Peut-on agir pour plus d’humanité dans le monde du travail ?
La dernière rencontre de la MIRLY a été l’occasion d’essayer de répondre à cette question.
En tant que chrétien, la première réponse qui vient à cette question est : « Bien sûr ! ». Les chrétiens au travail ne sont ni plus ni moins que des travailleurs comme les autres. Simplement ils croient en un Dieu mort à sa tâche et pourtant ressuscité... Cela les amènent à croire que la souffrance au travail n’est pas une fatalité ! Bien plus, à l’image du Christ, ils se sentent appelés à résister et à lutter contre toutes formes d’esclavage qui tendraient à réduire l’homme à un outil productif. Sans rêver à un paradis, plutôt perdu, nous nous savons engagés dans un combat qui a pour adversaire Mamon ou le dieu de l’argent. Libérés des travaux forcés, nous ne voulons pas retourner en esclavage, quand bien même la traversée désertique de la crise serait-elle aride !
Aujourd’hui face à la crise, les plans de sauvegarde sont de rigueur. Mais le dosage entre seuil de développement et seuil de survie de l’entreprise, résultats immédiats et investissements stratégiques, est un exercice pour lequel nous ne sommes peut-être qu’à la « pré-histoire », bien mal outillés ; comme à l’époque du Malade imaginaire de Molière : on fait encore des saignées ! Il y a encore du chemin pour une approche moins invasive et plus fine...
Le monde économique, dominé par une approche financière à court terme, est favorable à la spéculation et aux démarches prédatrices. Le taylorisme avait réduit l’homme à l’état de machine, le management moderne, en voulant qu’il se réalise, le pousse à s’exploiter lui-même ! Le triomphe de la cupidité serait-il complet ? Bien sûr que non. De nouveaux modes de management, comme le « management socio-économique », essaient de prendre en compte l’humain comme facteur de développement économique et tentent d’évaluer les coûts et performances cachées par une vision financière à court terme. Mais l’humain peut-il rentrer dans des chiffres ? Cet exercice, s’il est important et peut même parfois apporter de vrais bénéfices, montre également ses limites. Plus on veut évaluer l’humain, plus on lui demande des comptes et plus la spirale administrative et technicienne s’emballe... Alors, pour rendre compte de l’humanité, sans la détruire, il faut certainement faire les comptes en équipe !
Nous connaissons depuis longtemps ce qui « humanise » le monde du travail : l’organisation du travail favorisant la diversités de tâches, une gestion du temps qui évite trop de fragmentation, le développement par projet et en équipe, la communication-concertation-coordination sur les axes stratégiques, la formation intégrée (redécouvrir le plaisir d’apprendre !), l’émulation des équipes par des temps collectifs, le pilotage de proximité... Mais les contraintes internes et externes semblent telles qu’elles étouffent souvent toutes tentatives d’initiatives et prises de risques.
Il faut alors utiliser bien des stratégies de contournement et déployer des trésors d’inventivité pour transformer ces contraintes en opportunités : résister pour un droit à l’erreur face au zéro défaut, s’autoriser à expérimenter des voies nouvelles (SCOP, coopératives, entreprises sociales et solidaires...). Et parfois, tout simplement oser prendre la parole et partager son « mal-être » ou ses « difficultés ». Dans une société dominée par la performance et la réussite, reconnaître ses limites et ses fragilités peut être le premier pas salutaire. Cela peut également passer par des gestes simples qui « ré-enchantent » le quotidien : apporter des fleurs à ses collègues, leur dire bonjour et leur sourire, apporter un repas ou des viennoiseries à partager...
Et puis aussi, parfois faire tout simplement attention à son langage, à sa parole : tout n’est pas affaire de bons mots, mais quand même, parler de « charges sociales » ce n’est pas la même chose que « contributions sociales » !
Finalement ré-humaniser le monde du travail, c’est résister à la fois collectivement et individuellement pour que ce qui fait l’originalité de notre humanité y garde une place.
Pierre-Olivier Dolino,, pasteur de la Mission Populaire au Foyer protestant de la Duchère – Lyon.
Performance et Humanité
« En tant que chrétiens, nous mettons notre confiance dans l’amour de Dieu promis à tous les hommes : il nous rend libre d’agir en ce monde pour le changer, il nous empêche de croire qu’il y a des inutiles parmi les humains, il nous rend dignes et nous donne le courage de remettre en question le système économique dans lequel nous vivons. »
La performance économique est aujourd’hui synonyme de profit à court terme. Tout est axé sur l’efficacité et la productivité : comment faire toujours plus, toujours plus vite, avec toujours moins de monde. Or notre espérance, le Royaume de Dieu adviendra… un jour ! Et ce temps de l’espérance n’est pas le temps du monde, n’est pas le temps du court-terme. Le temps du Royaume, c’est le temps de la rencontre, c’est le temps du travail bien fait, c’est le temps consacré à l’autre dans une relation de travail.
Et en attendant l’advenue du Royaume, comportons nous en personne responsable de ses actes. Seuls face à Dieu, nous avons une responsabilité individuelle, une éthique personnelle à avoir. Ayons le courage de servir notre maitre, et on ne peut avoir deux maitres… Alors, qui est-il, ce maître que nous avons la liberté de servir ? Ce que nous faisons dans notre vie, pour qui, pour quoi le faisons-nous ? Si le résultat de nos actions ne renvoie ni à Dieu, ni à la communauté, c’est de l’idolâtrie.
Dieu nous a libéré d’Egypte, il nous a libéré de l’esclavage. Il nous reste encore à nous libérer intérieurement : libérons nous des dogmes économiques, libérons nous de la pression sociale de rentabilité, libérons nous de la performance financière pour devenir performants en humanité.
« Un seul Dieu, un seul maître »
Antoine Rolland, janvier 2014
Impressions sur le week-end de la Mirly 2014
La performance ne se réduit pas à un calcul de rentabilité de court terme. Ce postulat, qui semble déjà une prise de position, mérite d’être développé. En effet, comme le montrent les travaux de l’équipe de M. Bonnet et les exemples très concrets de J.-P. Kowaleski, la réduction des coûts et la maximisation des ressources à horizon court peuvent se révéler contre-performants, y compris en terme purement financiers. Les notions de coûts et de ressources cachés, à identifier dans la durée, incitent assez facilement à reconsidérer les critères et outils de mesure les plus courants. Le facteur humain ne se réduit plus à une charge, mais devient vecteur d’innovation et de potentialité.
Après cette réflexion étayée par des cas réels, l’après-midi offre quatre témoignages très variés dans leurs perspectives. T. Schaaf, ancien DRH d’un grand groupe automobile explique les apports d’une organisation transversale au service d’un projet. La déshumanisation au travail se cache parfois dans les détails, dans le développement toujours croissant de la technique, et notamment des outils informatiques ; J.-L. Bouvier, cheminot, membre de l’Action Catholique Ouvrière, fait état des efforts à engager pour maintenir une idée du collectif et de la solidarité dans son atelier.
B. Chevalier, membre des Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, raconte la tension entre ses convictions qui l’enjoignent à obtenir un traitement plus « humain » de salariés dans le cadre d’un plan social, et l’attitude de sa hiérarchie, refusant d’écouter ses arguments. Enfin, l’exemple singulier d’Ardelaine, présenté par G. Barras, démontre qu’une attitude qui articule écoute, étude pragmatique des problèmes, collégialité et démarche globale peut aboutir à la recréation de l’ensemble d’une filière dans une perspective durable.
Lors des échanges en groupe, les participants sont invités à réagir sur les interventions de la journée. Nombre de questions s’ouvrent par un « comment ? » ; on s’interroge pour favoriser le dialogue, l’écoute, la notion de collectif qui sous-entend une attention à l’autre dans l’entreprise, ou encore sur l’importance du « sens » donné au travail (ou à l’activité, pour englober l’engagement bénévole associatif). Plusieurs groupes insistent sur la gestion de la temporalité dans l’articulation entre performance et humanité. Enfin, face à la question du chrétien perçu comme faible, les participants préfèrent parler du chrétien comme non-violent dans la confrontation.
La soirée est consacrée à la projection du téléfilm « A vos caisses » (P. Isoard, 2010), qui reprend, sur le registre d’une comédie dans un supermarché d’une petite ville, nombre de propos sur les techniques managériales et les relations interpersonnelles sur le lieu de travail.
R. Beltrami, pasteur à la Mission populaire évangélique de Marseille, ouvre la journée du dimanche par un exposé biblique. De la fameuse parabole des talents (Matthieu 25), en passant par les récits de la Création, de l’esclavage et de la sortie d’Egypte, les interprétations proposent de réfléchir au Dieu que l’on se construit. Le serviteur trop prudent se plaçait au service d’un maître qui écrase l’humain. Dans la Genèse, c’est un plan global de Dieu qui se déploie ; le Créateur invite ses créatures à collaborer à son projet, sans perdre de vue « pour qui » et « pour quoi » on agit. L’unité du plan divin et de l’action humaine est rompue avec la sortie d’Eden. Il en est de même pour la sortie d’Egypte, une libération toujours inachevée, puisqu’à la moindre difficulté, le peuple se réfugie dans le « confort » de la servitude, de l’aliénation dans laquelle les décisions ne lui appartiennent pas… Le Talmud, quand à lui, pose des balises pour protéger la population « ouvrière », qui a besoin d’un salaire pour vivre. Il s’agit d’éviter l’esclavage, en soulignant que l’homme est appelé à servir Dieu seul, et en assurant aux plus faibles de quoi subvenir à leurs besoins, tant connus que supposés. Dans la négociation d’un contrat liant deux parties, l’accent est mis sur l’égalité des positions. La Bible pose l’exigence éthique de responsabilité au niveau de l’individu et n’est pas en mesure de penser l’actionnariat, où cette même exigence est diluée… Le récit de 1 Rois 19 est mentionné comme témoin d’une unité entre le plan divin et les actes du prophète Elie. En conclusion, le commandement d’amour s’impose comme clé de lecture.
En guise de bilan, je retiens de ce week-end le rôle que chacun peut jouer, à son niveau, pour ré-humaniser le monde du travail. Des relations interpersonnelles plus attentives sont à la portée de tous. Quant à celles et ceux qui ont la charge d’une quelconque performance à atteindre, ils peuvent être forces de proposition pour rappeler que cette dernière ne sera jamais uniquement financière, mais que la vraie performance est celle qui se déploie dans l’humanité vue comme une ressource.
Ce week-end m’a aussi laissé avec deux questions.
D’abord, proche de ce qu’on appelle « la génération Y », je m’interroge sur les nouvelles précarités face au travail, notamment dans les services (CDD très courts et piges dans le journalisme par exemple, ou encore l’encouragement à l’auto-entreprenariat, qui, derrière l’attrait de l’indépendance, développe une atomisation des structures de travail et fragilise l’individu sous-traitant). Quels sont les nouveaux processus d’aliénation à l’œuvre, et comment l’idéal de l’épanouissement par le travail est-il affecté par ces mutations ?
Ensuite, du fait de mon projet ministériel dans l’Eglise protestante unie, je regrette la grande discrétion de ce que proposent les paroisses que je connais pour parler de son univers professionnel. Je considère que chaque femme, chaque homme, qui se rapproche d’une Eglise ne perd pas pour autant tout ce qu’elle ou il vit au quotidien. Comment faire pour que l’Eglise soit – au moins – un lieu d’échange sur le sujet et – au mieux et si besoin – une communauté capable de défendre la « ressource humanité » en activité ?
David Veldhuizen
Etudiant en Master 1 à l’Institut protestant de théologie de Paris
Retours de participants
« En ce qui me concerne, je ne parle que pour la journée de samedi, dans la mesure où j’ai dû employer le dimanche à un aller-retour sur Paris pour raisons perso.Je réalise mon mémoire sur le thème Travail et Souffrance, et la journée est venue fort heureusement confirmer mes axes actuels de réflexion, et les illustrer au travers de cas concrets.
J’ai eu le sentiment au travers des présentations du matin que notre monde occidental approche le seuil de la masse critique de prise de conscience : tu te souviens peut-être de l’intervention de Geneviève l’année dernière sur le 100e singe qui lave ses légumes, et qui fait basculer le groupe ?
Je ne crois pas aux "grandes actions" : je crois aux petits pas de terrain, et à la "confiance contagieuse" des échanges interpersonnels. En ce sens, les rencontres de la Mirly entretiennent la contagion. En ce sens, les témoignages de l’après-midi ont suscité dans notre groupe un débat très intéressant. Personnellement très touchée par le charisme du PDG d’Ardelaine.
De mon côté, la contagion sera entretenue via mon mémoire. J’espère pouvoir y faire un inventaire (après enquête) de ce qui se fait en paroisse pour soulager la souffrance au travail : j’ai le sentiment que la mise en réseau de ces initiatives irait dans le bon sens.
La journée a été par ailleurs pour moi à l’occasion des pauses et du déjeuner l’occasion de prises de contacts qui vont se poursuivre. »
Françoise Mési
« Que dire si ce n’est que j’ai vraiment apprécié ce temps mis à part pour à la fois se laisser interpeller et réfléchir sur le thème proposé. Je retiens ici la faculté de se laisser déplacer dans nos ressentis, nos valeurs et le positionnement (personnel, groupe de réflexion, biblique) qui s’en suit pour aborder les défis du monde professionnel dans l’entreprise. Des pistes de réflexion ont été évoquées largement et les retours ont été très riches. Dans notre groupe du dimanche matin (petite maison Croix Bleue), nous avons entendu le "cri" et le combat de cette femme travaillant à la sécurité Sociale et en arrêt pour cause de souffrance professionnelle. Cette dimension est à prendre dans sa totalité. De fait (ce dimanche matin) chacun dans le groupe était directement mis en situation dans l’écoute de la souffrance de cette personne. Elle est très isolée et me semble "être à bout"... La perspective possible d’un accompagnement et soutien par le biais d’un réseau (à créer) lui a été proposé. Le lieu de l’Eglise pourrait y répondre.
Patrick Pigé, étudiant en théologie