeanne d’Arc), comme s’il s’agissait de se débarrasser par le feu d’une présence satanique. De façon générale, dans beaucoup de sociétés traditionnelles, on peut penser que la peine est envisagée comme le moyen de laver la société d’une souillure : songeons à l’histoire d’Œdipe. Thèbes est dévastée par la peste. Œdipe en cherche la raison. Il découvre, au fur et à mesure de son enquête, qu’il est lui-même l’auteur d’un crime (parricide et inceste) qui a pour effet d’entacher la ville dont il est le roi. La ville est lavée de cette tache quand le crime et son auteur sont dévoilés ; et qu’Œdipe décide de se crever les yeux… L’idée qu’on se fait de la Justice, dans notre société, n’est pas nécessairement débarrassée de toute visée vengeresse ou de toute visée expiatoire.
D’où l’intérêt de la formulation de Protagoras qui prend le contre-pied d’une telle vision de la punition : « qui entreprend de châtier de façon raisonnable n’a pas en vue la faute passée quand il punit – car rien ne saurait abolir l’erreur passée ; il songe plutôt à l’avenir ». Il est inutile de vouloir effacer le passé, de laver une tache ; il s’agit de faire que le coupable à l’avenir, et tout citoyen enclin à se rendre coupable de la même faute, ne commette plus la faute qu’il a commise. Il me semble que notre réflexion s’inscrit dans l’horizon d’une conception de la peine telle que la pense Protagoras ; elle s’inscrit, de façon générale, dans l’horizon d’une conception de l’humanité que nous héritons aussi bien de l’antiquité que du christianisme et de la philosophie des lumières ; la peine doit être éducative, et comme telle, bel et bien humaine.
Mais présenter la peine comme l’expression d’une vengeance ou comme un mode de purification, c’est s’en tenir à des formes perverties de la peine, à de possibles dérives de la peine, aujourd’hui comme hier. Dès l’origine, dans les sociétés primitives, comme dans la société antique, la peine est pensée autrement : elle est posée comme étant un dû. Elle relève d’une logique de la dette. Comme le dit Aristote, la justice consiste à rendre à chacun son dû : le salaire au travailleur, l’argent à son créancier, la récompense pour tel mérite, une peine pour une faute commise. On dit par exemple de quelqu’un qui a fait de la prison : « il a payé son dû. » Dans l’esprit d’Aristote, de même que l’argent que je dois à mon boulanger ou à mon cordonnier doit être l’équivalent du travail fourni, de même la peine doit être l’équivalent de la faute. Autant la vengeance (d’un individu sur un autre individu, mieux d’un clan sur un clan) est sans fin, autant la peine infligée par la loi doit mettre fin à un mal qui a ébranlé la société en son entier. N’oublions pas que le terme « payer » est de la même famille que le mot « paix ». Payer son dû c’est d’emblée faire la paix avec son créancier. Le délinquant ou le criminel fait la paix tant avec la victime qu’avec la société.
En réalité la peine a toujours été pensée comme réparation à l’égard de la société (le procureur dans nos tribunaux, représente les intérêts de l’Etat) avant de l’être à l’égard de l’individu lésé. Dans la mesure où le lien social s’est délité dans notre société, la peine a de plus en plus de mal à avoir la valeur éducative que nous mettons en avant, puisque l’Etat a tendance à ne plus respecter ses citoyens (songeons à l’impunité des plus riches que nous évoquions, ou de la police outrepassant ses prérogatives) et que bien des citoyens ne respectent plus l’Etat et ses institutions (l’Ecole, par exemple, en fait les frais).
La peine en réalité, dès l’origine, est conçue comme l’équivalent compensatoire de la faute. C’est ainsi qu’on doit penser la loi du talion « œil pour œil, dent pour dent » ; elle n’est pas l’expression d’un esprit de vengeance, comme on le dit trop souvent, elle tente de définir une équivalence entre un mal subi par une victime et un mal infligé à son auteur, en retour. C’est la même chose qui apparaît dans le code d’Hammourabi. Dans une société traditionnelle, un crime ou un grave délit donnent lieu à des arbitrages délicats et à des négociations laborieuses, au bout desquels on décide que telle faute (tel vol, tel crime) sera compensée par le don de tant de têtes de bétail, ou encore un meurtre sera compensé par le don d’une femme par la tribu du meurtrier à la tribu victime du crime : une femme en donnant la vie à des enfants à la tribu lésée répare la mort d’un des siens.
La peine compense symboliquement le délit ou le crime ; elle ne la compense jamais réellement. La condamnation à mort du meurtrier de mon enfant ne me permettra jamais de retrouver mon enfant. Quand l’auteur d’un accident grave est condamné pour avoir conduit en état d’ivresse, la lourdeur de la peine ne compensera jamais la souffrance des victimes : le montant des compensations financières, la durée d’incarcération ne permettent nullement à la personne victime d’un accident de recouvrer la vie ou l’usage de ses membres s’il est devenu paralysé. Mais la victime exige une réparation symbolique, et le fauteur en admet la légitimité.
C’est donc sur fond de dettes mutuelles qui forment l’équilibre d’une société que la peine doit être pensée. Elles sont réelles mais doivent pouvoir être rappelées, signifiées, rendues manifestes par des symboles. La peine consiste moins à venger, à purifier qu’à rétablir un équilibre. Et nous pensons que la peine n’est pas là pour éliminer, écarter, mais pour réintégrer le citoyen dans la cité ; nous reconnaissons à la peine une possible valeur éducative. Cela signifie que la peine n’a de sens que dans l’horizon de la liberté humaine, à la fois condition de possibilité et effet de la civilisation. Précisons cela pour finir.
3. De la nécessité culturelle de l’interdit, au fondement de la sanction et de la peine.
Notre réflexion sur la peine nous amène inéluctablement à des considérations anthropologiques, et pour le coup éthico-politiques, essentielles – puisque la peine est inséparable d’interdits culturels (à travers des règles ou des lois) déterminant le bien et le mal, le juste et l’injuste, ignorés de l’animal.
Revenons en arrière, au mythe de l’anneau de Gygès. Lisons Platon :
« Supposons maintenant, deux anneaux comme celui-là, mettons l’un au doigt du juste, l’autre au doigt de l’injuste ; selon toute apparence, nous ne trouverons aucun homme d’une trempe assez forte pour rester fidèle à la justice et résister à la tentation de s’emparer du bien d’autrui, alors qu’il pourrait impunément prendre au marché ce qu’il voudrait, entrer dans les maisons pour s’accoupler à qui lui plairait, tuer les uns, briser les fers des autres (…) L’on pourrait voir là une grande preuve qu’on n’est pas juste de plein gré, mais par nécessité, vu qu’on ne regarde pas la justice comme un bien individuel, puisque partout où l’on pense pouvoir être injuste, on ne s’en fait pas faute. Tous les hommes croient en effet que l’injustice leur est beaucoup plus avantageuse. »
Platon s’attaque en réalité, à travers ce mythe, à des thèses soutenues par des sophistes de son temps selon lesquelles la justice des lois d’une cité est une pure convention, et qu’elle va à l’encontre de la nature, ou de ce qui est naturel pour un homme – thèse vigoureusement défendue par Calliclès dans le Gorgias. Calliclès est sans doute un personnage fictif, mais un certain Antiphon dit expressément : « Observer la justice est pour un homme la conduite la plus conforme à son intérêt personnel, si c’est devant témoins qu’il se soumet à la grandeur de la loi ; si c’est sans témoin, son intérêt est d’obéir à la nature ». À l’encontre de cette vision individualiste, Platon pense qu’un homme est capable spontanément d’être juste et d’envisager le bien commun de la cité avant le sien, du moins si on l’éduque dans ce sens, si on fait en sorte qu’il devienne naturellement juste ; car sa sociabilité n’est pas moins naturelle que l’est la défense de ses intérêts égoïstes. Mieux, l’homme réalise mieux sa nature (son essence) en citoyen dévoué à la cité qu’en ennemi intérieur de la cité, par ses crimes.
Mais autant ce point de vue raisonnable est défendu dans sa simplicité par Protagoras et le sera par Aristote - l’éducation passant par la punition ou la peine -, autant Platon le radicalise dans la République, en imaginant une cité idéale où les citoyens se donneraient complètement à la cité, et seraient dépourvus de toute propension à satisfaire leurs intérêts personnels.
En réalité, la cité idéale de Platon préfigure des utopies totalitaires récentes où l’individu est dépossédé de toute liberté. Dans la cité que Platon propose comme modèle, l’élite des gardiens et des gardiennes (des hommes et des femmes gardant militairement la cité) forme une communauté d’où est bannie toute possession de biens particuliers, toute circulation d’argent, toute famille ; les femmes ne seront pas asservies à des tâches familiales mais se dévoueront entièrement à la garde de la cité, les enfants seront éduqués de façon collective. Les paysans et les artisans auront rang d’esclaves chargés de servir cette élite militaire, en même temps qu’intellectuelle, car c’est d’elle que sera (ou seront) extrait(s) le (la ou les) philosophe(s) dirigeant la cité.
L’excellence de cette élite formant la communauté des seuls citoyens (et citoyennes) sera telle qu’il sera inutile de brandir des sanctions pour les inciter à se conduire justement, ce qui reviendra à dire qu’ils pourront se passer de réglementations juridiques et d’appareil judiciaire. Lisons Platon en République V (464 d-e) :
« S’ils pensent unanimement avoir le même intérêt, ils tendront tous au même but et ressentiront unanimement avoir le même intérêt, ils ressentiront les mêmes impressions de peine et de plaisir, autant que cette conformité est possible » (…) « Et les procès et les accusations mutuelles ne disparaîtront-elles pas, autant dire, de chez eux, par ce fait qu’ils n’ont rien à eux que leur corps, et que tout le reste leur est commun ? En conséquence ils seront délivrés de toutes les querelles dont l’argent, les enfants et les proches sont l’occasion » (…) Il n’y aura pas non plus chez eux de procès en justice pour sévices et violences. Si en effet ils sont attaqués par des gens de leur âge, ils se défendront eux-mêmes : nous déclarerons que cela est honnête et juste et nous leur ferons une obligation de protéger leur personne. »
Autrement dit, ces citoyens parfaitement vertueux n’auront pas besoin d’être protégés par des lois et par une force sanctionnant ceux qui les transgresseraient ; ils se protégeront eux-mêmes. On retrouve, étonnamment, la même idée chez les défenseurs d’une utopie communiste : dès lors que les conditions sociales seront réunies, et qu’il n’y aura plus – en termes marxistes - de classe dominante imposant sa domination arbitraire sur les dominés, à travers l’appareil d’Etat, son institution judiciaire, et le droit établi - puisque ceux-ci ont toujours été des instruments de la classe dominante ; dès lors qu’on aura enfin une société sans classe, les individus n’auront plus besoin de tribunaux, de procès, de lois, de sanctions et de peines imposées au nom de ces lois, ils règleront d’eux-mêmes spontanément leurs différends. Ecoutons ainsi Lénine qui écrit dans l’État et la Révolution :
« Seul le communisme rend l’Etat absolument superflu, car il n’y a alors personne à mater, « personne » dans le sens d’aucune classe, il n’y a plus lutte systématique contre une partie déterminée de la population. Nous ne sommes pas des utopistes et nous ne nions pas du tout que des excès individuels soient possibles et inévitables ; nous ne nions pas davantage qu’il soit nécessaire de réprimer ces excès. Mais, tout d’abord, point n’est besoin pour cela d’une machine spéciale, d’un appareil spécial de répression, le peuple armé se chargera lui-même de cette besogne aussi simplement, aussi facilement qu’une foule quelconque d’hommes civilisés, même dans la société actuelle, sépare des gens qui se battent ou ne permet pas qu’on rudoie une femme. »
Lénine, Marx, Platon partagent un même optimisme anthropologique - en dépit de ce qui les sépare, puisque Marx est animé par un idéal démocratique, et Platon par un idéal aristocratique. Mais ils envisagent l’éventualité effective d’une société qui se passerait de lois, et partant de sanctions et de peines permettant l’application de ces lois. Lénine dit qu’il n’est pas un utopiste, et Platon affirme (à la fin du livre VII, en 541a-b ) qu’il est tout à fait possible de mettre en application le modèle de la cité idéale, dès lors que – je cite - on relèguera « à la campagne tous ceux qui, dans la cité, auront dépassé l’âge de dix ans, et qu’ayant pris en charge les plus jeunes pour les éloigner des mœurs actuelles, qui sont aussi celles de leurs parents », on les aura « élevés dans les principes et les lois tels que nous les avons exposés ». Signalons au passage que c’est exactement ce qu’on fait les Khmers rouges dans les années 70. Toute utopie ne peut être imposée réellement que sur fond d’une violence radicale.
Cet optimisme anthropologique repose sur un déni du mal, sur la dénégation d’une propension chez l’homme au mal, qu’aucun ordre social ou politique ne pourra jamais éradiquer. Certes l’homme est un animal social, et en ce sens Platon, Aristote ou Marx ont raison ; mais, aussi social qu’il soit, il n’est pas tout à fait un animal. L’homme est capable d’une cruauté dont l’animal est totalement incapable. On peut certes invoquer l’empathie chez l’homme pour expliquer qu’il est capable de voir l’intérêt du groupe au-delà de son intérêt individuel. Et il a cela en commun avec des animaux sociaux. L’empathie et la solidarité du groupe, du troupeau, est même un atout selon Darwin dans le processus de la sélection naturelle, et de la capacité de s’adapter aux conditions difficiles de l’environnement (comme nous l’expliquait Annick Jacq l’année dernière). L’animal sait ce qui lui est bon ou mauvais, utile ou nuisible, mais il ne sait pas ce qu’est le bien ou le mal. L’animal blesse et tue par nécessité alors que l’homme peut faire souffrir et tuer gratuitement, sans que cela lui soit réellement utile ou nécessaire, c’est-à-dire faire le mal pour le mal, en un mot faire le mal. Et l’homme cherche moins à éliminer son ennemi qu’à l’humilier. De même il est capable du bien, au-delà et en dépit de ses intérêts, et même au-delà de ses liens de sympathie (« tu aimeras ton ennemi comme toi-même »).
Même si l’homme conserve une part d’animalité, de naturalité, il a introduit une rupture dans l’histoire des espèces vivantes et au sein des espèces sociales. Cette rupture porte un nom : la culture. Aidons-nous ici de Rousseau pour en mesurer les conséquences.
Rousseau remarque (principalement dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes) que l’homme, en se civilisant, a développé « l’amour-propre ». L’homme à l’état de nature connaît « l’amour de soi », c’est-à-dire l’attachement à sa vie, le souci de la préservation de soi – tel un animal. Mais la vie en société – du moins dans une société humaine - développe chez les individus l’amour-propre, à savoir, non plus simplement l’attachement à sa vie ou le souci de son être, mais l’attachement à l’image qu’on donne de soi à autrui, le souci de son image. Il ne s’agit pas tant d’être que d’apparaître. « L’homme sociable toujours hors de lui ne sait vivre que dans l’opinion des autres, et c’est pour ainsi dire de leur seul jugement qu’il tire le sentiment de sa propre existence », dit Rousseau.
Rousseau y voit un mal, parce qu’il oppose l’homme sociable – il conviendrait de dire l’homme civilisé, et donc l’homme tout court – à l’homme sauvage qui « vit en lui-même » et non toujours hors de soi. Mais, et ici on peut s’écarter de Rousseau, même l’homme que nous appelons primitif, en tant qu’il est civilisé, ne se contente pas d’être et de vivre, mais de paraître – d’où les ornements, les tatouages, les vêtements dont il se pare, par exemple. Être un homme c’est paraître en société, et être reconnu par les autres. Cette reconnaissance passe par le nom qu’on donne au nouveau-né, nom qui dit son appartenance à une tribu, à une communauté, à une famille. L’apparition du langage et le désir de reconnaissance mutuelle vont ensemble. Hegel place ce désir de reconnaissance au cœur de la conquête - pour un individu comme pour une communauté - de son humanité. Pour être un homme, il faut être reconnu par un autre homme comme étant soi-même un homme ; mais pour être un homme il me faut aussi reconnaître autrui comme un homme. Le désir de reconnaissance ne peut être satisfait que dans la réciprocité, pour qu’en soit exclue la violence qu’il porte potentiellement.
Si un individu n’est pas reconnu comme un homme, rejeté par le reste de la société, il est conduit à commettre le mal, ne serait-ce que pour exister (pensons à la délinquance qui frappe les exclus de la société). Cela commence dès l’enfance ; l’enfant à qui on passe tous les caprices fait tout ce qu’il ne faut pas faire en attendant qu’on lui rappelle que c’est interdit : la sanction est aussi une marque de reconnaissance. L’homme – en tant qu’individu ou bien en tant que groupe social - peut être amené à se battre, à se révolter, à mener la guerre pour être reconnu par celui qui le domine et l’écrase et ne le reconnaît pas comme son égal. Mais tout peut être fait aussi pour que le plus faible soit empêché de lutter pour sa reconnaissance et placé dans des conditions de sous-humanité. Les hommes se sentent aisément en manque de reconnaissance et croient pouvoir affirmer leur humanité en déniant l’humanité de l’autre. D’où la cruauté humaine, car, comme nous le disions plus haut, on ne cherche pas tant à éliminer son ennemi qu’à l’humilier. Songeons aux conditions humiliantes dans lesquelles les Juifs, Tziganes et autres ont été placés dans les camps d’extermination : tout était fait pour les déshumaniser.
Cette lutte pour la reconnaissance, dont parle Hegel et que je relie à l’amour-propre qu’évoque Rousseau, est, de manière générale, le moteur des passions humaines. À commencer par l’amour : il s’agit de paraître pour plaire, séduire. L’animal suit son instinct sexuel et ne sait pas ce qu’est la passion amoureuse, stimulant l’imagination et entretenant le désir. Mais la séduction est aussi une arme au service de l’ambition. Paraître le plus fort, en imposant une violence sans merci, trouver les moyens les plus ingénieux pour se venger (quand on est animé par la jalousie ou le ressentiment) et s’assurer qu’on a emporté une victoire sur l’autre : autant de formes de « passions tristes » – pour reprendre une expression de Spinoza – tendant à panser des blessures d’amour-propre, mais de façon insatiable. L’animal ne sait pas ce qu’est une passion. Ni même ce qu’est un désir.
Quel rapport avec la peine ? la sanction ? la loi ? L’animal se limite naturellement dans la satisfaction de ses besoins, il ne dépasse pas les bornes de la nature : il ne mange pas plus que nécessaire, il ne tue pas au-delà de ce qui lui est utile, il ne modifie pas l’environnement au-delà de ce dont son espèce a besoin… L’homme a été obligé de se donner des limites que la nature ne lui indiquait pas pour contenir les effets néfastes de ses désirs et de ses passions procédant de l’amour-propre. Ces limites sont celles qu’il s’est imposées à travers des cultures déterminées, avec leurs normes, leurs règles, leurs lois. L’existence de la passion implique l’existence d’interdits. Mais les interdits freinent autant les passions qu’ils les entretiennent. Le désir est moins empêché qu’il n’est structuré par l’interdit.
Un interdit, par définition, est susceptible d’être transgressé. Il s’adresse à la liberté des individus. Transgresser un interdit, est une manifestation de notre liberté ; mais se soumettre à un interdit est aussi une manifestation de la liberté. On ne se soumet pas à un interdit par nécessité mais par obligation - c’est-à-dire par la conscience de son devoir qui s’acquiert par l’éducation. Si un interdit peut être transgressé, nécessairement il entraîne avec lui sanction et peine, sans lesquelles l’interdit n’existe tout simplement pas.
La sanction et la peine n’ont de sens que dans l’horizon de la liberté humaine, qui sépare l’homme de la nature et en fait l’auteur d’une histoire, cette liberté dont Nietzsche précisément dit qu’elle est une pure invention pour faire croire à la responsabilité et à la culpabilité. Car, selon Nietzsche, on agit par nécessité et non librement (comme pour Spinoza, et d’autres auteurs, mais cela exigerait un autre développement). Ainsi Nietzsche aussi a caressé une utopie – celle du traitement purement médical des criminels et d’une justice qui ferait l’économie de la peine – laquelle est, comme toute utopie, monstrueuse, c’est-à-dire inhumaine.
Conclusion.
Résumons : pas d’humanité sans culture, pas d’humanité sans passion qui fait que nos désirs dépassent les limites de la nature dont un animal se contente. Pas de culture ni de passion sans liberté. Pas de passions sans interdits, et pas d’interdits, imposés par la règle ou par la loi, sans sanction, et pas de sanction sans peine.
Nous avons rappelé que la réalité de la sanction et de la peine est l’effet de relations interhumaines de dettes et de devoirs mutuels. La peine, dès l’origine dans les sociétés humaines, a été pensée pour rétablir un équilibre brisé ou rompu par une faute ou un crime. Cet équilibre est fragile, du fait de l’inclination des individus à commettre le mal, à transgresser à tout moment l’interdit. On ne peut dissocier l’existence de la peine – la réalité pénale et pénible de la sanction - de la vulnérabilité des hommes, elle-même inséparable de la difficulté d’être libre. La liberté humaine n’est pas une donnée de la nature, elle une donnée de la condition humaine – ce qui n’est pas la même chose - car elle n’est jamais parfaitement conquise et tout le temps à conquérir. Et la peine participe de cette lutte pour devenir libre. La liberté a partie liée, non avec la puissance, mais avec la fragilité de l’homme. D’où l’irréalité (et le danger) de toute les utopies où l’homme deviendrait apte à être spontanément juste et où l’on pourrait faire définitivement l’économie de la peine.
La peine est censée aider le délinquant ou le criminel à reconquérir sa dignité d’homme, sa liberté, à retrouver sa place dans une communauté qui lui confère sa qualité d’homme – car, oui, l’homme est éminemment social. Mais la façon de chercher à restaurer cet équilibre est elle-même fragile. Car la peine peut consister dans la seule recherche de l’humiliation, et dans un désir de supprimer l’humanité du fautif – dès lors que la peine est infligée par le plus fort sur le plus faible et que la société elle-même instaure des rapports profondément déséquilibrés entre les individus. On voit comment notre société, aujourd’hui, est tiraillée entre la poursuite d’un idéal républicain (selon lequel les hommes sont égaux devant la loi) et la protection des plus puissants . Dès lors la peine elle-même peut aggraver l’inhumanité des rapports internes à la société, comme elle peut être constructive pour le fautif et restauratrice du lien social ; elle peut être inspirée par une profonde humanité comme elle peut basculer dans l’inhumanité.
Bernard Piettre