Héloïse Duché et moi-même avons été chargés d’animer l’atelier « politique » de ces rencontres. Les discussions y furent riches et les témoignages multiples. Je n’en ferai pas ici un compte-rendu exhaustif (mais peut-être les autres participant-es voudront répondre à ce court texte pour y ajouter ce qu’elles-ils n’y trouveront pas ?). Je proposerai simplement quelques réflexions nées de ces échanges, qui n’engagent que moi-même.
D’abord un mot sur le point de départ de cet atelier. En le préparant, nous avons postulé avec Héloïse qu’on attendait de nous que nous l’animions à partir de nos engagements personnels, ceux-ci s’inscrivant clairement dans le cadre ou dans la filiation du Christianisme Social (CS). Il ne s’agissait donc pas ici de refaire une histoire des rapports entre Politique et CS (non pas que cela ne soit pas nécessaire et utile, mais nous ne nous en sentions tout simplement pas capables). L’objectif était pour nous de partir, de manière inductive, des différents engagements politiques des participants à l’atelier, en essayant de déterminer si des lignes communes se dégageaient, si nous pouvions nous mettre d’accord sur la manière dont nous concevions aujourd’hui le rapport au politique d’individus « se réclamant du CS ».
L’autre question qui se posait à nous était celle du sens et de l’orientation à donner à cet atelier « politique ». Fallait-il par exemple interroger, de manière très large, la participation à la « vie de la cité » ? Fallait-il interroger notre rapport au(x) pouvoir(s) en place ? Fallait-il enfin traiter de nos liens avec les partis politiques ? Nous avons finalement tenté d’aborder au moins deux de ces trois dimensions.
La question du rapport aux partis politiques d’abord, nous semblait à la fois compliquée à traiter et en même temps incontournable. Elle a été introduite par Héloïse, qui est notamment repartie de sa propre expérience de chrétienne investie au NPA. Le NPA est effet à la fois un parti au sein duquel la vision de la religion « opium du peuple » est très forte, mais qui a pu produire dans le même temps une vraie réflexion sur ces questions1. Lors d’un tour de table, les autres participants ayant eu des expériences au sein d’autres partis politiques ont pu apporter leurs propres réflexions. Au-delà de la diversité des témoignages, il ressortait le fait suivant : l’ensemble des participants se situait clairement à gauche. Le CS était en ce sens, pour toutes et tous, compris comme un Christianisme de gauche.
De même, dans un texte récemment publié par Héloise Duché et Stéphane Lavignotte2, les auteurs s’expriment ainsi : « le Christianisme social qui depuis le XIXe siècle traverse le protestantisme (notre foi) et le catholicisme, ce qu’on appelle couramment les « chrétiens de gauche ». Ses combats ont participé à construire la gauche associative, sociale et politique, ici en Europe et jusqu’en Amérique Latine avec la théologie de la libération. Ce courant traverse donc, d’un côté le christianisme et, de l’autre, l’histoire de la gauche révolutionnaire et internationaliste ».
Cependant, il existe aujourd’hui en France des courants politiques de droite et du centre qui se réclament eux aussi du Christianisme Social. Au sein de l’UMP, ce courant inclut par exemple des représentants politiques comme Etienne Pinte, Pierre Méhaignerie, voire François Fillion... On peut également penser au « Parti Chrétien-Démocrate », fondé par Christine Boutin, qui s’en réclame tout autant. Il semblait cependant très clair à l’ensemble des participants de l’atelier que le Christianisme Social auquel se réfère Boutin n’est pas tout à fait le même que celui auquel nous pensions… Plus généralement, ce n’est d’ailleurs sans doute pas un hasard si aucune personnalité de droite n’a souhaité participer à ces rencontres, pourtant ouvertes à tous.
A partir de ce constat, une question pourrait être posée à ceux qui « se réclament du CS » : le CS est-il nécessairement de gauche ? Sa mise en œuvre politique implique-t-elle exclusivement l’articulation avec les forces de gauche ? Le cas d’Etienne Pinte pose à mon sens particulièrement question. On connaît par exemple l’engagement de M. Pinte dans la cause des sans-papiers. Il est ainsi un invité régulier des manifestations organisées par la Cimade. Dans son cas, on a bien l’impression d’être confronté à un « christianisme social » qui n’est pas pour autant un « christianisme de gauche ». Il y aurait donc des christianismes sociaux ? De centre-droit, de centre-gauche, d’une gauche « anticapitaliste » ? Cela pose alors la question des alliances : les chrétiens sociaux portant différentes couleurs politiques peuvent-ils et doivent-ils coopérer, ou doivent-ils plutôt s’affilier, de manière séparée, aux partis politiques qui leur correspondent (UMP, Modem, NPA, PS, etc.) ? A l’issue de nos débats, la question restait posée.
Cela nous amène à un autre point de convergence, constaté lors des discussions de cet atelier politique. Pour les participants, le fait de construire des courants « chrétiens » à l’intérieur des partis politiques existants, et en particulier des partis de gauche, ne semblait globalement pas une option envisageable. D’abord parce que les partis politiques auxquels nous appartenons ne l’accepteraient pas. En France, et en particulier à gauche, la tradition laïque est ancrée de telle manière que l’expression religieuse apparaît y profondément déplacée pour beaucoup de militants3… y compris parmi ceux qui croient et pratiquent une religion ! Ainsi, au sein même de notre atelier, la majorité des participants considérait que l’expression de la foi n’avait pas vraiment sa place dans un parti politique. L’action politique au sein des partis était vécue par ceux qui se sont exprimés comme une activité individuelle, certes portée par les valeurs du CS, mais sans que cet enracinement ait nécessairement besoin d’être structuré.
Le CS traverse, sans doute, les partis de la gauche française, mais de manière sous terraine4. Mais si ce n’est dans les partis, où le CS peut-il alors s’exprimer ouvertement, sur un plan politique ? Que peut-il faire, politiquement, à part influencer implicitement et individuellement des militants ? Parmi les pistes évoquées pendant l’atelier pour répondre à cette question, nous avons bien sûr évoqué tous les engagements sociaux, associatifs, « de terrain » se réclamant du CS (Emmaus, Cimade, cercles de silences, etc.). On peut en effet dire d’un certain nombre d’associations et de groupes qu’ils « se réclament du CS » et qu’ils portent dans l’espace social un message politique dont la légitimité est largement reconnue. Nous avons également pensé aux prises de parole publiques, qui se font au nom du CS : les tribunes, les textes collectifs (« Pas en notre nom », etc.). Enfin, on peut inclure dans ces émanations politiques du CS tous les apports théoriques au débat public, que produisent ceux qui s’en réclament. Ces apports existent sous de multiples formes : livres, articles, rapports, conférences, etc. Comment alors dépasser cette apparente dispersion ? Une formule employée par l’un des participants de l’atelier à ce propos m’a interpellée : il s’agissait de celle de « think tank ». Les « communes théologiques », dont la création a été proposée à l’issue de ces journées, sont elles « quelque chose comme un think tank », capable de fournir et de fédérer des recherches, des données, des réflexions, et de les mettre à disposition des acteurs politiques ? Cela me semblait une manière intéressante de questionner la forme de ces communes.
Question des alliances et du périmètre politique du CS ; question des formes de la présence et de la visibilité du CS : voilà les principales questions qui restent posées, pour moi, à l’issue de cet atelier, sans épuiser la multiplicité des interrogations soulevées par nos débats. Ceux-ci restent donc à poursuivre…
Laurent Tessier
Maître de conférences et Doyen de la Faculté d’Education
Institut Catholique de Paris