L’accueil des réfugiés suscite néanmoins le trouble et l’indécision chez beaucoup de chrétiens français. Accorder l’hospitalité pleine et entière aux étrangers apparaît encore comme une question optionnelle, épineuse voire irréaliste qu’un chrétien serait bien avisé de traiter avec circonspection. Jusque dans ces pages (ici), on trouve au nom d’une éthique de la responsabilité un appel à une « Realpolitik chrétienne » — ironie des mots, grâce auxquels Bismarck peut serrer la main de Jésus, alors que dans les faits la Realpolitik n’est que le christianisme enseveli. Un pasteur nous invite à considérer une série de mesures parmi lesquelles la création de « camps de réfugiés provisoires mais suffisamment confortables » (!) dans lesquels les migrants pourront vivre et s’organiser, pourvu qu’ils le fassent entre eux. Un ghetto, certes, mais avec tout le confort moderne : voilà la nouvelle devise du christianisme social.
Peut-on accepter qu’un chrétien puisse ruminer le Sermon sur la Montagne tout en étant entendu qu’il ne l’appliquera pas lorsque la situation politique ne s’y prêtera plus ? À cette aune-là, on peut être bien certain qu’il ne l’appliquera jamais, car la politique ne tend pas l’autre joue, elle ne marche pas deux lieues quand elle peut n’en faire qu’une. Tout au plus aurons-nous un commandement d’amour pour le « prochain », et nos sympathies navrées pour les lointains. Littéralement un « christianisme des familles », tant il est plus facile d’aimer ceux qui nous aiment.
Il y a donc un malentendu quant à ce/ceux dont nous sommes responsables en tant que chrétiens. Comme si cette question de l’accueil du migrant n’avait pas déjà été tranchée une fois pour toutes et depuis des siècles par l’Évangile. Comme si l’on pouvait être chrétien et ne pas accorder l’hospitalité pleine et entière aux étrangers, être chrétien et ne pas œuvrer à la réalisation de cette hospitalité toutes les fois et si peu que cela nous soit possible. C’est pour dissiper ce malentendu — un malentendu qui risque tout de même d’engloutir l’Europe — qu’il faut en revenir aux fondamentaux.
Revenir aux fondamentaux, pour un protestant, c’est se remémorer l’intention spirituelle qui fut à l’origine de la Réforme. Ce procédé d’anamnèse est un trait propre à la tradition réformée : c’est en se souvenant de sa propre histoire que l’on éclaire l’action présente. Lorsqu’on demande à cette institutrice pourquoi elle accueillit des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, elle répond que ces « nouveaux persécutés » rejouent à leur tour ce que sa propre famille avait subi pendant les guerres de religion.
Pourtant, nul ne songe à appliquer le même raisonnement concernant la situation des réfugiés. On l’a oublié, mais les réformés sont un peuple de migrants : lorsque Jean Calvin entra à Genève en 1541 pour y établir la Réforme, il fit de cette ville un refuge pour des milliers de persécutés. Prise entre eau et montagne et dans les tourments du siècle, cette obscure république de 12 000 âmes vit déferler sur elle une vague d’immigration sans commune mesure avec celle que connaît actuellement n’importe quel pays européen . Genève en dix années avait doublé de taille. Elle s’était boursoufflée de bâtiments auxquels il avait fallu ajouter en hâte un étage au-dessus de l’autre, mais elle était debout.
Nous dira-t-on qu’il s’agissait d’accueillir des frères chrétiens, et non de véritables étrangers ? Mais ce serait mal comprendre la xénophobie avec laquelle les réfugiés étaient accueillis. Non seulement ils accouraient des quatre coins de l’Europe, ce détail seul ayant suffi à les rendre haïssables, mais beaucoup étaient luthériens ou moins encore, c’est-à-dire à peine chrétiens. Certes, la plupart étaient Français, mais qu’est-ce qu’un Français pour un Suisse du XVIe siècle ? L’ennemi héréditaire dont il vient tout juste de secouer le joug. De fait, les grandes tribulations que Calvin rencontra dans son ministère, il les valut aux vieux Genevois effrayés par ce Français rameutant d’autres Français. La Réforme dû se construire en imposant l’idée que l’homme était de Dieu avant qu’être d’un pays.
Les réfugiés qui furent aux portes de Genève désormais frappent aux portes de l’Europe. Ils ne viennent plus de la France sanglante au vêtement déchiré dont parlait d’Aubigné, mais de Syrie ou d’autres pays encore où la misère tue plus sûrement que la guerre. Ils sont les « nouveaux persécutés », et nous avons le choix entre jouer le rôle du vieux Genevois accroché à son indépendance ou celui de Calvin et de ses ministres. Ces derniers étaient confrontés à des défis qui passaient de loin les nôtres. Pourtant ils n’ont pas séparé les chrétiens de plein droit des chrétiens de loin, ils n’ont pas reçu ceux-ci à la condition qu’ils repartent. Ils ont accueillis d’abord en (s’)accommodant ensuite, tant il est vrai qu’on n’accomplit rien de grand en politique sans supposer d’abord le problème résolu.
Être responsable, ce n’est pas renoncer aux valeurs au nom de la réalisation de buts politiques ; la responsabilité est l’engagement pour ces valeurs-là dont on décide qu’elles doivent prioritairement s’inscrire dans le réel. La seule Realpolitik chrétienne, c’est celle qui refuse la réalité de la frontière au profit de la réalité humaine qui pousse à la franchir. Une fois la politique remise sur ses pieds, on peut alors mettre en œuvre les solutions pragmatiques pour accommoder celui qui vient, et qu’on n’attendait pas. Quitte à ajouter quelques étages à nos immeubles. On trouait bien les toits pour écouter le Christ.
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Article publiéCalvin et les migrants : la responsabilité d’un chrétien
mercredi 24 février 2016, par :
À l’heure où l’Angleterre est capable de contempler froidement sa sortie hors de l’Union Européenne, il ne nous est plus possible de nier l’ampleur de la crise que nous traversons. À l’heure où nos valeurs les plus hautes se négocient comme des titres de bourse, il ne nous est plus possible de négliger la fissure qui s’est déclarée au cœur de l’Europe. Il aura suffi d’un million de réfugiés pour que prennent peur sept cent millions d’hommes libres.