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Article publié

Commune du Poitou

Elements de philosophie biblique

lundi 17 février 2014, par :

Le CPO organisait le 8 novembre 2013 une soirée consacrée à cette question : "Existe-t-il une philosophie biblique ou la philosophie est-elle résolument grecque ?"
La soirée comprenait l’exposé de Jean Alexandre proposé ci-dessous, une bon repas et un débat à plusieurs égards nourri.
NB - On peut trouver une version plus complète de l’exposé en allant sur http://pagesperso-orange.fr/alexandre2/suite.

Commune du Poitou
(Centre protestant de l’Ouest)
Novembre 2013

Éléments de philosophie biblique
ou comment les auteurs de la Bible pensaient-ils ?

On l’oublie trop, la forme de pensée des écrivains bibliques appartient à un monde révolu, celui de l’Antiquité proche-orientale. Sur le plan culturel, en tant que témoin littéraire de civilisations disparues, la Bible nous est lointaine et étrangère, aussi sa pensée évolue-t-elle d’une façon que nous avons parfois peine à suivre. Faute de ne pas en évaluer les traits dominants, nous avons tendance à plaquer sur elle nos propres mécanismes intellectuels, sans voir qu’ils sont alors déformants.
Cette étude correspond à un effort pour dégager des Écritures bibliques, considérées dans l’état où elles nous ont été finalement transmises, quelques-uns de ceux de leurs traits qui me paraissent majeurs tout autant qu’exotiques. Je le fais avec les outils dont je dispose, qui sont ceux du linguiste et du traducteur.

Une pensée combattante

Au sens propre, la philosophie est grecque, elle n’est pas biblique. C’est vrai, du moins, si l’on appelle philosophie l’ensemble des réflexions sur l’expérience qui nécessitent l’usage de concepts et de raisonnements élaborés consciemment et manifestement. Or les Écritures bibliques se veulent bien plutôt le récit mouvementé des relations entre un dieu particulier et l’espèce humaine.
Avant d’aller plus loin, je dois alors préciser que le but de cette étude n’est cependant pas de distinguer entre les deux façons de penser pour mieux promouvoir l’une d’entre elles : je me borne à tenter de décrire l’une des deux. Je tiens en effet, avec beaucoup d’autres, que ces deux pensées sont, chacune à sa manière et de façon majeure, nos écoles de liberté.
Ceci posé, il m’apparaît que si les Écritures partent d’un imaginaire qui leur est propre, elles manient des faits de langage que l’on pourrait néanmoins rapprocher du mode de pensée grec, qui nous est mieux connu, pour mieux les en différencier.
Voici quelques éléments de ces faits de langage bibliques : la parole comme acte, la totalité comme mouvement, l’histoire comme parabole, la chair comme histoire, la justice comme justesse, la relation comme contrat…
Je n’en retiendrai que quelques-uns ici, mais je pose dès l’abord que tous ces termes ont la particularité d’être relationnels, d’une part, et d’autre part de se comprendre mieux, en régime biblique, si l’on use de verbes plutôt que de noms : "parler", ou "dire", plutôt que "parole" ; "agir droitement" plutôt que "justice" ou "justesse", etc.
Ayant indiqué cela, je souhaite évacuer d’emblée, autant que possible, une orientation de pensée qui, pour être constante chez les lecteurs de Bible, ne me paraît pas moins erronée : le sens lié au caractère relationnel de ces termes ne s’épuise pas dans leur proximité avec la piété, la sagesse, l’éthique ou la morale. Ils sont surtout les marques d’une forme de pensée dont je gage qu’elle n’est pas moins consciente d’elle-même que celle des philosophes de l’Antiquité.

On a sans doute trop tendance à séparer totalement l’étude des grandes aires de civilisation de l’Antiquité. Pour avoir à peu près terminé leur grand œuvre à la fin de l’Empire perse, au IVe siècle avant notre ère, les auteurs des Écritures hébraïques n’en étaient pas pour autant sans connaissance des travaux intellectuels grecs de l’époque. Les raisons qui ont poussé leurs successeurs immédiats à entreprendre dès le IIIe siècle la traduction grecque dite des Septante le montre, car on peut penser que cette dernière reflète déjà une certaine pénétration de la pensée grecque dans le domaine biblique.
Bien entendu, cette relative mixité se fait jour, sous certains aspects, dans le Nouveau Testament. C’est ainsi par exemple que l’on verra un Saul de Tarse préférer très tôt, contrairement au mode d’expression des évangiles, le raisonnement ou la rhétorique à la narration parabolique, cette marque constitutive du fait biblique.
Inversement, d’ailleurs, les penseurs grecs, qui se passionnaient dès leurs débuts pour l’antique civilisation égyptienne, ont fort bien pu se tenir aussi au courant de ce qui se pensait ou se croyait chez les peuples du Levant. On sait qu’ils leur devaient leur alphabet.
Mais si des connexions ont existé, il y a pour moi, néanmoins, une armature de pensée typiquement biblique, distincte du mode de pensée des Grecs. Je le répète, elle ne correspond pas à un corps de concepts. Elle ne se compose pas de termes qui prétendent découper le réel, ou l’expérience, pour l’exposer ensuite en un système ou en un discours soumis à la raison.
Au contraire, on pourrait relever, je le pense, une résistance opiniâtre élevée longtemps par l’écriture biblique, dans la pratique de son mode propre, contre des tentatives de ce genre.
Cependant, cette résistance ne s’est pas constituée, à l’origine, par opposition à la philosophie grecque, mais bien plutôt par refus du système impérial antique dit asiatique, Égypte incluse, et par opposition aux soubassements culturels que ce système supposait. La pensée biblique est combattante.

Signifiance et signification

Cette résistance s’exprimait dans une forme de pensée qui privilégie la relation plutôt que la distinction, ou le mouvement spatial ou temporel plutôt que l’état ou la substance. Cela ne signifie pas qu’il n’existe dans les Écritures ni distinctions ni stabilité en ce qui concerne les éléments du réel. Ces derniers sont situés dans le temps et dans l’espace, mais lorsque les Écritures les prennent en compte, c’est dans une tension vers leur devenir au sein des relations qu’ils entretiennent.
C’est en fonction de cela que, dans le développement de son projet propre, qui est "théo-logique", le récit biblique met en œuvre ce que l’on pourrait appeler une signifiance plutôt que des significations . Et en tout cas une façon "embarquée" de situer toute chose et soi-même dans le réel, plutôt qu’une description de ce dernier à visée démonstrative.
Une autre façon de le dire est de considérer que ces Écritures ne se meuvent pas dans la relation classique de l’objet et du sujet, si l’on appelle "objet" un élément de l’expérience circonscrit, abstrait de son champ propre et reconstruit par la pensée d’un "sujet". Il est clair, à la lecture, que cette objectivation aurait été perçue par les écrivains bibliques comme une sorte de meurtre, de destruction par dépècement.
Leur pensée du réel me paraît moins ambitieuse que celle des Grecs en ce qui concerne la compréhension, mais plus ambitieuse que la leur dès qu’il s’agit du discernement.
Ce dernier terme est à situer du côté du sens des choses et des événements plutôt que de celui de l’être. À condition d’entendre prioritairement le mot "sens" dans celui de direction : « Ce que je considère, vers quoi cela s’en va-t-il ? Vers quoi vais-je le mener ? Vers quoi cela va-t-il m’entraîner ? »
Il s’agit d’une pensée que l’on serait tenté d’appeler existentielle si ce terme n’était pas autrement daté et situé dans l’histoire de la philosophie. Elle a cette particularité de supposer par principe, non la fixation du réel par la pensée, mais l’accompagnement par celle-ci de la marche plus ou moins bénéfique de toute chose vers une fin.
Aussi a-t-on immédiatement à l’esprit le terme de sagesse plutôt que celui de philosophie. Or j’y vois une fausse piste. Car si une sagesse peut évidemment en sortir, apparue dans le cours des événements de la vie des gens, la forme de pensée que j’évoque lui est première et fondatrice.
Pour cette pensée, au lieu de concepts, on a – devant soi, en soi, autour de soi – pour lire le réel, des flux, des rythmes, des liens et une commune destination. Et le premier de ces flux est peut-être la parole, le parler, le dire, en ce sens qu’il s’agit du meilleur moyen qu’a l’humain de percevoir le sens de tout cela et de se situer par rapport à l’expérience. À sa façon, le parler, en effet, fait percevoir. Il est le mode de vie de l’humain dans le monde.
Bien entendu, tout ce qui précède comme tout ce qui suit se heurtera à de nombreuses contradictions possibles au vu des textes. Il s’agit de ma lecture, de ma réception d’un corpus fort vaste, divers et complexe. Ses auteurs n’ont pas laissé de manuel exposant le pré-requis intellectuel de leurs écrits. Les pages qui suivent ont pour but de montrer néanmoins que mes affirmations ne sont pas totalement sans fondement. Qu’on en juge en parcourant les quelques développements qui suivent.

Le primat du verbe : dire et advenir

Ce premier développement a pour but d’explorer ce que signifie la parole dans l’ancien langage hébraïque, comment il en use, selon quel mode.
Dans ma traduction des évangiles , la phrase grecque "en árkhê hên ho logos" (Jean 1,1), le plus souvent traduite par « Au commencement était la Parole (ou le Verbe) », est devenue en français « Au commencement / était le Dire. » Outre que je cherchais un terme masculin pour rendre le terme grec "logos", je tenais à permettre au lecteur de relever le fait que ce terme suit immédiatement la répétition, qui vaut citation, des premiers mots de la Bible hébraïque : « Au commencement. »
Je développais ainsi les implications de cette coutume scripturaire qui consistait à citer un bref passage des Écritures pour faire venir à l’esprit de lecteurs avertis l’ensemble du passage qui commençait par l’élément cité. Il me semble donc que l’évangéliste pouvait vouloir se référer à l’ensemble du premier récit biblique de création.
On trouve un exemple de cette coutume dans la citation du Psaume 22 (v. 2) que font Marc et Matthieu dans leur récit de la crucifixion : « Mon Dieu, mon Dieu, à quoi m’as-tu abandonné ? » Ramené alors à l’ensemble de ce psaume, le lecteur se souvient de son déroulement narratif complet, et par conséquent du verbe crucial qui retourne la plainte en louange : « Tu m’as répondu ! » (v. 22c). La plainte première du psalmiste – et du Christ en croix – appelle donc aussi la réponse à venir.
Cela ne signifie d’ailleurs pas, dans cette forme d’esprit, que cette réponse amoindrisse en quoi que ce soit la radicalité de la souffrance du psalmiste, ni de la mort du Christ en croix. Deux temps distincts peuvent coexister dans une même parole, possibilité propre à la pensée parabolique comme je l’exposerai plus bas.
De même, lorsque l’évangile selon Jean écrit « Au commencement était le Dire », il évoque par là-même tout ce qui, dans la Genèse, suit les mots « Au commencement », à savoir, entre autres, "wayyómer elohím", « Dieu a dit… », et non « Dieu a parlé. » Le dieu de ce récit ne parle pas, il dit !
Ce "logos", ce dire biblique, n’est pas un raisonnement mais une parole agissante : ni une description, ni une explication. Or cela ne se restreint pas au divin, et les humains aussi ont le pouvoir de dire et, à leur mesure, d’agir ainsi sur le monde.
Si ce dire est un concept, il l’est au sens étymologique : une prise d’ensemble. Il n’explique pas ce qui est, verbe français dont l’étymologie est "déplier". L’action du dire avance en une fusion de performances que nous autres, héritiers des Grecs, diversifierions : sens, capacité, valeur, structuration, esthétique. Cette fusion n’est pas le fruit d’une faiblesse, mais d’une pensée revendiquée : avec le dire, il s’agit d’un mouvement, que le découpage annihilerait.
Le dire est aussi une pratique relationnelle et orientée : aussi, comme verbe, il est souvent suivi de la préposition vers (ainsi par exemple : « Il y a eu un dire de Mon Seigneur vers Jonas », Jonas 1,1). En quelque sorte, aucune logique, aucun logos, ne tient par soi-même mais est à percevoir dans la durée, la sienne comme celle du partenaire éventuel. Le dire va vers sa fin, dans les divers sens du mot fin.
Autant dire que le "logos" du texte de l’évangile selon Jean ne se rapporte qu’allusivement, au mieux, à celui des Grecs, mais bien plutôt au terme hébreu "davár", que l’on traduit par « parole ». Dans la plupart des cas, cette traduction est fort honnête, à n’en pas douter, en ce sens qu’elle a le mérite de laisser entendre une action qui peut durer. C’est le point : il s’agit d’une action, d’une temporalité orientée, d’un advenir, non d’un état.
On trouve là un des éléments les plus marquants de cette forme d’esprit dont je parlais : le primat du faire sur la chose, du verbe sur le nom. Dans la pensée biblique, comme le plus souvent dans le lexique hébraïque, le nom, la chose, est presque toujours une dérivée du verbe, de l’action. C’est le faire qui engendre la chose.
On voit par là que cette pensée exploite à sa manière les particularités et les possibilités que lui offre la langue hébraïque, dont la structure lexicale de base est verbale. Il y a là un choix. Dans une autre langue sémitique, comme l’arabe par exemple, pourtant elle aussi à base verbale, ces particularités pourront évidemment ne pas être utilisées de la même manière, comme on le voit dans le Coran.

L’image et l’histoire

Le primat du nom, dans l’imaginaire biblique, c’est le primat originel de l’image impassible et impavide de la statuaire impériale. Une prétention à pouvoir figer l’ensemble des relations dans un ensemble statique et discontinu. Une "húbris" apparentée à cette violence orgueilleuse du mortel qui se pose comme maître universel et s’efforce d’arrêter et de maîtriser le flux continu des relations et des actions, dans leurs mouvements et leurs diversités. Le refus de cela fait la Bible.
Ce refus est aussi celui de la pensée et du désir de totalité. Le primat du verbe répond au désir de pluralité. Il suppose le primat de la diversité sur l’unicité. Car le verbe se conjugue, il est pluriel, offrant de nombreuses potentialités à de nombreux actants.
L’exemple le plus parlant de ce primat du verbe est à mon sens la façon dont les Écritures hébraïques nomment le Dieu d’Israël. Car justement elles ne le nomment pas, mais se bornent à l’écrire au moyen d’une sorte de forme verbale évoquant l’inaccompli, yhwh (le y est une marque grammaticale de cet inaccompli pour la troisième personne du singulier, elle précède les trois consonnes d’une racine verbale, comme dans "ydvr", « il est/était/sera en train de parler », de la racine verbale "dvr").
Lorsqu’il s’agit de faire advenir cette forme verbale à la parole qui prétendrait nommer le dieu, les Écritures sont bloquées, elles doivent avoir recours à une périphrase : "‘èhyèh ‘achèr ‘èhyèh" (Exode 3,14), ce qui ne peut se traduire de façon univoque :
– « je suis que je suis, que j’ai été, que je serai » ;
– « je suis celui que je suis, que j’ai été, que je serai » ;
– « j’ai été, je suis, je serai que je suis, que j’ai été, que je serai » ;
– « j’ai été, je suis, je serai celui que je suis, que j’ai été, que je serai »…
Sachant aussi que ce verbe "être" équivaut plutôt à un "devenir", un "advenir", un "exister" : « j’adviens que j’adviens » ; « je deviens que je deviens » ; « j’existe que j’existe »…
L’exemple de la nomination du dieu, dans la Bible, montre aussi que c’est le lien qui fait la chose. En effet, lorsque la nomination est pourtant rendue nécessaire, lorsque le dieu doit être nommé par ses servants, on remplacera oralement les quatre consonnes écrites par un titre, Adonaï, « Mon Seigneur ». Non « le Seigneur », car on ne peut être seigneur sans serviteurs, c’est le lien qui le fait exister. Nommer Dieu, alors, pour le lecteur, c’est le confesser comme son seigneur. Ce dieu n’est pas un concept de dieu.
Or si le lien relationnel fait exister, c’est parce qu’il suppose une histoire dans et par laquelle il est construit. C’est là encore le déroulé narratif de l’action qui est maître.
Par rapport à cela, on repère sans peine la pénétration de la pensée grecque dans la traduction des Septante en y trouvant, non "kúrios mou" mais "ho kúrios", non « Mon Seigneur » mais « Le Seigneur » : le lien entre seigneur et serviteur a disparu, le dieu se tenant alors par lui-même. On est dans la pensée du discontinu, de la substance, de l’objet. On s’approche du concept.
Or on notera que les évangiles eux-mêmes font de la résistance, à ce sujet, et qu’ils écrivent souvent "kúrios" tout court, sans article, comme pour un nom propre : ce dieu s’appelle « Seigneur ». Pour eux, leur dieu est à nouveau celui que l’on reconnaît et dont, en fidèle servant, on connaît le nom, non le dieu de la métaphysique. L’appeler « Le Seigneur », c’est déjà risquer l’image…
Primat du verbe, de l’advenir dans la relation. On serait tenté de dire alors : primat de l’histoire sur l’être. Ce serait anachronique, à moins qu’on entende ainsi la perception sous-jacente d’une tension vers ce qui va se passer, bien plus que vers ce qui s’est passé.

L’être et la finalité

L’écrivain biblique répugne à un retour vers le passé ou, plus précisément, vers l’origine. Il se préoccupe de l’avenir. On le constate, par exemple, à la lecture des prophètes, qui se soucient moins du passé et du présent que de leurs conséquences à venir. Ce n’est pas par hasard si, dans la Genèse, le retour vers l’Éden, la matrice originelle, est interdit aux mortels : toute chose va vers sa fin, qui est aussi sa finalité. Comme l’écrit Cohélèt (7,8), « le bon d’une chose est dans sa fin »…
Bien sûr, le passé a sa place dans le dire biblique, mais sous la forme d’une réactivation de son efficacité. C’est ce que signifie le terme hébreu "zikkarôn", que l’on traduit habituellement par souvenir ou remémoration, mais qui évoque la possibilité de réintégrer aujourd’hui en soi les potentialités de ce qu’un fait lointain a produit autrefois. Primat, là encore, de l’advenir sur l’être, en fonction de la pensée parabolique propre aux Écritures.
Jamais un écrivain biblique n’a cru devoir se poser la question de l’être, contrairement à ce qu’ont fait les philosophes. L’expression grecque "to ôn", « l’étant », est intraduisible en hébreu biblique. La question de Leibniz ou de Heidegger : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », ou de l’être plutôt que le néant, est impensable en régime biblique en tant que sujet de réflexion. Elle ne trouve pas même cette réponse simple et définitive, « Parce que Dieu l’a voulu ainsi », puisque le chaos, l’abîme, existe avant même l’acte créateur du dieu biblique, comme on peut le constater dans le premier récit de la Création.
Connexes à la notion de l’être, celles d’essence ou de nature, de "phúsis", sont également inconnues. Il n’existe pas de terme unique, de concept, pour désigner le caractère permanent des choses ou des êtres. Pour les écrivains bibliques, prétendre à une telle connaissance aurait sans doute relevé de l’"húbris".
Certes, on trouve des termes pour le faire quand il s’agit de tel ou tel élément, comme "néfech" (la personne) ou "’éçem" (ce qui maintient), mais il existe à ce sujet une trop forte conscience de la fluidité et de la finitude de toute chose pour que cela vaille au-delà de la circonstance.

Dans l’imaginaire biblique, donc, primat du verbe sur le nom, de la parole sur l’image, du continu sur le discontinu, de l’advenir sur l’être, de l’avenir sur le passé, de la multiplicité sur la totalité, de la libération sur la servitude, sur la ligature.
Tout cela se vivant, à tort ou à raison, comme façon de promouvoir la vie par opposition à la mort. Sachant d’ailleurs qu’en hébreu biblique le mot "´hayyím", « vie », est un pluriel, une complexité.

Totalité et mouvement

On aura compris que la pensée en question privilégie le mouvement orienté. Cela signifie aussi que la possibilité même de penser l’unité d’une totalité lui répugne. Elle ne connaît que des ensembles mouvants et complexes, qu’elle ne peut saisir sauf à les signifier au moyen d’un mode d’expression indirect.
Tout se passe alors comme si tout effort pour concevoir un tout, qu’elle dominerait ainsi, répondait pour elle à quelque démarche despotique et par conséquent blasphématoire.
Aussi pense-t-elle selon un mode qui lui est propre et qu’elle va d’ailleurs formaliser à partir de la période dite inter-testamentaire. C’est ce mode de pensée, et donc d’écrire, qu’Henri Meschonnic a appelé l’hébraïsme.
En ce qui concerne l’écriture, par exemple, il s’agit d’un mode binaire riche de subtils décalages. On connaît plusieurs types caractéristiques de cette façon de s’exprimer. J’en retiendrai trois : le parallélisme, le verset massorétique et l’hendiadys.

Le parallélisme – L’un des traits littéraires propres aux Écritures bibliques est ce que l’on appelle le parallélisme. Il s’agit, pense-t-on, d’une façon d’exprimer une même idée en alignant deux phrases censées le faire de deux manières différentes. En voici un exemple :
« Pourquoi cette agitation des peuples, / ces grondements inutiles des nations ?
Les rois de la terre s’insurgent / et les grands conspirent entre eux,
contre le Seigneur / et contre son messie :
Brisons leurs liens, / rejetons leurs entraves.
Il rit, celui qui siège dans les cieux ; / le Seigneur se moque d’eux.
Alors il leur parle avec colère, / et sa fureur les épouvante. »
(Psaume 2,1-5, trad. TOB).
En réalité, le terme de parallélisme est impropre puisqu’il prétend rendre compte d’une performance temporelle au moyen d’une image spatiale, géométrique. Son emploi se rapporte à la signification, non à la signifiance, en quoi il conforte nos habitudes intellectuelles propres. On retrouve ici la pensée du discontinu, de l’intemporel, de l’image.
De fait, les deux éléments sont plutôt dans un rapport de redoublement. Mais celui-ci n’est pas une répétition, en ce sens que la reprise d’un thème dit toujours plus, ou moins, que ce qui est dit la première fois, et que l’ensemble des deux parties, entendues à la suite, dit plus que chacun de ses éléments pris séparément, ce qui est la raison même de cette sorte de ressac. Au lieu de la répétition liée à une figure de style, terme statique éloquent en lui-même, on trouve à chaque fois un accroissement du sens .
« Le parallélisme, rappelons-le, écrit l’anthropologie Mary Douglas, n’est pas seulement une manière d’écrire, un simple procédé stylistique. On ne peut écrire en parallélisme que si l’on pense ainsi, ce qui est aussi une façon de vivre selon laquelle l’organisation n’est possible qu’en termes de totalités faites de leurs moitiés, celles-ci étant parfois égales, le plus souvent inégales. »
À mes yeux, le point important est alors cette inégalité, que je crois constitutive. Il s’agit en effet d’une pensée dont la loi est le déséquilibre. C’est d’ailleurs ainsi qu’on avance en marchant sur ses deux jambes…

Le verset – Quant au verset hébraïque, du moins tel que l’ont conçu les écrivains bibliques et l’ont fixé les massorètes, il correspond à cela et le généralise à tous les discours possibles. Il se compose en effet de deux stiques de durée variable, et dont la succession est allégée par un repos ("atná´h"). Ce dernier équivaut à un changement de jambe, oserais-je écrire, au long de la démarche temporelle d’une parole.
Ainsi, ce verset évite la soumission à la ponctuation syntactique, qui fait loi dans nos écrits, pour lui préférer le rythme fluctuant du discours, fait de paroles et de silences. On parle alors comme on pense, dans un flux temporel mouvant. Aussi est-on plus à l’aise dans le récit que dans la démonstration, qui suppose le retour toujours possible vers les prémisses d’un raisonnement.

L’hendiadys – Le troisième mode binaire d’expression de cette pensée que je mentionnais est l’hendiadys. Ce terme dit bien la chose, puisqu’il signifie "l’un par le deux".
On en trouve l’exemple le plus connu dès le chapitre 2 de la Genèse, où il est question de l’arbre de la connaissance « du bien et du mal. » En réalité, il vaudrait mieux traduire « du bon et du mauvais » car il est question ici de l’ensemble de l’expérience humaine, de tout ce que nos sens nous permettent de connaître.
Deux termes opposés, ce qui fait du bien et ce qui fait du mal, signifient donc ici une totalité d’une extrême complexité. Il en est de même, autres exemples, de l’expression « le ciel et la terre », qui signifie l’ensemble incommensurable qu’est l’univers, ou de « tóhu et bóhu » (béance et turbulence), qui désignent, à leur manière contradictoire, l’indistinction constitutive du chaos primordial.
L’ordre dans lequel se trouvent les deux termes d’un hendiadys n’est pas arbitraire. Lorsque l’écrivain biblique veut décrire l’acte créateur de Dieu, il écrit, partant du point de vue du lecteur, « Mon Seigneur Dieu a fait une terre et un ciel » (Genèse 2,4). Il ne s’agit plus ici de signifier l’univers, mais une succession d’actions créatrices. Mais dans l’hendiadys « le ciel et la terre », comme dans « le bon et le mauvais », on commence par l’élément majeur. Par le thème, en quelque sorte.
Le ciel est premier par rapport à la terre, qui dépend de lui ; le bonheur par rapport au malheur qui le dégrade ; la béance par rapport à la turbulence quelle comprend… (On retrouve là, par ailleurs, cette tendance de la rhétorique hébraïque à commencer plutôt une énumération par l’élément le plus important pour descendre progressivement vers le moins fort, contrairement à ce que nous faisons volontiers.)
Ainsi, comme dans le parallélisme, on ne trouve pas là une symétrie, cette figure statique, mais la marque d’un processus. On part d’un thème pour aller vers sa conséquence, qu’elle soit une extension, une dépendance, ou encore une dégradation.

La parabole

Une autre façon de mettre en œuvre une pensée dont le ressort est la mise en œuvre d’un esprit de combat consiste, dans les Écritures bibliques, à développer un mode narratif particulier.
Une question se pose en effet à leur propos : pourquoi sont-elles avant tout des narratrices ? Pourquoi faut-il attendre les tout premiers écrits chrétiens, ceux de Saul de Tarse, pour que les modes du raisonnement et de la rhétorique remplacent pour un temps le mode de la narration, ceci avant que le récit, dans les évangiles, prenne à nouveau la première place ?
Quand il s’agit d’exposer un raisonnement ou une façon de voir, la pensée dite sauvage (Lévi-Strauss) pratique le langage mythique, les Grecs inventent la dialectique, le Coran préfère la déclaration, etc. Pourquoi la Bible, elle, semble-t-elle choisir un type particulier de narration qui se situe apparemment à l’articulation du mythe et de l’histoire ?
Ma réponse est que, dans son ensemble, elle use d’un langage parabolique, qu’elle est toute parabole, et que cela est cohérent avec son projet propre.
J’entends par parabole un récit qui vise à faire venir ce qu’il parle, alors même qu’il ne dit pas ce dont il parle . Car l’écrivain biblique ne dit pas Dieu en lui-même, mais vise bien plutôt à faire venir sa sainteté au cœur de l’histoire humaine. Il ne cherche pas seulement, ni d’abord, à définir ce qu’est la justice, ou la justesse, ou l’amour, ou quoi que ce soit de ce genre, mais il vise à ce que ses lecteurs choisissent de les pratiquer.
La plus simple des paraboles bibliques est une machinerie narrative qui a pour fonction d’embarquer son public dans la démarche qu’elle a choisi de lui proposer. Son but consiste à amener le lecteur à se projeter en elle afin de devenir en quelque sorte, à sa manière, un de ses acteurs.
C’est d’ailleurs pourquoi une infinité de temps distincts coexistent potentiellement dans une même parole. La parabole n’est jamais vraie en soi. Aussi peut-elle toujours être réécrite en fonction du contexte historique. Si elle est vraie, c’est dans sa visée.
On retrouve là cette propension à tendre vers l’avenir, à supposer par principe une suite à faire éclore. C’est en cela que, dans cette aire de pensée, une liberté est rendue possible.

Conclusion

Avec les quelques primats évoqués plus haut, tel est à mon sens le fonctionnement global de l’ensemble des Écritures bibliques. Or s’il en est ainsi, ce ne peut être par hasard, mais par la mise en œuvre d’un esprit militant, d’une volonté de combattre.
Non qu’à chaque pas cet esprit et cette volonté s’exercent nécessairement de façon consciente. Ni même qu’ils s’y exercent en permanence. Mais ils sont en cohérence avec le point de vue majeur des Écritures, un refus radical du mode de fonctionnement impérial sous toutes ses occurrences, y compris intellectuelle. Qu’un seul soit dieu et seigneur est le point de départ intransigeant qui a produit à la longue la pensée biblique, ceci dans tous ses états.
Cette radicalité va jusqu’à refuser sa légitimité dernière à une pensée discursive prétendant à l’usage de la raison. Cette pensée serait toujours à critiquer parce que suspecte de se ranger dans la catégorie des procédés aliénants : la raison, le "logos", vus comme "húbris"…
On pourrait sans doute retrouver cette question au cœur des dissensions qui ont opposé les juifs jérusalémites et alexandrins dès le troisième siècle avant l’ère courante. Elle y présiderait à cette double et concurrente mise en œuvre : d’une part la méticuleuse fixation massorétique d’un texte hébreu normatif, d’autre part l’œuvre collective de traduction dans la langue alors perçue comme universelle et qui a abouti à la Septante grecque.
Contradiction interne qui donnera voix à deux conceptions de l’universalité, celle qui s’enracine dans une identité particulière et celle qui se propose à l’ensemble de l’"oikoúmenè".
Il se peut même qu’on retrouve l’écho de cette compétition jusque dans l’opposition entre chrétiens "hébreux" et "hellénistes" , puis judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, dont le Nouveau Testament fait mention.
Au bout du compte, on pourrait sans doute considérer cela comme l’origine d’une longue discussion, selon les temps âpre ou paisible et à l’issue par construction indécidable, et comme l’un des éléments constitutifs du fait chrétien, ceci bien avant les retrouvailles de l’Église de la Renaissance avec la pensée gréco-latine.

Jean Alexandre
Saint-Coutant


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