j’y développais l’idée que dans le contexte actuel d’échec du projet européen et de crise systémique de l’ordre libéral, il convient de sortir de ce cadre la question de la lutte contre les discriminations, et de repenser celle-ci au plus vite dans le cadre d’un projet social articulant égalité réelle, décence et dignité pour tous.
A défaut, la lutte contre les discriminations s’inscrit de fait dans le seul cadre effectif dont l’unique objectif demeure l’instauration d’un marché où la concurrence est libre et non faussée (ici, les discriminations doivent être combattues parce qu’elles faussent le marché du travail).
L’échec de la politique européenne et de l’idéologie qui la sous-tend est aujourd’hui patent : hyper-profits pour une minorité, fardeau de la dette pour les autres, sacrifice des populations européennes sur l’autel de la recherche d’une croissance introuvable comme unique destin commun. Le rapport social que cette pensée et cette politique nous imposent relève certes de l’égalité, mais il s’agit d’une égalité sans qualité, une égalité dans l’indécence et l’indignité.
Ce texte a été diversement reçu. Si certaines personnes m’ont indiqué que les divers avatars de la crise actuelle brouillaient leur repères et qu’ils partageaient la nécessité d’interroger les cadres de leur action, d’autres n’ont semble-t-il pas saisi le propos.
Un article paru dans l’édition du Figaro du 31 janvier relatant un fait divers survenu dans le département de l’Hérault1 me permet d’y revenir et d’illustrer ce à quoi peut conduire la recherche de l’égalité sans impératif de décence et de dignité.
« Recherche strip-teaseuse, 12 euros de l’heure. Au sein d’un établissement privé vous interprétez des œuvres chorégraphiques avec des techniques classiques du strip-tease topless, du mercredi au samedi. Horaires : de 21h à 5h du matin ».
Cette offre a été envoyée par Pôle Emploi Hérault à une éducatrice spécialisée de 53 ans au chômage. L’histoire pourra paraître cocasse aux yeux de certains, la réponse d’un responsable de Pôle Emploi au journaliste du Figaro l’est moins. « Danseur est un métier à part entière (…) Cette offre est sérieuse car elle respecte les critères qu’impose l’organisme public aux employeurs : établir une offre claire, avec un salaire qui n’est pas sous le Smic et sans critères discriminants. ».
Le cadre de Pôle Emploi se rend-il compte de ce qu’il dit ? Il n’est certainement pas stupide. Sa réponse n’est pas désopilante, elle est professionnelle, légalement fondée ; ce cadre de Pôle Emploi est un parfait agent du système libéral, un expert, asservi et on a envie de dire avili par son expertise dont l’ampleur est inversement proportionnelle à la qualité de son jugement. L’offre d’emploi dont il nous parle est en effet sérieuse si l’on s’en tient au domaine expert (donc limité) de l’emploi, elle l’est aussi du point de vue de la vertu libérale pour qui seule compte l’absence de critères discriminatoires. Et pourtant, cela ne suffit pas, et le jugement saisit toute la violence de ce qui se donne à voir dans cette situation où la lutte contre les discriminations participe à la construction d’un monde dépourvu de qualité, dans lequel l’égalité promue est une égalité dégradée, une égalité dans l’indécence et l’indignité.
Cela ne récuse pas la pertinence et la nécessité de la lutte contre les discriminations, mais cela montre la nécessité de la construire de manière concrète. Le concret n’étant pas le côté matériel et borné d’une chose ou d’un acte, mais suivant son étymologie (concrescere : grandir ensemble), le côté non abstrait, relié.
Dans ses entretiens avec l’anthropologue Paul Jorion 2, le philosophe Bernard Stiegler rappelle que dans la crise dite des « subprimes », ce sont sur des populations d’origine africaine et d’origine amérindienne qu’ont été utilisées des techniques de marketing brutales et sans scrupules pour alimenter la bulle de l’immobilier. Lorsque certains des États américains ont voulu prendre des mesures contre ces pratiques, les organismes de prêt, à l’aide d’un lobbying intensif, ont réussi à faire passer l’idée qu’une interdiction des subprimes équivaudrait à de la discrimination raciale. Soumise aux seuls impératifs des règles libérales qui récusent la pertinence des notions de décence et de dignité, la lutte contre les discriminations peut être enrôlée dans les pires entreprises.
Le retour de la question de la justice sociale et de celle de la construction d’une société décente relève de la salubrité publique, mais dans quels termes les reposer ?
En novembre dernier sur les ondes de France Culture, le réalisateur Robert Guédiguian 3 faisait part de son dépit de voir mis au premier plan les thèmes du mariage gay ou du vote des immigrés dans la campagne électorale des présidentielles alors que la crise économique et sociale ne cesse de s’aggraver. Faisant appel à une grille de lecture considérée comme archaïque par les libéraux, il regrettait que les acteurs des luttes aient abandonné les contradictions principales (la justice sociale) pour s’engager sur le terrain des contradictions secondaires (genre, race, orientation sexuelle...). L’analyse de Robert Guédiguian n’est pas fausse mais ne se trompe-t-il pas en partie en posant le problème ainsi ? Il existe en effet dans la société des contradictions primaires et secondaires, mais les opposer revient à reproduire la position des marxistes orthodoxes qui à la fin du siècle dernier reprochaient à celles et ceux qui menaient le combat féministe de détourner les acteurs engagés dans la lutte vers un terrain secondaire. Ils ne niaient pas l’existence des contradictions secondaires, mais pour eux il convenait d’abord de mener à son terme la lutte des classes pour ensuite poser et résoudre celles-ci.
Cette vision n’a plus cours, et nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation symétriquement opposée, dans le sens où la question de la justice sociale n’a pas été dégradée pour devenir secondaire, elle a tout simplement été disqualifiée et évacuée de la perception par l’imposition hégémonique de la grille de lecture libérale. Sa nécessaire ré-actualisation ne saurait être pensée en opposition et au dépend de la question de l’égalité réelle. Ce n’est pas l’une contre l’autre, mais l’une avec l’autre qu’il convient dès le départ de penser justice sociale et égalité réelle.
Saurons nous faire un pas de côté et exercer notre liberté pour sortir du carcan mental qui contraint notre perception et nous conduit à penser les phénomènes, les disciplines et les actions comme isolés et cloisonnés les uns par rapport aux autres ? Le caractère global de la crise que nous traversons nous y invite.
1 Hayat Gazzane : Pôle emploi propose un poste de strip-teaseuse, le Figaro 31/01/12 2 http://arsindustrialis.org/agonie-du-capitalisme-et-%C3%A9conomie-de-la-transindividuation 3 http://www.franceculture.fr/emission-l-invite-des-matins-robert-guediguian-2011-11-16