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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Accueillir l’étranger, colères et espérance — Actes de la journée du 17 octobre

4/12 Les figures de l’étranger, entre fraternité humaine et rapports de domination

« Xénos » « barbaros » ou non-humains ?

vendredi 16 décembre 2016, par :

Intervention dans le cadre de la journée publique de réflexion
organisée par la Commune du Sud parisien du Christianisme social
le samedi 17 octobre 2015 à l’IPT-Paris sur le thème :
“Accueillir l’étranger, colères et espérance”

(les 12 interventions de cette journée y compris les présentations visuelles
sont téléchargeables sur le site latelierprotestant.fr)

Mon frère, cet étranger

"Il n’y a pas d’étranger sur cette terre". Ce beau slogan de la Cimade qui figure sur leurs tee-shirts est un appel militant. Il veut nous rappeler que nous sommes tous les membres d’une seule famille humaine, quelle que soit notre apparence, nos origines ethniques, notre sexe, langue, religion, nos opinions politiques et nos convictions, nos origines nationales ou sociales, comme l’affirme la déclaration des droits de l’homme de 1948. C’est cette appartenance commune à cette famille humaine, et sans doute ce n’est pas par hasard que la déclaration utilise le terme famille humaine plutôt que celui d’espèce humaine, c’est donc cette appartenance qui fonde notre égale dignité et les droits égaux et inaliénables de tout être humain. Membre d’une seule famille nous sommes donc frères et sœurs. C’est à ce titre, que la déclaration des droits de l’homme reconnaît à tout homme persécuté le droit d’asile et oblige donc les pays se réclamant de cette charte de garantir ce droit d’asile. La constitution française de 1958 se réfère explicitement au préambule de la constitution de 1946, dont l’article 4 déclare : "Tout homme persécuté en raison de son action en faveur de la liberté a droit d’asile sur les territoires de la République."
Mais, si donc nous sommes tous frères et sœurs dans une même humanité, ce qui nécessite déjà d’abandonner toute idée d’infériorité naturelle entre les groupes humains, ce n’est pas pour autant que ces frères ne peuvent pas être étrangers l’un à l’autre. De ce point de vue la formule de la Cimade représente plus une injonction, un appel à la reconnaissance de l’autre, une promesse, un horizon à atteindre qu’une réalité anthropologique vécue.

Étrangers : tous égaux ?

Lors d’une des réunions de discussion sur la question qui nous réunit aujourd’hui, Renée Koch-Piettre nous a présenté les différents mots qui existaient en grec ancien, mots que nous traduisons en français par ce seul vocable d’étranger. Pour aborder cette journée, et dans le prolongement de ce que nous avait dit Renée, il nous a paru utile d’interroger cette figure de l’étranger, au-delà de l’appel militant à l’accueil de l’autre, accueil dont l’actualité nous rappelle sans cesse la nécessité aigüe. Qui est cet étranger ? Qu’est-ce qui fait qu’il n’est pas facile pour un être humain de reconnaître l’autre comme un frère, qu’il n’est pas facile de reconnaître son frère dans l’étranger ?

Il faut aussi se demander ce qu’il y a de commun, au delà d’un même vocable, entre l’étranger qu’on accueille à bras ouverts et celui qu’on laisse camper dans les pires conditions à nos frontières. Qu’y a-t-il de commun entre le jeune étudiant chinois qui vient rendre visite à sa petite amie, stagiaire en France pour un an, avec un visa en bonne et due forme, qui se retrouve en Centre de rétention car il n’a pas sur lui les 2000 € de liquide requis pour un séjour de deux semaines, et les 6400 employés chinois à qui leur entreprise offre un séjour en France pour les récompenser de leur dévouement et dont le patron est reçu personnellement par Laurent Fabius pour le remercier d’avoir choisi la France pour ce voyage à 13 M€. Qu’y a-t-il de commun entre les chibanis marocains, qu’on a fait venir en France dans les années 1970 pour travailler à la SNCF, mais privés des droits des cheminots nationaux, et le roi saoudien pour lequel on privatise une plage publique ? Pourquoi rejeter l’un quand on se réjouie de l’accueil des autres ? A l’évidence, en matière d’hospitalité, il y a étranger et étranger.

Étrange étranger

L’étymologie du mot français étranger renvoie au préfixe latin extra : qui signifie “en dehors" et qui a donné l’adjectif "extraneus" transformé en "étrange". Au Moyen-Âge, est étrange celui qui vient d’une terre étrangère. Ce n’est que progressivement que cet adjectif a pris le sens de bizarre, étonnant, sortant de l’ordinaire. Petit à petit, ce deuxième sens a pris le dessus et pour lever l’ambiguïté, le terme ’étranger’ est apparu pour désigner celui qui vient d’ailleurs. Mais le glissement sémantique du mot ’étrange’ indique bien le fait, que ce qui caractérise souvent l’étranger, c’est son étrangeté à nos yeux.

Étrange en anglais se dit "strange", étranger "stranger", mais aussi "foreigner". Le mot "foreigner" a le sens plus restrictif de celui qui vient d’un autre pays alors que plus largement, "stranger" désigne celui dont je ne sais rien. En Français "étranger" peut aussi bien désigner celui qui vient d’ailleurs, que celui qui vient de mon propre pays, mais m’est "étranger" parce qu’il est d’un autre village, d’une autre région, d’une autre culture, d’une autre classe sociale. Il faut bien reconnaître qu’il est en général plus facile, plus rassurant, plus confortable, de côtoyer les membres de notre famille proche, de notre groupe social, avec qui nous partageons la langue, si importante, mais aussi des préférences alimentaires, culturelles, des habitudes de vie, des codes de communications que de côtoyer des étrangers qu’il va falloir apprendre à connaître, et dont il est plus difficile d’interpréter les comportements et d’apprécier les intentions. Le philosophe Etienne Balibar déclare dans un entretien publié dans Télérama en avril 2011 : " Pour autant que l’humanité s’organise en communautés, la représentation que les hommes se font de leurs similitudes et de leurs différences s’incarne dans une figure d’étrangeté ou d’« étrangèreté ». Elle change sans cesse de contenu mais demeure une constante anthropologique. Pour qu’il y ait un « nous », il faut bien apparemment qu’il y ait des « autres ». L’étranger est une figure ambivalente qui cristallise des affects d’attraction et de répulsion, voire de fascination et de détestation." Ainsi la méfiance que suscite l’étranger est tout autant ancrée en nous que l’empathie que nous pouvons ressentir à l’égard de celui que nous reconnaissons comme frère. L’empathie passe par la reconnaissance de l’autre comme un autre soi-même, alors que l’étranger incarne l’altérité radicale qui rend l’empathie beaucoup plus difficile.

L’étranger : xenos ou barbaros ?

La Grèce antique, comme donc Renée Koch-Piettre, a elle aussi plusieurs termes pour désigner celui qui vient d’ailleurs, qui n’appartient pas à la cité. Le mot xenos désigne l’étranger, celui qui n’appartient pas à la communauté, qui vient d’une autre cité, qui est autre. C’est du reste le sens qu’on retrouve dans le mot xénogreffe, désignant des greffes d’organes venant d’autres espèces que l’espèce humaine. Mais si xenos peut aussi désigner l’ennemi du moment, c’est surtout l’hôte venant de loin, celui qu’on accueille, ou celui qui nous accueille lorsque nous voyageons. Ainsi, en général, le rapport au xenos est régi par les règles inviolables de l’hospitalité, elles-mêmes sous tendues par l’idée entretenue par le mythe que derrière le xenos pouvait se cacher un dieu ou une déesse. L’hospitalité permettait alors de s’assurer les éventuelles faveurs de ce dieu ou de cette déesse, alors que le refus de l’hospitalité pouvait appeler sur l’hôte défaillant la colère des dieux.
L’étranger qui vit dans la cité, le résident permanent, autorisé à commercer, à exercer une activité professionnelle, est le metoikos ( meta+oikos , dont la maison est au-delà), qui a donné le mot métèque. Le metoikos jouit d’un statut relativement privilégié, par rapport à celui des autres exclus de la citoyenneté, les douloi , les esclaves, mais n’a pas accès à la citoyenneté de la cité. Ce statut de l’étranger accueilli mais ne participant pas à la vie démocratique de la cité, fait peut-être écho à nos débats contemporains autour du droit de vote des étrangers.
Un autre mot pour désigner l’étranger est barbaros , qui a donné notre mot barbare. Il oppose le non-Grec, celui qui ne sait pas parler grec au Grec. Initialement, le barbaros , c’est le bredouilleur, celui qui fait bar-bar (ou bla-bla). Ainsi, les Grecs désignaient de ce terme tous les peuples autres que Grecs. Mais pour les grecs, la langue incarne le mode de vie d’un mangeur de pain et buveur de vain, la pensée et donc la civilisation. Le terme barbaros va donc finir par prendre un sens péjoratif pour désigner les non-civilisés, des sous-hommes ou plutôt des êtres inhumains. On peut donc s’étonner de l’humanité manifestée par ces barbares comme le fait l’auteur dans Actes 28, 2-5 : "Les autochtones nous ont témoigné une humanité peu ordinaire". Là aussi, ce thème de l’importance accordée à la maîtrise de la langue comme marqueur d’une supériorité culturelle et civilisationnelle, nous renvoie à des débats contemporains particulièrement vivaces en France, où on rencontre souvent, peut-être plus qu’ailleurs, le mépris pour celui qui ne parle pas bien français.

L’étranger, mon frère humain ?

L’être humain est un être social, qui se construit dans ses relations à son univers social. Le petit enfant se socialise d’abord dans sa famille, puis à travers son éducation dans un monde social plus ou moins étendu selon les cultures et les sociétés, selon les périodes de l’histoire. Il va ainsi acquérir les normes et les codes de ce monde, sans lesquels il n’y a pas de vie commune possible. Muni de ces codes et de ces normes, l’adolescent puis l’adulte se sent en sécurité dans les formes de sociabilité qui sont propres à la culture du ou des groupes où il évolue. Selon les modes de son existence, l’être humain appartient à plusieurs groupes, la famille, les amis, le groupe professionnel en tant que travailleur, sa commune, en tant que militant associatif, la nation, où il exerce sa citoyenneté. L’existence d’un tel monde suppose un intérieur et un extérieur, des frontières, dont les frontières de la nation sont une des expressions historiquement déterminées. Si celui qui n’appartient pas à notre groupe est un étranger, et son étrangeté même nous le rappelle, nous lui sommes tout autant étrangers.

Cette étrangeté peut aller jusqu’à lui dénier le statut d’être humain. Il existe de nombreux cas de communautés humaines, particulièrement des groupes ethniques, où le mot qui désigne les membres de la communauté est aussi celui qui désigne l’être humain. Celui qui n’appartient pas au clan, à la tribu, au peuple, n’est pas pleinement humain et ne dispose pas des droits reconnus aux frères humains. L’histoire de l’humanité est dans une certaine mesure l’histoire chaotique de la reconnaissance que l’humanité forme une seule famille, un universalisme porté par Paul, qui nous dit dans Romains 1-14 : "Je me dois aux grecs comme aux barbares, aux gens cultivés comme aux ignorants", un universalisme qui a trouvé son expression laïque dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Cet idéal universaliste pourrait déboucher sur un idéal de supprimer les frontières. Mais supprimer les frontières renvoie à une utopie où le groupe de sociabilité de chaque homme serait l’humanité toute entière. Cet idéal peut paraître séduisant, et il s’est incarné un moment dans le projet de création de langues communes à tous les êtres humains, l’espéranto, et autres volapük, mais il ne faut pas oublier qu’il impliquerait une perte de diversité, de richesse culturelle et linguistique et une perte de souveraineté citoyenne. A l’heure où se développent des aspirations au développement de formes de démocratie plus participatives, on voit bien que ces exercices actifs de citoyenneté existent prioritairement dans des espaces locaux.

Des frontières pour les franchir

Mais s’il est difficile ou même utopique pour les êtres humains d’exister dans des espaces dépourvus de frontières, qu’elles soient culturelles, symboliques, administratives ou étatiques, nous devons prendre conscience que toute l’histoire de l’humanité est celle du passage des frontières. Ces passages ont été essentiels pour le développement des échanges commerciaux, culturels, techniques. Les groupes humains isolés, qui n’échangent pas avec les autres, n’évoluent pas, ou beaucoup plus difficilement. Pour que les frontières jouent un rôle fécond, elles doivent être poreuses. De la même manière, une cellule vivante pour exister doit être délimitée par une enveloppe. Mais pour se maintenir en vie, elle est dépendante des échanges avec le monde extérieur. L’enveloppe cellulaire est ainsi pleine de trous.
A l’impératif moral proclamé de l’accueil, vient s’opposer cependant la difficulté d’empathie spontanée à l’égard de celui qui nous paraît étrange. Comme pour les barbaros , il est facile de mépriser celui que l’on ne comprend pas. Il faut un effort particulier pour réaliser que nous aussi sommes étrangers pour l’étranger. Comme le dit à nouveau Paul dans 1 Corinthiens 14, 10-11 : "il y a je ne sais combien d’espèces de mots dans le monde et aucun n’est sans signification. Or si j’ignore la valeur du mot, je serai moi aussi un barbare (barbaros) pour celui qui parle et celui qui parle sera pour moi un barbare". C’est ce renversement de perspective, cette symétrisation, cet échange des rôles qui permet l’universalisation qu’effectue Paul. Sans supprimer le statut d’étranger, il ouvre la porte de l’accueil tout en reconnaissant l’altérité.

La solidarité passe par la lutte pour la justice sociale

Cependant, il nous est plus facile d’accueillir des étrangers venant de pays dont nous jugeons qu’ils ont atteint le même niveau de civilisation que nous, (généralement parce qu’ils sont au moins aussi riches que nous) que de pays dont nous estimons qu’ils sont arriérés, généralement des pays pauvres, souvent des anciennes colonies des pays occidentaux, pour lesquels l’imaginaire social a hérité du discours méprisant à l’égard des colonisés, souvent raciste, chargé de justifier l’exploitation économique qu’ils ont subie. L’altérité de l’autre, sa différence, son étrangeté, sa prétendue infériorité, facilite la justification de l’esclavage, de la domination économique. Nous nous étonnons ainsi de découvrir que l’Africain qui fait le ménage dans nos lieux de travail était médecin, ingénieur ou avocat dans son pays d’origine.
Il est donc plus facile d’accueillir celui dont on espère un bénéfice économique que celui dont on craint qu’il vienne nous demander de partager nos richesses ou réparation pour l’exploitation passée ou présente. Les anciens émigrés, ou leur descendants, qui se sont insérés, ont gagné leur place, souvent ne souhaitent pas se voir rappeler d’où ils viennent par ces nouveaux arrivants. Ce constat vient nous rappeler qu’au delà de l’étrangeté de l’étranger, les rapports de domination, tant politiques qu’économiques qui traversent et structurent le monde dans lequel nous vivons, vont également profondément structurer nos rapports à l’autre, particulièrement à l’étranger. La lutte pour l’accueil, la solidarité, la fraternité est donc indissociable de celle pour la justice économique et sociale, tant au niveau national, qu’européen et mondial.

Annick JACQ


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