En tant que chrétiens, nous mettons notre confiance dans l’amour de Dieu promis à tous les hommes : il nous rend libre d’agir en ce monde pour le changer, il nous empêche de croire qu’il y a des inutiles parmi les humains, il nous rend dignes et nous donne le courage de remettre en question le système économique dans lequel nous vivons.
Nous pensons qu’aucun système, économique ou de société, ne peut libérer l’homme : Dieu seul peut le faire. Il n’appartient donc pas aux Églises (pas plus qu’à toute autre instance) de désigner une norme par laquelle on accéderait à cette libération, ce qui reviendrait à transformer une réalité humaine ou sociale en idole. Cependant, il leur appartient de lutter contre tout ce qui amoindrit et aliène l’être humain. De ce préambule nous tirons deux conclusions :
• Rechercher dans une réalité humaine ou sociale, fut-elle la plus noble et la plus admirable, le lieu du salut c’est tromper nos contemporains et nous tromper nous-mêmes et, en dernière instance, trahir l’Evangile.
• Nous avons la liberté d’agir en ce monde : nous agissons en hommes bénis par Dieu. Cela nous libère de toute exigence de résultat et du fantasme d’être efficaces par nous-mêmes, ce à quoi le message du Christ nous appelle aujourd’hui
A partir de ces présupposés, nous posons qu’une exigence éthique en matière d’emploi devrait nous rendre attentifs aux soubassements anthropologiques de tous les modèles économiques.
Nous avons considéré plus particulièrement trois modèles économiques pour notre société :
– un modèle poussant à rechercher la croissance économique pour créer des emplois pour tous (« travailler plus pour travailler tous ») : c’est le modèle en vigueur actuellement
– un modèle visant une réduction forte du temps de travail individuel pour donner de l’emploi à tous (« travailler moins pour travailler tous ») : c’est le modèle des 32h (ou moins)
– un modèle visant une abolition de la valeur travail, pour ne produire que ce qui est nécessaire (« travailler moins pour travailler moins ») : c’est le modèle des objecteurs de croissance, ou décroissants.
Le modèle dominant à l’heure actuelle nous pousse à oublier qu’en disant le « mot croissance » nous n’avons plus à l’esprit que la croissance économique ; or bien d’autres choses ont besoin de croître : le bien-être, la santé, la liberté de nouer des relations avec nos frères humains, la tolérance pour ceux qui ne nous ressemblent pas, etc. L’horizon de ces idées de croissance, c’est le Royaume de Dieu. En nous incitant à croire que le salut viendrait de la croissance économique, le modèle économique dominant à l’heure actuelle méconnaît toute une dimension de l’être humain. Nous reconnaissons que le travail peut être perçu comme un moyen d’épanouissement de la personne et de contribution au bien social, mais nous réfutons que ce soit le seul moyen et refusons de laisser croire qu’il s’agirait d’un but en soi. En d’autres termes, tout en reconnaissant la nécessité d’un encadrement légal du travail et le besoin d’une réflexion politique de fond pour soutenir l’action publique, nous ne mettons pas notre confiance dans l’optimisme d’une croissance qui règlerait le problème de l’emploi.
Le modèle du partage du temps de travail ne remet pas fondamentalement en cause les fondements anthropologiques du modèle précédent. Il pose que le travail est un trésor collectif qu’il convient de partager équitablement afin que chacun puisse en bénéficier. Or nous affirmons que ce qui donne sa dignité à l’être humain n’est pas le travail : l’être humain est digne de naissance. En termes théologiques, il est digne parce qu’il est adopté par Dieu comme son enfant ; nous ne mettons donc pas notre confiance dans le partage du temps de travail pour garantir à tous une égale dignité. Nous reconnaissons cependant que la trop grande disparité des moyens d’accès à la dignité sociale est un fléau social contre lequel nous sommes appelés à lutter et cela passe par une préoccupation de justice sociale, y compris dans le monde du travail.
Le modèle de la remise en cause de la valeur du travail, à travers l’objection de croissance ou la décroissance, pose comme centrale l’aspiration de l’être humain à vivre pleinement, libéré de la contrainte du travail. Ce modèle présuppose une anthropologie optimiste et positive, autrement dit il met sa confiance dans la nature humaine. L’idée d’un revenu inconditionnel garantissant à chacun le libre choix de son activité, rémunérée ou non, va dans le sens d’une plus grande liberté de l’individu face aux contraintes du marché du travail, autrement dit d’une désaliénation de l’homo economicus. L’inconditionnalité est au cœur de notre foi : la grâce donnée n’est pas à rendre et l’être humain n’en est pas digne par lui-même. Nous ne méconnaissons pas cependant le nouvel enfermement auquel les humains se soumettent volontiers en posant des conditions fantasmatiques qui leurs permettent de se croire auto-fondé et appelons à la vigilance : le revenu inconditionnel comme nouveau lieu du salut ne serait qu’une nouvelle idole. Nous soulignons notamment le risque que l’individu se croie débiteur de la société ou que la société croie l’individu son débiteur : il s’agit de libérer l’individu pour le rendre libre d’agir et non pour imposer une nouvelle contrainte, plus sournoise par non dite. Un autre écueil consisterait à poser la nature en nouvelle idole : s’il est essentiel de réaliser la nécessité de préserver notre planète, il n’est pas légitime pour autant d’en faire la condition de notre salut. Ceci étant posé, nous affirmons que tout ce qui va dans le sens des désaliénations de l’être humain relève d’une éthique chrétienne et que la réflexion actuelle sur la décroissance mérite toute notre attention.
Où mettons-nous notre confiance ? Mettons-nous notre confiance dans le retour de la croissance économique ? Alors nous refusons de remettre en question un système qui ne conçoit l’être humain que comme un producteur et un consommateur. Mettons-nous notre confiance dans notre force de travail ? Alors nous méconnaissons la lutte qui déchire la société entre ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas. Mettons-nous notre confiance dans la nature humaine ? Alors nous nous leurrons sur notre statut de créature. Mettons-nous notre confiance dans une norme, qu’elle soit économique, sociale ou morale ? Alors il s’agit d’une idole.
Nous mettons notre confiance dans l’amour de Dieu promis à tous les hommes.
Se réclamant du Christianisme Social,
Pascale Renaud-Grosbras, Antoine Rolland, Pierre-Olivier Dolino, Olivier Maes, Claude Chosson, Jean-Paul Chetail, Marie-Edmée Decrand, Colette de Buttet, et d’autres participants au WE