Il faut donc partir de l’idée du tout, et de son unité organique, qui fait qu’une partie ne peut pas être lésée sans mettre en péril le tout. Car, tôt ou tard, il faudra payer.
De ce point de vue, si une notion philosophique peut être interrogée à propos de la solidarité, c’est celle de sympathie (sum-patheia, c’est-à-dire com-passion). Et si une doctrine mériterait d’entrer en ligne de compte, c’est la doctrine stoïcienne en ses développements latins, notamment chez des hommes qui furent aussi des responsables politiques de premier plan, à savoir Cicéron et l’empereur Marc-Aurèle. Pour les Stoïciens, qui sont des matérialistes et croient en une Providence divine, le monde est un tout solidaire, traversé par un unique feu ou souffle, ou pneuma, ou Logos, intelligent, et qui ne peut vouloir que le bien de l’ensemble. En sorte que tout ce qui arrive, arrive toujours en vue du bien général, et que le malheur supporté par l’un, la destruction d’une partie, ne se produisent jamais que pour le bien du tout. Le sage est celui qui s’est pénétré de la sympathie universelle qui résulte de cette doctrine physique, et qui peut dire, avec Cicéron (Traité des devoirs, III, 5.21-2 ; 6.28) :
« Dépouiller autrui et augmenter ses aises aux dépens des autres, voilà qui est contraire à la nature, bien plus encore que la mort, la pauvreté, la douleur, que tous les accidents qui peuvent arriver à notre corps ou à nos biens extérieurs ; car c’est là supprimer la vie commune et la société des hommes. Si nous sommes disposés à dépouiller et à léser autrui à notre profit, la société du genre humain, qui est par-dessus tout conforme à la nature, doit nécessairement se rompre. Si chaque membre avait le sentiment qu’il peut se bien porter en faisant passer en lui la santé du membre voisin, le corps entier s’affaiblirait et périrait nécessairement… On doit donc avoir en tout un seul but : identifier son intérêt particulier à l’intérêt général ; ramener tout à soi, c’est dissoudre complètement la communauté des hommes ».
Au plan éthique, dit un autre (Diogène Laërce, VII, 125),
« les vertus sont mutuellement solidaires, et qui en a une les a toutes… L’homme vertueux connaît en théorie et pratique en même temps ce qui est à faire : ce qui est à faire est aussi ce qui est à vouloir, ce qui est à supporter, ce en quoi il faut persévérer, ce qui est à distribuer ».
Et le Stoïcien Cléanthe peut adresser à Zeus cet hymne :
« Ainsi tu as ajusté en un tout harmonieux les biens et les maux / pour que soit une la raison de toutes choses, qui demeure à jamais, / cette raison que fuient et négligent ceux d’entre les mortels qui sont les méchants… ».
Le point de théologie qui ressort de ce contexte pourrait être par exemple la question de l’Église comme corps du Christ, comme un tout organique. Mais nous choisirons ici une entrée anthropologique, et nous interrogerons, pour éclairer un lieu absolument central dans la question de la solidarité, la notion de pudeur.
La pudeur
Mon propos concerne en effet ce que nous appelons la pudeur (du latin me pudet, j’ai scrupule à..."), ou plutôt la vergogne (du latin verecundia, crainte et respect, qu’on retrouve dans le verbe vereor, craindre, respecter, par exemple les dieux, d’où notre verbe révérer, notre mot révérence). Non dans le sens où Foucault parlait de la "loi de la pudeur" comme du symptôme d’une société sécuritaire inventant des monstres pervers qui ne rêvent que d’attenter à la pureté des enfants . Ni dans le sens d’une revendication de la décence vestimentaire ou comportementale. Je vous propose d’examiner la "pudeur" à partir de son nom grec (ancien) aidôs. Il est en effet possible d’analyser cette notion, ou ce sentiment, comme le point où s’enracine la solidarité en tant qu’elle reçoit un lieu spécifique dans la psychologie individuelle et, à partir de ce lieu, conditionne la possibilité même de la vie en commun, de la vie familiale, sociale et politique, voire, dirais-je, de la pensée.
Mais j’explicite d’abord mon titre.
"Je c’est nous".
Cette expression signifie qu’il n’y a pas de moi, pas d’ego, en-dehors d’un échange constant avec tous les échelons, tous les différents périmètres du contexte humain auquel j’appartiens et qui me définit, au sein duquel d’autre part je me définis moi-même. Mais cette mutuelle définition advient dans le moment même où, dans cet échange, je préserve ma différence et mon intimité et je m’abstiens, simultanément, de trop peser sur l’autre. Une relation de retrait réciproque. Le contraire, en somme, de la relation mimétique. Celle-ci, au contraire, ferait immédiatement monter le rouge au visage, par la contagion d’une émotion ou par réaction de colère ou de honte, à fleur de peau mais ébranlant tout le moi.
Je trace une équivalence d’abord, et je la barre ensuite : dans la pudeur ou la vergogne je c’est nous, mais sans rien de fusionnel ; je ne disparais pas dans nous, et le nous ne phagocyte pas le moi. Ce n’est pas une simple relation d’allégeance ou de dépendance : au contraire, nous parlons ici d’une relation où le "je" préserve le "nous", et inversement le "nous" préserve le "je", dans une proximité qui les met tous deux au péril l’un par l’autre et l’un avec l’autre. On peut certes alléguer que cela vient seulement du fait que je dépends, en tout ou en partie, de mes proches, de mon environnement humain, de ma société, de ma nation... Nous regrettons volontiers désormais cette tutelle, cette aliénation, et rêvons de la libération dès qu’il est question de dépendance : nous prétendons aujourd’hui ne dépendre de rien ni de personne. Mais, outre que cette revendication d’indépendance frise souvent le ridicule quand on oublie ce qui est dû par chacun à autrui et à la société en général, il y a un niveau à la fois superficiel et essentiel auquel il apparaît qu’il me serait impossible de secouer la relation de mutuelle dépendance sans me perdre moi-même, aux yeux d’autrui comme aux miens propres, et perdre l’autre en même temps, me perdre et perdre l’autre jusqu’à l’obscénité (l’étalage de linge sale), à la défiguration (Thersite, le guerrier sans honneur dans l’Iliade) ou à l’anéantissement de ma personne comme de la personne de l’autre (Ajax, Œdipe) sous le fardeau écrasant de la honte, – à moins de réussir une entreprise, forcément titanesque, de subversion totale des valeurs et du système des relations sociales (comme celle, peut-être, de l’apôtre Paul quand il se glorifie de son esclavage). Superficiel : parce que tout se passe d’abord à fleur de peau et au niveau du regard : c’est peut-être même là que se situe l’expérience du beau et du laid (en grec aischros signifie à la fois "honteux" et "laid"). Ce niveau superficiel et essentiel de relation, où la solidité des liens préserve l’écart entre je et nous, se réalise, sur la base de valeurs partagées, comme un échange en miroir entre un individu et, notamment, son conjoint – on dit aujourd’hui "partenaire" (de quoi ? d’ébats sexuels ? d’une colocation ?) –, sa famille et ses proches, son groupe, sa nation... mais à condition que le miroir serve en même temps d’écran pour maintenir l’écart de l’un à l’autre. Ce qui dans ce dispositif rend si sensible la relation matrimoniale, possible (du point de vue du groupe donneur de femme) ou réalisée (du point de vue du groupe donataire), c’est que celle-ci suppose toujours une effraction de l’autre (et du groupe de l’autre) dans le moi (et dans le groupe du moi), sans en gommer l’altérité pour autant.
Citons d’abord un mot prononcé par une femme juive interviewée récemment, aux côtés d’une femme musulmane, dans un article publié par un magazine féminin au sujet de la pudeur, sous le titre "sexe, mensonge et religion" : naturellement, l’essentiel de l’entretien portait sur le voile et la pudeur, à partir des mots hébreu tsniout, ou arabe, h’chouma .
D. H. - Dans la tradition juive, cette notion de pudeur a à voir avec la conscience que je ne montre pas tout de moi et que je ne perçois pas tout de l’autre. Cette limitation du regard est à réhabiliter. Mais aujourd’hui, on fait au nom de la pudeur une lecture hypersexualisée, obscène, du corps des femmes.
L’obscénité est en effet autant dans le voile que dans la nudité, quand l’un et l’autre s’exhibent ou sont montrés du doigt. Il doit y avoir au contraire une "limitation du regard", que je trouve en effet urgent de réhabiliter. Traditionnellement, "nos membres indécents [pudenda en latin, aidoia en grec] sont traités avec le plus de décence" (1 Corinthiens 12.23). Aujourd’hui, des émissions de télé-réalité exhibent en public les moments les plus intimes d’une vie individuelle, comme des retrouvailles familiales. Et l’on ne sait plus qu’inventer pour régaler le public de nudités, ou par quelle "manif’ à poil" le sensibiliser à une cause humanitaire, tout en déchaînant les médias à chaque apparition public du voile, etc.
Mais les choses vont beaucoup plus loin quand on part de l’aidôs grecque.
Ici les deux références majeures sont un passage d’Hésiode et un autre de Platon.
Voici d’abord Hésiode, Les Travaux et les jours, v. 174-201, trad. P. Mazon (CUF) : (Hésiode vient, dans une sorte de digression, d’énumérer la succession des âges de l’humanité : d’abord l’âge d’or, puis la race d’argent, puis celle de bronze, en quatrième la race des héros ou demi-dieux – ceux de l’Iliade par ex. –, ensuite la race de fer, à laquelle appartient le poète lui-même, qui en annonce une sixième encore bien pire)
Et plût au ciel que je n’eusse pas à mon tour à vivre au milieu de ceux de la cinquième race, et que je fusse ou mort plus tôt ou né plus tard. Car c’est maintenant la race du fer. Ils ne cesseront ni le jour de souffrir fatigues et misères, ni la nuit d’être consumés par les dures angoisses que leur enverront les dieux. Du moins trouveront-ils encore quelques biens mêlés à leurs maux. Mais l’heure viendra où Zeus anéantira à son tour cette race d’hommes périssables : ce sera le moment où ils naîtront avec des tempes blanches. Le père alors ne ressemblera plus à ses fils ni les fils à leur père ; l’hôte ne sera plus cher à son hôte, l’ami à son ami, le frère à son frère, ainsi qu’aux jours passés. À leurs parents, sitôt qu’ils vieilliront, ils ne montreront que mépris ; pour se plaindre d’eux, ils s’exprimeront en paroles rudes, les méchants ! et ne connaîtront même pas la crainte (opin : le regard potentiellement vengeur) des dieux. Aux vieillards qui les ont nourris ils refuseront les aliments. La justice dans leurs poings (cheirodikai), l’un ravagera la cité de l’autre. Nul prix ne s’attachera plus au serment tenu, au juste, au bien : c’est à l’artisan de crimes, à l’homme toute démesure qu’iront leurs respects (timêsousi : ils rendront des honneurs) ; le seul droit sera la force (litt. le justice sera dans leurs mains/leur poings), la conscience (aidôs : la pudeur, la vergogne) n’existera plus. Le lâche attaquera le brave avec des mots tortueux, qu’il appuiera d’un faux serment. Aux pas de tous les misérables humains s’attachera la jalousie, au langage amer, au front haineux, qui se plaît au mal. Alors, quittant pour l’Olympe la terre aux larges routes, cachant leurs beaux corps sous des voiles blancs, Conscience (aidôs : la pudeur, la vergogne) et Vergogne (Nemesis : la juste répartition, à laquelle toute offense oppose de facto la menace ou le déchaînement du courroux divin)*, délaissant les hommes, monteront vers la race des immortels. De tristes souffrances resteront seules aux mortels : contre le mal il ne sera point de recours.
Je n’ai pas besoin d’insister : ce sixième âge à venir, qui porterait à son comble la malédiction de l’âge du fer, est marqué par la disparition de tout respect, de tout sens d’un devoir envers autrui, de tout sens des obligations réciproques. Ces obligations (le mot comporte l’idée d’un lien) exigent un donnant-donnant non pas immédiat (où les deux gestes de donner et de rendre au fond s’annuleraient réciproquement), mais toujours différé, et par là ouvrant un espace de possibilité à l’élaboration du tissu social, à l’économie, à la civilisation et à l’histoire. Elles se traduisent par des relations de dette et de crédit, c’est-à-dire de confiance, même ou plutôt précisément dans l’éloignement géographique (hospitalité, paix entre les cités) ou temporel (dette intergénérationnelle, serments et traités), ou vertical (respect des dieux, et à nouveau des serments, des traités).
Je trouve dans les notes étymologiques et exégétiques à notre texte d’Hésiode les explications suivantes, qui envisagent la complémentarité entre Aidôs et Némésis* :
* Nemesis : "attribution par autorité légale", d’où par spécialisation "blâme collectif", associé avec une valeur sociale et objective à aidôs qui est subjectif (Chantraine, Dict. étym. de la langue grecque, s.v. nemô) - Aidôs et Nemesis. La première de ces déesses représente la conscience individuelle, le sentiment de l’honneur ; la seconde, la conscience publique, l’opinion, et, par suite, la crainte de cette opinion, le ’respect humain’... Ce sont les deux seuls freins qui puissent arrêter les passions humaines. S’ils disparaissent, elles se donneront libre cours" (Mazon, op. cit., n. 2 p. 93).
Mais j’attribuerais volontiers à Aidôs seule les deux faces, intime et publique, de l’honneur : l’une ne va pas sans l’autre, c’est le regard d’autrui qui impose l’aidôs et c’est mon regard qui engage l’autre au respect, au point que parfois je ne peux faire autrement, et l’autre ne peut faire autrement, que de détourner le regard, par respect justement, par tact, par pudeur. Némésis quant à elle en forme à la fois le fondement inexpugnable, incontestable, inatteignable (la juste répartition, ce qui revient à chacun et dont il est interdit par une loi divine de transgresser la limite) et, en cas de violation, la conséquence, le châtiment, une punition en quelque sorte automatique, qui rétablit l’équilibre des parts (la vengeance divine). Le substantif abstrait nemesis vient d’un verbe nemô, qui signifie partager, et qui a donné nomos, le pâturage (où chaque brebis trouve sa nourriture, où chacun peut mener son troupeau librement, espace proprement nomade avant toute affirmation inégalitaire de propriété, dirait Rousseau) mais aussi la loi qui est la garante de la juste répartition. Les nomades – roms, bootpeople, migrants – forment, par le devoir que leur seule existence nous rappelle et nous impose, la condition de toute culture et par conséquent de toute humanité. Enfin la racine se retrouve dans le verbe nomizein, penser, croire, notamment aux dieux, les honorer.
Le second texte que je voudrais introduire, c’est celui du mythe enchâssé dans le Protagoras de Platon (un mythe où Platon réinvente, en le modifiant, le fameux mythe hésiodique de Prométhée dérobant le feu du ciel pour le donner aux premiers hommes). Je ne vous cite pas le mythe entier, mais seulement la fin, dont voici en résumé le commencement.
Au temps où n’existaient encore que les dieux, et pas encore les autres races de vivants, les dieux façonnent ces races animées au sein de la terre, avec de la terre, du feu mélangés à d’autres substances, et avant de les produire au jour ordonnent à Prométhée (celui qui réfléchit par avance) et à Épiméthée (celui qui réfléchit toujours après-coup) de distribuer les qualités entre les êtres créés. Épiméthée propose de faire le travail, et que Prométhée vienne l’inspecter après coup – inversant ainsi les rôles que l’on peut inférer des noms des deux frères. Épiméthée, donc, donne à chaque race des qualités différentes, mais en veillant à ce que chacune ait de quoi survivre et se protéger (faible, elle aura la vitesse ou une fécondité plus grande, petite, des ailes, etc.). Mais quand il en vient à la race des hommes il a déjà distribué tout son stock de qualités, il ne lui en reste aucune. Arrive alors Prométhée, qui pour parer à cette étourderie de son frère, va voler dans l’atelier d’Athéna et d’Héphaistos (la tisserande-charpentière d’une part, le forgeron d’autre part), la sophia (c’est-à-dire l’habileté, mais uniquement ici celle qui permet d’acquérir les biens nécessaire à la vie physique, l’habileté technique) avec le feu. Seul problème, Prométhée n’a pas pu dérober en même temps la sophia politique, qui était gardée dans l’acropole de Zeus, trop bien défendue par des gardiens redoutables. Voici donc la fin du mythe :
Platon, Protagoras, 322 a-d (trad. CUF)
Parce que l’homme participait au lot divin, d’abord il fut le seul des animaux à honorer (enomisen) les dieux, et il se mit à construire des autels et des images divines ; ensuite il eut l’art d’émettre des sons et des mots articulés, il inventa les habitations, les vêtements, les chaussures, les couvertures, les aliments qui naissent de la terre. Mais les humains, ainsi pourvus, vécurent d’abord dispersés, et aucune ville n’existait. Aussi étaient-ils détruits par les animaux, toujours et partout plus forts qu’eux, et leur industrie, suffisante pour les nourrir, demeurait impuissante pour la guerre contre les animaux ; car ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Ils cherchaient donc à se rassembler et à fonder des villes pour se défendre. Mais, une fois rassemblés, ils se lésaient réciproquement, faute de posséder l’art politique (tên politikên technên) ; de telle sorte qu’ils recommençaient à se disperser et à périr.
Zeus alors, inquiet pour notre espèce menacée de disparition, envoie Hermès porter aux hommes la pudeur et la justice (aidô te kai dikên), afin qu’il y eût dans les villes de l’harmonie et des liens créateurs d’amitié.
Hermès donc demande à Zeus de quelle manière il doit donner aux hommes la pudeur et la justice : "Dois-je les répartir comme les autres arts ? Ceux-ci sont répartis de la manière suivante : un seul médecin suffit à beaucoup de profanes, et il en est de même des autres artisans ; dois-je établir ainsi la justice et la pudeur dans la race humaine, ou les répartir entre tous ?" – "Entre tous, dit Zeus, et que chacun ait sa part : car les villes ne pourraient subsister si quelques-uns seulement en étaient pourvus, comme il arrive pour les autres arts ; en outre, tu établiras cette loi en mon nom, que tout homme incapable de participer à la pudeur et à la justice doit être mis à mort, comme un fléau de la cité."
Et c’est ainsi, conclut Socrate, qu’il y a des spécialistes dans tous les autres arts, mais qu’en politique le premier venu a droit à la parole et à l’écoute, personne n’est plus spécialiste qu’un autre et inversement, être dépourvu de sens politique mérite la mort. Nos experts du gouvernement sont donc choisis, soit dit en passant, sur des critères qui n’ont rien à voir avec l’art politique. On espère quand même qu’ils ont le sens de la pudeur – du respect de soi et d’autrui, de la retenue, du tact, de l’honneur...– et le sens de la justice, exprimée ici avec le mot dikê, qui renvoie à "ce qui se doit", "ce qui est le mode d’être propre et nécessaire d’une chose", plutôt qu’à notre idée de balance, d’équilibre, d’égalité.
Notre "pudeur" exprimée par le grec aidôs est donc la condition même de l’exercice du politique, c’est-à-dire de la vie en cité, de la vie en commun des hommes rassemblés dans des villes, petites ou grandes. Cette vie en commun doit présenter de l’harmonie, c’est-à-dire une articulation étroite, une adaptation des uns aux autres, comme pour un navire fabriqué de pièces de menuiserie solidement jointoyées. Chaque pièce mérite toute l’attention de l’artisan, toute la finition qui l’empêchera de laisser passer l’eau ou d’opposer une résistance au déplacement du navire entier.
Pour permettre de mieux comprendre la sévérité du châtiment prévu par Zeus contre ceux qui seraient dépourvus de pudeur, j’aimerais donner un dernier exemple, tragique, de ce qui est en jeu dans l’atteinte à l’aidôs. C’est le rite de supplication (hikesia). Il nous montre que, contrairement à ce que dit Platon qui ne voit dans l’aidôs qu’une vertu politique, dans le cadre d’une cité, l’aidôs est aussi au cœur du lien religieux, des scrupules et des inhibi-tions, voire des "tabous" qu’il implique. Dans la tragédie d’Eschyle intitulée Les suppliantes, une troupe de jeunes filles, les Danaïdes, conduites par leur père Danaos, fuit un mariage odieux avec les fils du roi d’Égypte, et vient se réfugier sur des autels des dieux au rivage d’Argos, d’où est partie leur ancêtre Io, et où règne le roi Pélasgos. Cette protection demandée aux dieux sur le lieu même de leur culte, sanctifié par la cendre des sacrifices, sacralise du même coup celles qui s’y sont réfugiées et exerce, tant sur les hommes qui seraient tentés de les déloger que sur les dieux eux-mêmes, une contrainte qui rend ce refuge inviolable, inexpugnable. Et cette contrainte, c’est l’aidôs, en l’occurrence à la fois respect des suppliantes et véritable effroi devant les conséquences que déchaînerait la violation de cette sacralité. Pélasgos le dit : "Je suis contraint de respecter (aidesthai) le courroux de Zeus suppliant : il est le plus haut objet d’effroi, hupsistos phobos, pour les mortels". Et respecter ici Zeus, l’aidôs, c’est respecter les femmes étrangères menacées de viol, et engager pour elles une guerre qui menace la terre même et le peuple du roi : l’intérêt politique est ici second par rapport au devoir religieux, qui consiste à respecter, en l’occurrence, même aux risques et périls de la cité, la pudeur d’une troupe de jeunes filles, fussent-elles étrangères. L’honneur des jeunes filles, l’honneur du roi et de la cité, l’honneur des dieux, se fondent tous ensemble, étroitement noués, sur le respect de la pudeur d’une poignée de migrantes .