Traduire les évangiles pose parfois des difficultés. On ne peut souvent surmonter celles-ci qu’en cherchant à mettre au jour les représentations et les pré-compréhensions qui sont à l’origine de ce fait : que telle partie de l’écriture en question reste pour nous obscure ou problématique.
Je ne prétends pas avoir fait ce travail pour le Notre Père, on pourra rapidement s’en rendre compte, tant ce qui suit est disparate. Je me borne à tracer quelques pistes.
Voici tout d’abord ce que je pense correspondre à une traduction à peu près fidèle :
Matthieu 6, 9b-13 :
Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !
Que ton règne vienne, que ta volonté advienne sur la terre tout autant que dans le ciel.
Le pain, pour nous, de la survie, donne-le nous aujourd’hui.
Et efface nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.
Et ne nous engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.
Je me propose de reprendre ces demandes l’une après l’autre :
Notre Père qui es dans les cieux, que ton nom soit acclamé comme saint !
Que ton règne vienne, que ta volonté advienne sur la terre comme elle l’est dans le ciel.
Ou que nous vienne un bonheur paisible !
Je note d’abord que cette prière est celle d’une communauté qui parle au pluriel, non celle d’un individu. Cela dirige déjà l’esprit vers un aspect dont on a souvent tendance à oublier l’importance : il n’est pas nécessairement question ici de la subjectivité personnelle des croyants, à la différence de ce que suppose notre propension naturelle, à nous, Occidentaux du XXIème siècle.
Or on a trop tendance à laisser de côté cette réalité que le Notre Père a été écrit dans l’Antiquité sémitique, en fonction de représentations culturelles fort éloignées des nôtres. Quelques mots, parmi les premiers de cette prière, suffisent pourtant à nous le rappeler. Ainsi, les termes père, nom ou saint y détiennent un sens étranger à nos conceptions habituelles.
C’est ce que je désire montrer d’abord afin de préciser les enjeux de ces deux demandes. Elles n’en font d’ailleurs qu’une, à mon sens, la question y étant celle du règne problématique de Dieu sur la terre.
Le sens littéral de la fin de la première demande serait quelque chose comme que ton nom soit reconnu comme saint. Mais cette sainteté étant un absolu, reconnaître ne me semble pas suffire, d’où mon choix de acclamé comme saint, termes sur lesquels je reviendrai.
Traduire par l’expression que ton nom soit sanctifié supposerait que le nom de Dieu ne devienne saint que lorsque les humains le rendent tel, ce qui va à l’encontre de ce que l’on veut dire. En effet, le sens précis du mot français sanctifier est rendre saint. Selon nos dictionnaires, il n’aurait le sens de reconnaître comme saint que dans cette unique phrase, ce qui signifierait, soit qu’il s’agirait d’une erreur de traduction, soit que les chrétiens parleraient un français qui n’appartient qu’à eux.
La demande part de la reconnaissance par les croyants de ce que ce le Dieu Père est le souverain universel, cela en fonction d’une représentation impériale de l’univers. Selon cette vision des choses, typique des civilisations proche- et moyen-orientales antiques, le monde ressemble à une pyramide dont la pointe suprême est le trône céleste occupé par un roi-père, à la fois créateur, dispensateur de toute chose et juge suprême.
Cette représentation semble être une transposition dans les Cieux de l’organisation idéale des empires d’alors.
De là descendent, en diverses strates, les éléments qui composent cette pyramide impériale, éléments de plus en plus larges, de moins en moins proches du maître, de moins en moins purs, de moins en moins puissants et, tout en bas, au niveau des humains, de moins en moins atteints par le nécessaire esprit de soumission attendu de la part de serviteurs du souverain divin. C’est cet esprit et sa mise en pratique que tentent de faire régner ceux qui s’expriment tout en bas au nom du maître, ce nom équivalant, quant à l’autorité, à sa présence même.
Ce qui est alors espéré, demandé par ces premiers mots de la prière, c’est que la sainteté de Dieu soit reconnue, c’est-à-dire, en pratique, respectée par l’effet de la soumission des humains à sa volonté, elle-même sainte. Il s’agit donc de l’attente de la réalisation d’un monde lui-même totalement saint, du ciel jusqu’à l’entièreté de la terre.
Si l’on se réfère aux Écritures bibliques précédentes, celles du Pentateuque ou des prophètes, et pour le dire vite, que l’univers tout entier soit enfin saint signifierait pour les humains l’établissement de la paix, de la justice, et de la justesse des relations interpersonnelles. Une honnête et simple aisance en dépendrait pour les gens, leur permettant de vivre de leur travail dans la tranquillité et la bonne santé.
Il se peut que cela paraisse bien terre à terre, mais cette impression disparaît dès que l’on se représente ce qu’étaient les conditions dans lesquelles vivaient les populations mises en scène dans nombre de récits évangéliques, ceux où l’on fait allusion aux foules fatiguées et chargées, privées de berger, d’une Galilée écrasée par l’arrogance, la violence et la spoliation impériales.
Elle disparaît de même si, du sort de ces foules antiques, on passe aux situations analogues d’aujourd’hui.
La paix dans la justice, c’est au fond ce que toute l’Antiquité a attendu d’un prince, cette attente se trouvant le plus souvent déçue. Malgré cette déception, la coutume fut pourtant d’acclamer le prince lors de la visitation qu’il condescendait à faire à ses bonnes villes. On ne savait alors qu’en attendre : de la cruauté ou de la bienveillance ? Dans le Notre Père, ma traduction de sanctifié par acclamé comme saint vient de l’image de cette visitation sainte tant attendue par les croyants. C’est le Hosanna ! du jour des Rameaux (Matthieu 21.9 et //).
En fonction de cela, la traduction courante, que ta volonté soit faire sur la terre comme dans le ciel, est ambiguë. Le comme pouvant valoir pour un et, elle peut laisser entendre que la volonté du Père n’est pas encore advenue dans le ciel. C’est pourquoi il me paraît nécessaire de préciser ainsi : que ta volonté advienne sur la terre comme elle l’est dans le ciel.
Le pain, pour nous, de la survie, donne-le nous aujourd’hui.
Ou vivre sans réserve
On a trop souvent tendance à gommer, dans l’Évangile, ce qui pourrait s’apparenter de façon radicale à une source de réflexion sociale et politique. Nos yeux sont éduqués à le lire d’une autre manière, toute individuelle et moralisante. Il faut parfois gratter sous l’écorce de nos mots pour s’y retrouver.
Ainsi, pour dire le Notre Père selon cet autre type de réflexion, il faut déjà se trouver pessimiste sur le sort de l’espèce humaine et sa possible survie... Cette pensée m’est venue en réfléchissant à la traduction problématique de cette demande : Donne-nous aujourd’hui notre pain de chaque jour.
Dans le texte de l’Évangile selon Matthieu, on trouve plutôt écrit, je pense, Donne-nous aujourd’hui notre pain de survie, sauf que le mot rendu par survie n’existe pas en grec : on dirait que les évangélistes l’ont inventé ! Aux traducteurs de se débrouiller… (voir ma Note pédante à la suite de ce texte).
Je traduis donc le mot inconnu par survie mais on peut aussi penser à un pain sur-naturel, non au sens de céleste mais au sens où il s’agirait d’un pain qui ne serait pas dû à la qualité de notre nature.
On est tenté de penser alors au pain de la Cène, mais le contexte pousse plutôt à voir là, plus généralement, une nourriture qui suffit à survivre, c’est-à-dire qui permet de vivre mais ne laisse pas de reste, qu’on choisit de ne pas amasser.
Cela rappelle la manne reçue par les Hébreux au désert, cette nourriture gratuite donnée par Dieu et qui devait être consommée le jour même, surtout pas gardée pour le lendemain.
Selon cette conception, le croyant, ou le peuple des croyants, devrait accepter de vivre sans réserve. Voudrait-il garder pour lui de la nourriture qu’il ne le peut car elle pourrit aussitôt. Et bien sûr, il ne s’agit pas seulement du pain, mais de tout ce qui permet de vivre.
Tu crois être riche, tu as amassé ou tu rêves de le faire ? Cela ne sert à rien. Pourquoi ? Parce que tu ne sais ce qui adviendra demain, bien sûr, toutes tes réserves pouvant être détruites, ou ne plus correspondre aux besoins du futur. Une parabole de Jésus, celle du riche insensé, parle allègrement de cela (Luc 12.16-21).
Mais surtout, cela va te pousser à te croire maître de ta vie. Cela résonne alors avec un autre sens de l’expression vivre sans réserve : en acceptant de vivre totalement, sans s’économiser, sans sauvegarder sa vie à son propre profit.
Cette compréhension est proche de la version du Notre Père que propose l’évangile selon Luc. La demande s’y présente un peu différemment que dans Matthieu : Donne-nous jour après jour notre pain de survie (11.3).
Elle est proche aussi de ce magnifique passage du livre de Cohélèt : Envoie ton pain sur la face des eaux, car tu le retrouveras sur le grand nombre des jours. Donne une part à sept et même à huit autres, car tu ne sais quel malheur va survenir sur la terre (11.1-2).
Cela laisse entendre que l’affaire se joue, non sur l’instant, mais sur l’étendue des temps, jour après jour pendant longtemps. Vivre sans réserve ne veut pas dire alors qu’il faut s’en tenir à ce qu’on peut gagner pour passer la journée et rien de plus, mais propose plutôt de créer chaque jour un surplus pour pouvoir le donner.
Or cette sagesse se trouve, en théorie du moins, au cœur de la morale protestante, elle qui pousse à la création de richesse, mais au profit de l’ensemble de la société afin qu’elle se garde du malheur, qu’elle puisse corriger l’ensemble des maux qu’elle connaît toujours, plus ou moins, selon les temps et les lieux. Solide pessimisme.
Avec cette différence que Cohélèt n’imaginait pas, semble-t-il, cette perversion moderne de la pensée biblique due aux puritains, qui voudrait que celui qui s’enrichit montre par là-même qu’il est béni de Dieu et se trouve donc autorisé à en profiter matériellement plus que tous les autres.
Car lance ton pain sur la face des eaux signifie que tu n’as rien à attendre particulièrement de ton apport, si ce n’est que le don mutuel profitera à tous au long des jours, à toi comme aux autres.
Cela est à comparer, simple rappel, à ce qui se passe dans notre monde actuel, où 10% de la population possède, tout naturellement semble-t-il, 86% de la richesse totale…
Cela met aussi en cause ces rétributions pharamineuses que s’octroient aujourd’hui nos "grands" patrons. Ils trouvent cela naturel, dû à l’excellence de leur nature, mais en un temps où l’argent est mesure de tout, si le patron gagne autant, que vaut le salarié qui se contente du SMIC ? De nature, il n’est plus rien. Mais comme il est légion, le voilà porteur d’une colère cataclysmique.
L’espèce humaine, dans sa détresse actuelle, entendra-t-elle alors l’appel à faire violence à sa nature, par construction rebelle à l’Évangile, pour adopter aujourd’hui le régime sur-naturel du Règne de Dieu selon lequel on accepte de perdre de son acquis actuel pour que tous, soi et les siens compris, puissent gagner demain leur nécessaire ?
Ce serait raisonnable car ce régime semble en fait très pratique, bien plus efficace, bien plus bénéfique que celui qui a cours, et tout à fait apte à guérir bien des maux sur la Terre. Du moins le pensé-je. Mais cela se fera-t-il ?
Je n’en jurerais pas. Ce n’est pas le règne de Dieu qui régit notre monde. D’où cette appel désespéré en forme de SOS : qu’advienne ta volonté sur la terre ! À moins que ce ne soit plutôt une façon d’ôter tout espoir à ceux qui n’acceptent pas de se rouler les manches ?
Ceci laisse penser que la communauté qui prie ainsi se représente comme une sorte de groupe témoin de ce que pourrait devenir l’espèce entière si elle transformait sa nature actuelle.
Et efface nos dettes comme nous aussi nous les avons effacées pour nos débiteurs.
Ou de la vie communautaire
La traduction que je propose est manifestement fort différente du texte récité habituellement, Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. Le malheur est qu’elle est à peu près littérale alors que l’officielle, pour être traditionnelle, est néanmoins fautive de plusieurs manières.
On ne trouve pas en effet dans le grec les équivalents du verbe pardonner ou du nom offense ; de plus, le fidèle y est supposé avoir agi au bénéfice de ses débiteurs avant de prononcer cette prière, et non de le faire au moment où il prie.
Il est vrai que le verbe grec afíèmi, rendu habituellement par pardonner, est difficile à traduire littéralement, du moins de façon fluide, dans ce contexte. Il signifie en effet lâcher, laisser partir, ou à la rigueur exempter. Ce dernier sens correspond bien au terme ofeílèma, qui signifie dette. On pourra donc me reprocher seulement d’avoir remplacé exempter par effacer, ceci pour l’euphonie, et en pensant peut-être à l’image biblique du grand livre de vie tenu par Dieu…
Cette traduction présente à mes yeux l’avantage de gommer, dans ce passage, l’aspect purement psychologique que peut revêtir le thème du pardon et de l’offense. Nous sommes purement et simplement dans l’objectivité des faits : le croyant se découvre en dette vis-à-vis de Dieu et ne peut rembourser.
C’est là, on s’en souviendra peut-être, un thème assez présent dans les paraboles de Jésus. C’est donc du thème du pardon qu’il s’agit, mais dans une perspective qui passe par profits et pertes ce qui touche à la brouille, à la rancœur, au ressentiment, à l’animosité, etc. Je développe plus bas cet aspect important des enjeux de la traduction des évangiles.
Il s’agit plutôt de la réalité du statut de tout être vivant sur la terre. Honnête ou non, il se trouve débiteur à l’égard de tout ce qui le précède et, plus radicalement, à l’égard de ce Père créateur et dispensateur de tout chose auquel la prière s’adresse. C’est sans doute pour cela que le compte de ces dettes n’a pas de sens.
Le chiffre de soixante-dix fois sept fois dont parle Jésus en réponse à Pierre (Matthieu 18.22) le laisse entendre : la dette est générale, infinie, globale… et réciproque. La communauté est composée de gens qui se doivent tout, et qui se passent tout.
D’où ce passé : les dettes, nous les avons effacées pour nos débiteurs… Cela suppose que la prière est prononcée une fois réglé un certain nombre de différends de toute nature en sorte que l’on puisse réellement parler de communauté. On prie alors ensemble, d’où le pluriel initial du Notre Père. On ne peut payer ses dettes à Dieu, lui seul peut les passer par pertes et profits, mais on doit apurer son compte à l’égard des autres sous peine de se montrer faux jeton... et surtout d’avoir rompu le lien.
Et ne nous engage pas dans une épreuve mais délivre-nous du mauvais.
Ou arrêtez de caser votre moralisme dans l’Évangile !
L’Église protestante unie de France a tenu une discussion synodale, il y a quelques temps, pour savoir que faire de la proposition de l’Église catholique romaine concernant la traduction de ce passage du Notre Père. Quand j’écris "discussion", c’est exagéré, j’ai plutôt l’impression que la question a été traitée avec un peu trop de légèreté.
Il s’agissait de dire Ne nous laisse pas entrer en tentation au lieu de Ne nous soumets pas à la tentation, au motif que Dieu ne peut pas être tentateur (Jacques 1.13). Trois remarques à ce propos :
– Ne nous laisse pas entrer en tentation est une phrase qui ne veut rien dire : soit on est tenté, soit on ne l’est pas, celui qui entre en tentation y est déjà. On est dans la viduité d’une certaine conception de la liturgie pour laquelle répétition suffit.
– La proposition catholique part du principe que Dieu ne peut pas vouloir nous tenter, elle est donc le fait de gens qui prétendent définir ce qui est, ou non, compatible avec Dieu, travers clérical dont il y a lieu de s’éloigner, serait-il approuvé par un verset de l’Épître de Jacques qui suppose le rejet… de tout le livre de Job.
– Le texte grec ne parle pas de tentation mais de mise à l’épreuve, ce qui est fort différent. Épreuve est le premier sens du mot grec traduit habituellement par tentation. D’où la traduction la plus évidente : Et ne nous engage pas dans une épreuve.
La question que je soulève alors ne porte que sur la traduction d’un seul mot, mais elle me paraît fondamentale. Ma certitude est que la traduction des Écritures est une pratique cardinale, qu’elle met en jeu les ressorts fondamentaux de la foi du Christ. Il en est donc ainsi pour moi de la traduction de ce mot grec traduit habituellement par tentation dans le Notre Père.
C’est en effet le travers constant de nos traductions, et des spiritualités qu’elles induisent, de moraliser et de psychologiser ce qui, dans les Écritures, est tout simplement factuel, ce qui est de l’ordre de la pratique objective.
Ce travers n’est pas innocent, il est lui aussi clérical en ce qu’il augmente le risque d’une sorte de contrôle spirituel de nature institutionnelle, ou en tout cas propice au jugement moralisant. On a là, depuis longtemps, la marque d’un séculaire détournement "chrétien" des Écritures.
Lorsque je travaillais à ma traduction des évangiles (Quatre annonces de paix, Éditions Lambert-Lucas), j’ai eu maintes fois l’occasion de vérifier que ce détournement insidieux était constant dans la plupart des traductions actuelles des évangiles. Il va de pair avec un certain type de spiritualité, dit paradoxalement évangélique, relayé aujourd’hui par les principales maisons d’édition spécialisées.
En particulier, cela tend à effacer, ou tout le moins à amoindrir, dans les textes, ce qui paraît trop directement lié au thème des rapports de force sociaux-politiques, ou encore à corriger ce qui ne correspond pas à la vision préétablie d’une piété individualiste proposée à tort comme évidemment biblique.
C’est ainsi, par exemple, qu’on traduit hupokritai, qui signifiait imposteurs, par hypocrites, passant ainsi du socio-politique au moral.
Aujourd’hui, le choix de l’épiscopat romain et la décision synodale protestante perpétuent donc à mes yeux la moralisation traditionnelle du Notre Père, relayant une très ancienne propension déjà attestée dans les premiers siècles de l’ère chrétienne et probablement liée à la mise au pas des Églises par la logique constantinienne : l’Empire avait besoin d’une religion officielle qui puisse diffuser au sein des peuples l’injonction d’une morale individuelle.
C’est en cela, entre autres, que se constate, chez les fidèles, la profonde consonance des piétés évangélique et catholique romaine. Cela correspond par ailleurs – et par exemple – à la confusion qu’elles installent entre le péché et la faute morale. Une confusion dont nous autres protestants, supposés disciples d’un Luther qui aurait vu là le diable, avons pourtant bien du mal à nous dépêtrer.
Mais pour revenir à notre affaire, que l’on redoute que Dieu mette ses fidèles à l’épreuve me semble parfaitement compréhensible dans la logique évangélique : des humains, il attend des fruits… qu’ils sont incapables de lui donner, raison pour laquelle il vaut mieux pour eux qu’il ne cherche pas à vérifier !
C’est pour l’ensemble de ces raison qu’à mon sens, le choix fait par le synode protestant, se hâtant de suivre le clergé romain, ne fait avancer l’œcuménisme qu’en surface, dans une démarche émolliente, au prix de la rudesse biblique, sans rompre avec un détournement séculaire.
Mais je reviens au terme mauvais de ma traduction. Il est demandé à Dieu de délivrer de cela les fidèles mais il s’agit d’une expression grecque dont le sens premier, plutôt que le mal, est le méchant. Il pourrait donc s’agir d’une personnification, mais sans certitude.
En prenant cette option, et compte tenu du contexte dans lequel on s’est toujours placé, celui de la tentation, on a vu y voir le Tentateur, c’est-à-dire le Diable, d’où le traditionnel délivre-nous du Malin. Mais dans le contexte de la mise à l’épreuve, il vaudrait sans doute penser plus précisément alors au rôle que joue le satán du livre de Job, lui dont le but est justement d’éprouver la qualité de la fidélité du pauvre homme.
Mal est en tout cas à proscrire dans ma perspective, opposée à une compréhension moralisatrice du texte. À partir du moment où je résistais à une personnification trop évidente du mot, il ne me restait alors que le mauvais, c’est-à-dire, tout concrètement, cela ou celui qui fait du mal.
Quelle suite ?
Une remarque : les deux dernières demandes commencent par un Et, ce qui pose la question de savoir si elles ne sont pas la suite logique de la précédente, comme si la certitude de bénéficier des conditions de la survie (le pain) allait de pair avec l’abandon de la dette, de l’épreuve et du mauvais. Ceci sans toutefois qu’il existe des rapports de cause à effet au sein de cette série.
Cette piste mériterait d’être explorée. On pourrait penser en effet que la capacité de se défaire de sa nature accapareuse grâce à l’établissement d’une économie de partage peut correspondre, au sein de la communauté, voire de l’espèce, à une mise hors danger et à l’abandon de réclamations réciproques.
Toutefois, il me suffit de noter que cette répétition des Et, fréquente dans les évangiles, est un trait littéraire typiquement sémitique. Cela provoque un effet d’accumulation qui amène en effet à supposer que les éléments de langage ainsi reliés ne sont pas sans lien entre eux au sein d’une logique interne que l’on ne pense pas nécessaire de clarifier. En quoi cette figure de style est proprement poétique.
Doxologie
On sait que s’ajoute habituellement au texte de la prière ce que l’on nomme une doxologie, c’est-à-dire une formule liturgique destinée à glorifier le Seigneur. Elle est manifestement très ancienne mais absente de nombreux manuscrits canoniques :
Car le règne, la puissance et la gloire sont à toi pour toujours !
Elle n’est pourtant pas sans lien avec ce qui précède en ce sens que ces trois attributs sont ceux dont se prévalaient les empereurs. Où l’on trouve illustrée l’une de mes prémisses, celle qui fait apparaître quelles furent les représentations menant à l’élaboration d’une figure datée et située, celle d’un Dieu-Père universel siégeant dans les Cieux.
Et ce qui est suggéré, c’est que l’effort constant de notre espèce pour obtenir règne, puissance et gloire, ce qui suppose toujours guerre, oppression et démesure, n’a aucune chance d’aboutir de façon positive et doit donc être amené à disparaître.
On voit alors que la communauté priante a bel et bien l’espèce entière en ligne de mire. Certaine de la validité de sa conception du bonheur à venir, elle est missionnaire.
Note pédante :
Les mordus trouveront une note sur la traduction du mot grec inconnu épioúsion sur cette page de mon site, à la fin de l’article : http://alexandre2.pagesperso-orange.fr/notre%20pere.