J’aimerai ici jouer le jeu de la question qui nous est posée en y répondant de façon toute personnelle, de façon tout à fait subjective, en livrant le témoignage de mon propre parcours. Je vais essayer de vous livrer la manière dont je lis la route qui m’a conduit ici et à cette fin permettez moi d’esquisser une petite topographie –toute conceptuelle- de ce que m’a appris ma jeune existence. Je crois qu’il existe dans notre société une banlieue existentielle. Ce lieu, dont les frontières sont bien plus étendues que la banlieue urbaine, représente une sorte de société idéale. On y vit dans la tolérance poussée jusqu’au vice, dans un désintérêt de l’autre qui tend à l’ignorance. On se croit tous lié dans un même rêve universel et individualiste qui nous exempt de nous connaître et de partager : celui du confort matériel pour tous.
Dans ce lieu, j’y suis allé et j’y ai été mélancolique, insatisfait sans d’abord savoir pourquoi, puis je me suis trouvé cette réponse : le rêve du confort universel est vide, creux, fictif, fumeux. Pas au sens où il est irréaliste mais au sens où il est vain…
Je crois aussi qu’il existe un autre endroit, celui là beaucoup moins grand et donc moins accessible : le centre. Le centre, pour le coup, est un lieu confortable. C’est aussi un lieu cultivé, garni de savoir et de respectabilité. Je m’en suis approché et voilà ce que j’y ai vu : le confort et la respectabilité ont un prix. Ce prix est le cynisme. Pour être riche il faut savoir comment ça marche, il faut voir plus loin que le rêve banlieusard, il faut renoncer au rêve banlieusard, « être lucide, réaliste » : l’égalité (aussi dans sa dimension de richesse - confort pour tous) ne sera jamais plus qu’un mythe, alors utilisons le mythe pour être plus égaux que les autres, utilisons le mythe pour se maintenir du bon côté…
C’était là deux endroits bien tristes, alors j’ai continué – je continue- à marcher. Et porter par mes pas je crois distinguer non loin un autre endroit dont les contours sont mal définis, dont il n’existe pas de carte ; qui est partout mais qui n’est pas très étendu ; qui a toujours existé et qui existera toujours, par définition et bien heureusement. Cet endroit je l’appellerai : la marge. C’est un endroit étroit et on doit s’y tenir en équilibre – toujours précaire- être conscient sans être cynique et être idéaliste sans se mentir, tolérer sans renoncer et partager sans juger. Ce lieu on ne peut pas y aller puisqu’il n’a pas de frontières, on ne peut qu’y « être ». Et puisque c’est le lieu de l’être alors je crois que c’est le seul lieu où il est possible d’être libre. Être libre au sens d’être dans une relation émancipatrice avec les autres et avec soi-même, pouvoir refuser les situations de domination et plus généralement le pouvoir de critiquer tous les liens, relations, structures, situations auxquels on n’adhère pas en tant que sujet de notre propre existence.
Mais pourquoi aller vers ce lieu ? Pourquoi prendre la liberté comme boussole ? Bien sûr que mon âge joue. Je suis de façon très concrète et très quotidienne dans la construction de la personne que je désire être. Je suis dans la quête de la liberté en même temps que dans l’expérimentation de ses contraintes et de la responsabilité qu’elle implique. Je suis à un moment de ma vie où je cherche encore à tâtons le chemin que je vais prendre…
Cet état de précarité confiante quant à ce qui viendra demain rejoint ma définition de la marge, c’est le lieu possible de la liberté. C’est ainsi que je crois que la jeunesse a une tendance intrinsèque à être à la marge, à ne pas être installée, stable et pleine de certitude. Cette situation précaire –dans le bon sens du terme- fait de cette catégorie une force de changement, de révolution, une force qui plus que d’autres va chercher la possibilité d’un élan de liberté.
Mon âge donc, ma religion ensuite, ou plutôt la façon dont je conçois ma foi. J’ai eu –sûrement comme beaucoup- mon moment de rejet et d’incompréhension envers une Divinité que je voyais lointaine, toute puissante, silencieuse, oppressante. Moment de rejet « en bloc » du sentiment religieux et de la foi.
Depuis, j’ai évolué, et si j’ai encore ce rejet, cette incompréhension, voire cette intolérance envers la religion–aliénation (la religion dans une version cloisonnée, pleine d’obligations, de jugements, de contrôles et de sacrifices : une religion au nom de laquelle on se restreint et se simplifie jusqu’à se déresponsabiliser), si je rejette ce version la c’est justement car je fonde ma croyance sur une compréhension émancipatrice de Dieu : je crois que ma liberté requiert un lien avec le créateur. Cette idée de la liberté qui nécessite un lien, n’est pas évidente mais je la place au centre de ma lecture de l’évangile : le message du Christ est une exhortation à la liberté. Christ nous révèle que c’est justement dans notre finitude, dans notre imperfection que réside la possibilité de la liberté. C’est la précarité de notre état associé à la confiance en la vie éternelle – c’est-à-dire la foi- qui rendent possible la situation de liberté.
Cette recherche de la liberté me pousse donc vers la marge et pour moi, le christianisme social est évidemment un projet marginal. Selon moi, c’est une démarche permanente pour maintenir la foi comme élan de liberté, hors de tout enfermement, de toute récupération. Je le conçois comme un effort pour casser les structures de domination, les hiérarchies qui enferment notre religion. C’est une façon de refuser une certaine compréhension de la laïcité qui voudrait compartimenter nos valeurs et nos engagements : public/ privé ; politique/ religieux ; social/individuel. C’est l’affirmation de la personne humaine en tant qu’être, dont la vocation est la liberté.
C’est donc dans ma quête de liberté et d’identité, d’affirmation de ce que je suis, que je prends le chemin du christianisme social. C’est dans un effort pour casser l’opposition entre ce que je pense et ce que je crois, c’est tenter d’être. Enfin, c’est affirmer ensemble que croire en Christ c’est lutter pour cette liberté, en dehors de tout cynisme, à travers l’acte même de Foi.
J’ai eu – et j’ai encore- la chance d’avoir toujours sur mon parcours été élevé. C’est-à-dire que l’on m’a montré comment être sensible à la beauté des choses, des sentiments et de l’amour. Je suis un privilégié car on m’a fait fréquenter cette beauté et on me l’a désignée. C’est là, je pense la source première de ma sensibilité religieuse.
Toutefois, la religion on y adhère, non de façon tranchée, définitive mais par l’acte de foi (qui n’existerait pas s’il était définitif). Et même, c’est par cet acte d’adhésion que l’on donne existence à notre religion, on la crée par notre foi qui ne peut donc être autre chose qu’un acte.
Or, un acte ne peut se construire que socialement, en commun, dans une prise à témoin de l’autre, dans la construction de la réalité. Car je pense que la réalité n’est en fait rien d’autre que la manière de mettre en commun nos expériences.
On se construit donc nous même notre religion comme on construit la réalité, en même temps qu’on se construit la réalité puisqu’on rend réelle la religion en y adhérant. Si croire en Christ, c’est se croire libre alors on se construit libre, on tente d’être libre et l’on se bat pour la liberté ; si croire en Christ c’est se savoir aimé alors on se construit aimant, on tente d’être aimant, on se bat pour l’amour…
Mon christianisme est donc social, c’est un mouvement, une marche perpétuelle pour rester à la marge, maintenir son équilibre, être libre.
C’est casser l’opposition entre ce que je pense et ce que je crois, c’est tenter d’être. C’est affirmer ensemble que croire en Christ c’est lutter pour cette liberté, en dehors de tout cynisme, à travers l’acte même de Foi.