Les réponses classiques
La réponse des associations et de certains politiques insiste sur deux points :
- Le cancer de la société, ce n’est pas l’assistanat, c’est le chômage de masse.
- Les personnes sans-emploi dans leur grande majorité veulent travailler.
Ce sont deux vérités nécessaires à dire et à répéter. Et quand nous connaissons, car nous en connaissons, quelques profiteurs du système, il faut insister sur le fait qu’ils sont peu nombreux. Et sans doute sur le fait que d’autres profiteurs du système existent, notamment des cadres supérieurs qui bénéficient des Assedic pendant plusieurs années avant leur retraite après s’être arrangés avec leurs employeurs. Pour ne pas parler d’autres types de profits, bien plus lourds pour la collectivité.
D’autres réponses sont possibles et nécessaires :
- D’abord il faut souligner que les bénéficiaires potentiels du RSA sont bien plus nombreux que ceux qui le demandent (une différence de 600 000 personnes). Cela veut dire que des hommes et des femmes ne demandent pas à bénéficier de droits qui leur sont consentis par la solidarité nationale. Cela veut dire que les non-bénéficiaires sont bien plus nombreux que les fraudeurs. Cela veut dire que l’Etat fait actuellement des économies sur le dos des pauvres. Que la complexité (voulue ?) du dispositif et les discours stigmatisants des politiques excluent des ayants-droits.
- Il faut souligner aussi que les bénéficiaires du RSA sont dans l’obligation de s’inscrire à Pôle Emploi, et sont menacés de suppression de leur allocation en cas de non-respect de certaines obligations, donc de leurs « devoirs ».
Aux limites de la pauvreté, le refus de l’identification
Mais ce qui est en cause, c’est d’abord notre vision de la société, de la place de chacun dans la société et de la solidarité nécessaire. Aujourd’hui, le discours dominant est celui de l’autonomie et de la réussite personnelle, en dépit ou contre les autres. Avec son revers caché, c’est-à-dire le désir que personne ne puisse bénéficier des avantages dont je ne peux bénéficier, et surtout que ce que je donne à la collectivité me revienne en services pour moi. C’est la généralisation du discours de Thatcher envers l’Europe « rendez-moi mon argent ! ».
Cette conception ne peut que toucher plus particulièrement celles et ceux qui sont juste aux limites de la pauvreté. C’est ce qui explique peut-être que les sympathisants de l’extrême-gauche manifestent leur refus du système actuel par une condamnation de ceux qui économiquement leur sont le plus proche. Le prolétariat ou les couches populaires n’ont jamais aimé le lumpenproletariat ! Les sympathisants de l’extrême-gauche et de l’extrême-droite se retrouveraient ainsi sur un refus du système actuel et sur une même volonté de se différencier des plus pauvres.
La gauche piégée
Mais la question se pose aussi à gauche. Il y a aujourd’hui un débat pour savoir si le PS doit se tourner – pour gagner – vers les couches populaires ou vers une classe moyenne élargie aux seniors ou à certains jeunes. On notera que la question n’est pas posée de se tourner vers les plus pauvres…les moins intéressants ! Dans le premier cas, qui nous semblerait juste puisqu’il s’agirait de regagner les classes populaires, le PS court le risque d’être obligé de muscler son discours sur l’assistanat. Et dans la deuxième hypothèse, il lui faudra montrer combien il a le souci de ne pas dilapider les impôts fournis par la classe moyenne. Double piège donc et promesse d’un discours qui divisera d’une manière ou d’une autre. Y aurait-il alors d’autres solutions ?
L’assistanat, une double régression de langage
Avant d’aller plus loin, d’essayer d’élaborer une réponse, il faut peut-être se demander ce qu’est « l’assistanat » ? Comment ce terme est apparu ?
Quand on cherche dans un Grand Robert, on s’aperçoit que le terme est apparu en 1933, dans son acception péjorative (car il existe un assistanat en médecine, ou des fonctions d’assistanat de dirigeant en entreprise). C’est une date inquiétante, mais je n’ai pas trouvé de références sur ses propagateurs. Il y a eu après la deuxième guerre mondiale un autre glissement : on est passé dans les politiques de protection sociale de la notion « d’assistance » à la notion « d’aide ». Il était bien question alors de basculer d’une notion passive à une notion plus active : on aide une personne à se réaliser. Revenir à l’assistanat c’est donc une double régression de langage, dans le contexte actuel..
Assumer l’assistanat comme la dépendance
C’est un phénomène à analyser que, dans le même temps, un débat soit engagé sur « la dépendance » pour laquelle il serait justifier de trouver des milliards, et sur « l’assistanat » dont il faudrait se garder, car il serait une source de dépenses indues. En effet quelque soit le mot que l’on utilise (aide/assistance/assistanat), il s’agit bien de prendre en charge par la solidarité les besoins d’une personne ou d’une famille qui ne peuvent les assurer elles-mêmes. La prise en charge de la dépendance, c’est le même principe. Et qu’on ne vienne pas nous dire que les « assistés » ont choisi de l’être !
Pour ma part, j’ai déjà écrit quelque part une sorte de célébration de la « dépendance ». Avec la conviction que nous devrions prendre en considération d’abord notre besoin des autres, notre « dette » (pour parler comme L.Bourgeois) envers la société, notre désir d’être aimé et reconnu, mais aussi notre incapacité à survivre aujourd’hui sans une multitude d’autres.
Nous sommes fondamentalement dépendants des autres, et il y a bonheur à l’accepter. Mais peut-être faut-il rajouter que nous sommes fondamentalement « assistés » pour vivre, à tous les étages de la société, et encore plus « en haut ». Tolstoï dit quelque part que plus on a de pouvoir plus on est dépendant.
Tant que cette dépendance, cette assistance, ne seront pas reconnues et célébrées comme une condition anthropologique, nous n’avancerons pas. Il y a d’ailleurs de bonnes raisons de penser que les chrétiens pourraient être les porteurs de cette anthropologie de la dépendance dans un monde faussement adepte de l’indépendance personnelle.
Associativement, socialement et politiquement : des questions à débattre
1. Dans nos associations sociales mais aussi médico-sociales, la préoccupation est toujours de veiller à rendre les personnes les plus autonomes possibles, les plus capables de construire leurs « projets »..etc. Mais nous savons bien aussi qu’il y a des moments où nous devons d’abord répondre à leurs besoins de prise en charge totale, avant de leur offrir d’atteindre une forme de liberté. Or je voudrais pointer le fait que cette liberté n’est pas autre chose qu’un nouveau système de dépendance, d’assistance, choisi, assumé. Car sinon, à obliger les personnes à « l’indépendance » nous leur faisons affronter une vie vide de sens…et nous connaissons des échecs qui nous détruisent, nous et ceux que nous accompagnons.
Ne faut-il pas aujourd’hui sortir de cette culture du projet et de l’autonomie qui participe de la culture de la compétition et de l’individualisme ?
2. Dans les dispositifs sociaux de solidarité, nous ne savons plus non plus comment articuler la protection et la responsabilité des individus. Le discours dominant est celui de la responsabilisation. Mais nous n’entendons pas que les sociétés qui proposent une sécurité solide sont celles aussi où les individus prennent le plus d’initiatives. Comme nous nous refusons à entendre que les sociétés les plus égalitaires permettent à leurs membres d’être en meilleure santé (je fournirai les références à qui le souhaite).
Ne faut-il pas, non pas revenir à une protection sociale qui était fondée sur le salariat et la cotisation, mais imaginer une société de protection vraiment égalitaire, qui donne une sécurité large à tous ?
3. Politiquement, c’est la question la plus difficile, car aujourd’hui on n’organise plus la division entre des intérêts de classe, mais la division entre les individus. Et même les lectures qui essaient de se référer à une classe moyenne qui pourrait être porteuse d’un projet politique plus vaste, d’abord ne savent plus définir la classe moyenne, et deuxièmement ne peuvent s’empêcher de la situer en opposition aux plus exclus.
Y-a-t-il un récit possible de notre devenir, une vision politique qui puisse rassembler les classes moyennes et les plus en difficulté ?
Le christianisme social
Le christianisme social ne devrait-il pas réclamer et célébrer « l’assistanat de tous par tous » ? Assumer la double régression comme un scandale et une folie ?