- La première est le constat qu’une partie de la bagarre se situe au niveau des imaginaires. Les organisateurs de « l’apéro pinard saucisson » ont réussi à produire des images fortes : la France sympathique qui fait des apéros saucisson pinard, l’Islam menaçant qui mettrait en danger « nos » habitudes de convivialité et de liberté, une Islamisation de certains quartiers. Tout cela ne tient bien sûr pas la route, pas plus du côté de la définition de l’identité française (à cette aune la Croix bleu luttant contre l’alcoolisme et les végétariens seraient des agents de l’Anti-France) que de la réalité de la goutte d’or (voir l’article de Libération). Mais ces diverses images font paysages et pour ceux qui les intégrent, elles les placent à un certain endroit du paysage : ils se retrouvent dans un « eux » et « nous » ; « les français » v/s « les musulmans ». C’est donc aussi au niveau des imaginaires qu’il faut être aussi capable de répondre : être capable de faire image, paysage, traduire en imaginaire la réalité de nos quartiers diversifiés pour ceux qui n’y habitent pas, imaginaire qui peut donner une « image bonne », pas seulement d’un avenir souhaitable, mais du présent présent. Un paysage alternatif qui ne crée pas les frontières du « eux » et « nous » mais l’impression rassurante d’un « ensemble ». De ce point de vu, la réponse par un pique-nique plutôt que par un rassemblement traditionnel est un bon début. Mais dans la préparation, une difficulté est apparue : quel mot pour traduire cette réalité que nous défendons ? Les mots « diversité », « métissage », « multiculturel » ont été tellement malmenés dans les débats publics qu’ils n’arrivent plus à réunir. Un concept fédérateur reste à un inventé, et c’est crucial.
- La seconde est le constat qu’il y a urgence - et je rejoins là Jean Baubérot - à sauver l’idée de laïcité. « L’apéro pinard saucisson » a été organisé par des mouvements d’extrême-droite alliés à un groupe très hétérogène nommé Riposte Laïque, réunissant des personnes venant de la gauche et de la droite souverainiste, répétant en petit les alliances étranges autour de Jean-Pierre Chevènement en 2002. Pour eux, la laïcité signifie d’abord la lutte contre le « péril musulman ». Le risque est alors de retomber dans les mêmes erreurs que lors de l’apparition du Front National : croire qu’ils apportent de mauvaises réponses à de bonnes questions. Or, si les réponses sont assurément mauvaises, la façon de poser les questions sont biaisées, et qui ne le voit pas risque de tomber dans leur piège et ouvrir la porte à leur cheval de Troie. Ainsi est symptomatique la position d’Alexis Corbières, élu parisien du Parti de Gauche, organisation pourtant au coeur de la mobilisation contre l’apéro facho avec le NPA et la LDH. Dans un article de l’Humanité : « Depuis plusieurs années, chaque vendredi, des centaines de personnes prient dans la rue. Lors de ces prières publiques qui bloquent des rues, la laïcité n’est pas respectée, c’est une évidence. Il y a là un problème réel qui n’a que trop duré ». Il feint d’ignorer ce qu’il a entendu lors de la conférence de presse unitaire où des militants du 18e ont expliqué que c’était par manque de place, et non par volonté démonstrative, que ces prières ont lieu dans la rue, et qu’un projet est en route pour un bâtiment plus grand. Ensuite que non, c’est le contraire d’une évidence que la laïcité ne serait pas là respectée dans cette situation : la loi de 1905 pose la liberté de culte, l’article 10 a déclaration des droits de l’homme de 1789 que " nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi." Toute liberté d’opinion, donc y compris la religion, va avec la liberté d’expression publique, sinon c’est de l’intime et il n’y pas besoin de loi pour la protéger. C’est pourquoi sont légales les processions catholiques, le défilé de Ganesh, la Marche pour Jésus, le défilé des Khrishnas... et donc la prière dans la rue peut poser problème légalement du point de vu de la gêne automobile, du trouble à l’ordre public, pas de l’expression publique de la foi... Nous avons là une illustration de l’inquiétude que nous partagions dans l’appel à la relance du Christianisme social : « Le détournement de la laïcité au profit de logiques d’exclusion nous incite à défendre et inventer un espace public riche qui n’a pas peur du conflit et de la différence. » Cela montre aussi qu’au sein de la gauche, la laïcité de Jaurès et Briand, celle de la loi de 1905 qu’on soutenu les protestants, reste à réexpliquer et à reconstruire pour aujourd’hui. Ce travail, il va continuer localement dans le collectif « Agir ensemble contre le racisme » qui est né de la mobilisation : un travail qui promet d’être riches notamment avec la Ligue des droits de l’homme, les militants de la jeune génération ou le philosophe Pierre Tévanian.
- La bonne nouvelle dans tout cela, est la façon dont se sont déroulées les préparations. Dès la première réunion, qui comme toutes les suivantes ont eu lieu à la Fraternité Mission populaire de La Maison verte, j’étais présent comme pasteur du lieu, comme était présent le prêtre de l’église Saint Bernard. Ces présences de lieux religieux engagés dans leur quartier n’ont à aucun moment posé problème et au contraire, l’invitation faite par le Ligue des droits de l’homme à l’élargissement à d’autres représentants de spiritualités a été bien accueillie. Plus largement, les organisateurs, en premier lieux les représentants du Parti de Gauche comme du NPA, des militants plutôt jeunes, interrogés directement quant à savoir si cette « alliance » ne leur posait pas problème, semblaient presque surpris de la question. Cela montre sans doute que l’engagement des croyants issus de lieux connus pour leur investissement dans leur quartier ne pose pas de problème, mais plus généralement, qu’une partie de la gauche ne se laisse pas piéger par les discours qui mettent tous les croyants dans le même sac. En revanche, la réponse des lieux de culte a été faible, ce qui n’est pas étonnant : en dehors de La Maison verte, les autres lieux ont hésité à signer à côté de partis politiques, malgré la présence d’associations comme RESF ou la LDH...
Comme souvent, c’est de notre manque de foi que nous devons le plus nous défier...
Stéphane Lavignotte, pasteur et directeur de La Maison verte (Mission populaire évangélique, Paris 18e)