Le 2 octobre 2010, lors de la relance du Christianisme social, nous affirmions : « Si nous voulons prendre la parole, nous voulons surtout engager les batailles d’idées nécessaires afin de déplacer les questions et les clivages des débats dans nos Eglises et dans la société. ». Un an après, le 1er octobre 2011, lors d’une nouvelle rencontre inspirée par la réflexion sur la loi de 1905, les Thèses de Pomeyrol (1941), le texte Eglises et Pouvoirs (1971), nous nous sommes demandés comment donner un contenu à cette ambition, dans cette année où la France comme la Suisse connaissent des élections générales. La dette, la laïcité, la montée des rejets et des discriminations nous semblent les chantiers prioritaires.
Repenser la dette pour repenser le développement
Nous refusons le clivage tel qu’il est présenté actuellement dans le débat sur la dette : soutenir l’action publique ou apurer la dette. Nous considérons que l’action publique ou plus exactement le service public doit être préservé et soutenu puisque c’est un moyen de la solidarité entre les plus riches et les plus pauvres. La dette est l’expression d’un mode de gestion qui place aujourd’hui des pays entiers sous l’emprise des banques et des systèmes financiers internationaux. Nous refusons le clivage qui veut d’un coté les réalistes qui parlent chiffres et de l’autre de belles âmes qui donneraient de l’importance aux personnes : la crise économique actuelle se traduit par de la misère, la montée de la pauvreté et l’exclusion de millions d’individus.
Nous voulons promouvoir une autre façon de poser le problème. Cessons de regarder seulement le court terme des indices boursiers ou du taux de croissance pour nous concentrer sur l’humain, les conséquences à moyen et long termes des choix faits ou à faire et leur impact sur la société et la planète. Cessons de diaboliser l’impôt alors que c’est l’instrument essentiel du financement de l’action publique et aussi un instrument important de répartition des richesses produites et de la réduction des inégalités. Considérons que la question n’est pas tant la quantité d’impôt que la justice sociale dans son prélèvement et l’usage qui en est fait (armement ou financement des services publics : santé, logement, éducation, recherche, culture...). Cessons de penser en « toujours plus » (de production, de consommation, d’énergie..) alors qu’il faudrait se poser la question du « toujours mieux » et du « bien vivre ensemble » alors que la crise écologique est une question centrale. Nous voulons interroger les systèmes de compensations ou d’allocations actuels pour inventer un moyen de permettre à tous et toutes de faire face aux besoins fondamentaux sans que les personnes se sentent placées dans une situation humiliante de dépendance ou d’assistance.
Pour une laïcité inclusive et un refus de la manipulation des clivages
Nous voulons également intervenir sur les débats sur la laïcité et l’interculturel, qui nous semblent souvent posés sur des bases dangereuses. Aujourd’hui, on renvoie souvent la religion à la sphère intime, privée ou individuelle, en l’opposant à la sphère sociale, politique, publique. De plus, la laïcité est parfois vécue comme une « religion » à part entière, s’opposant à d’autres religions forcément dogmatiques, obscurantistes, dangereuses. Au contraire, nous voulons promouvoir une laïcité inclusive et non une laïcité qui fonctionne en excluant telle ou telle population ; une laïcité vécue comme l’expression publique d’un dialogue de positions religieuses et non religieuses. Nous voulons une religion synonyme de liberté de conscience et non d’aliénation.
C’est cette tendance même de certains acteurs à manipuler les clivages parmi les habitants de notre pays que nous voulons contester : clivages raciaux, sociaux, géographiques, religieux, ethniques, de couleur de peau … La plupart du temps ils se renforcent les uns les autres. Les clivages raciaux ou religieux sont utilisés par les médias et les pouvoirs pour occulter le clivage de fond - le clivage social - et cacher l’absence de volonté de faire quoi que ce soit face à ce clivage-là.
Cependant les clivages raciaux ou religieux ne sont pas simplement une construction des médias ou des pouvoirs. Ils traduisent le besoin de se retrouver avec d’autres plus semblables et surtout la peur de l’autre différent. Cette peur est peut-être inséparable de notre humanité. Mais c’est aussi le résultat du système capitaliste, qui reposant sur la concurrence, produit de la peur ; la peur de l’autre se nourrit le plus souvent de souffrances personnelles – et le système social actuel est assez efficace pour produire de la souffrance ! Comment apprendre à vivre ensemble ? Comment dépasser les peurs ? Il ne suffit pas d’exhorter avec le message biblique à ne pas avoir peur. Il s’agit de prendre acte de la réalité de cette angoisse pour dénoncer la manipulation qui en est faite, travailler sur nos propres peurs, aider les personnes en souffrance à travailler les leurs. Si l’horizon eschatologique est bien le dépassement de tous les clivages pour vivre la fraternité sans frontières, il faut assumer d’être dans la différence, dans le conflit et nommer ces clivages et différences, pour les penser et agir. « Faire avec » ou au contraire les dénoncer quand ils recouvrent des violences ou des dominations.
Pour un profil public de la foi
Comment agir face à ces enjeux ? Il nous semble nécessaire de poursuivre les engagements à la fois dans et avec les églises, les mouvements associatifs et d’éducation populaire, dans les débats publics mais aussi directement avec les hommes et les femmes de nos cités, à partir de leurs vécus et de leurs propositions.
Le christianisme social s’est profilé dans des innovations et des expérimentations qui ont été en débat dans les Eglises : l’opposition passait entre maintenir et innover, entre œuvres et paroisses, entre gestes et paroles. Mais les Eglises offraient des lieux pour ce débat, avec le souci de former leurs membres à une spiritualité incarnée dans des activités sociales et culturelles (comme les semaines sociales des catholiques français). De telles offres inspirées du Christianisme Social existent encore, mais débouchent sur des activités plutôt individuelles que communautaires, plutôt dispersées qu’instituées, à l’exception remarquable de la défense des droits des immigrés. Les œuvres de diaconie et d’entraide offrent encore des lieux pour développer la dimension spirituelle du service social, mais pour une grande partie d’entre elles, leur action est aujourd’hui davantage professionnalisée que bénévole, et ne sollicite pas prioritairement l’engagement de groupes de volontaires. Trop souvent, être croyant est devenu affaire de pensée et de réflexion sur soi plutôt que d’action et de profil public. Dans le social et le culturel, l’expérimentation et l’innovation toujours nécessaires sont plutôt laissées à des groupes à qui les paroisses n’offrent pas de reconnaissance institutionnelle, considérant que leur propre rôle est spirituel et non social. Les Eglises ne sont ni pour ni contre ces activités : le débat porte sur leur marginalisation ou leur reconnaissance. Or, les formations requises pour développer de telles activités devraient plus être offertes en Eglise (aux laïcs actifs en société, aux futurs pasteurs ou acteurs de la pastorale). Nous interpellons les églises : pour vous, pour nous, un profil public de la foi face aux idéologies et aux injustices est-il essentiel ou secondaire ?
Pour une diaconie de protestation
Engagés nous-mêmes dans les églises mais aussi dans le monde associatif, nous constatons que les vieilles institutions d’action sociale et d’éducation populaire ont perdu leur rôle de dissidence face à la logique de contrats publics, de compétences et d’objectifs. Par ailleurs l’action politique traditionnelle, par les partis et la représentation électorale, peine à porter un changement social réel. D’autres modes d’action émergent dans le mouvement social. Des collectifs, des associations, des think tank permettent de mêler de nouvelles formes d’action revendicatives, la production et la diffusion de savoirs et de propositions et une aide concrète au quotidien auprès des "sans" : sans papiers, sans toit, sans droit, sans terre, sans dignité, sans travail...
Il nous semble que la place des chrétiens et des protestants est également dans ces nouvelles formes d’organisation et d’action.
Nous pouvons, par une diaconie de protestation, porter un signe. Il y a urgence à développer les espaces de formation, d’épanouissement personnel et de culture pour lutter contre une doxa dominante et rétablir une tension entre une charité en acte porteuse de changements sociaux et une réhabilitation du Politique, de la chose publique. Ce sont tous ces enjeux que nous vous invitons à porter dans les mois prochains, en créant de nouvelles communes du Christianisme social, en organisant des débats, en interpellant les candidats et les partis lors des prochaines élections, en prenant position dans les débats d’idées.
Alors qu’on oppose souvent dans le débat les « réalistes » aux « laxistes » ou aux « rêveurs », il nous semble qu’à la suite du Christ, des paroles et des actes de libération doivent être posés pour affirmer que face à la complicité ou à la résignation, la responsabilité se dit en termes de résistance, de non-violence active, d’invention et bien sûr de justice, d’espérance et d’amour .
Le Christianisme social, réuni à Paris, en Assemblée le 1er octobre 2011.