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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

La solidarité ou rien

La désolation selon Hannah Arendt

lundi 4 décembre 2017, par :

Je vais vous parler du concept de désolation chez Hannah Arendt, proche du terme solitude (parce que le terme qu’emploie H. Arendt en anglais est loneliness qu’on traduit généralement par « solitude », mais qu’elle distingue du terme anglais, le même qu’en français, solitude, et du terme isolation, « isolement » en français). Avant de préciser le sens du terme « désolation » et de voir en quoi il se distingue de « solitude » et d’« isolement », je réponds à qui se demanderait pourquoi je vais vous en parler.
Parce que la désolation est une situation, un état psychique, une humeur, Stimmung en allemand, dans lesquels se trouvent les hommes quand ils vivent sous un régime totalitaire.
De même que Montesquieu (à laquelle H. Arendt se réfère explicitement) dit que la crainte est le ressort (le « principe ») de la tyrannie, l’honneur celui de l’aristocratie, et la vertu celui de la démocratie, H. Arendt dit que la désolation est le ressort des régimes totalitaires.

Dans un premier temps nous allons préciser d’abord ce qu’il faut entendre par régime totalitaire qu’elle distingue d’un régime classiquement despotique ou tyrannique, et par la même occasion ce qu’il faut entendre par désolation.
Nous voudrions montrer que ce que H. Arendt dit des régimes totalitaires peut s’étendre à la situation actuelle dans laquelle nous plongent le capitalisme mondialisé et l’ultralibéralisme, dans la mesure où ceux-ci ont en réalité bien des caractéristiques des régimes totalitaires, lesquels peuvent très bien se contenter d’une démocratie tout à fait formelle. Et la désolation en est peut-être aussi le ressort, le produit et le moteur.
Ce sera le troisième temps de notre réflexion, car dans un second temps nous nous efforcerons de montrer l’originalité de la pensée de H. Arendt autour des notions de politique et de liberté.
La désolation est cela qui nous prive totalement de toute capacité de solidarité, pourtant inhérente à l’humanité, comme nous l’a expliqué Annick Jacq ce matin en s’appuyant sur Hume et Darwin. Autrement dit, les régimes totalitaires et, à mon sens, le capitalisme mondialisé actuel, contribuent à nous faire entrer en inhumanité.

1. De la désolation comme ressort des régimes totalitaires

1.1. Un mot sur la notion de régime totalitaire d’abord
Quand H. Arendt parle de régimes totalitaires, elle songe essentiellement au stalinisme et au nazisme au XXe siècle. Elle a eu l’audace de ranger ces deux régimes monstrueux sous un même concept – ce qui dans les années 50 faisait bondir les marxistes. On peut y rajouter justement, après coup, la période maoïste du « Grand bond en avant » et de la révolution culturelle chinoise, ou encore celles des Khmers rouges dans les années 70, ou la Corée du Nord actuelle...
Il n’y a jamais eu avant le XXe siècle de régimes totalitaires. Il s’agit d’une spécificité du XXe siècle, mais qui n’est pas nécessairement derrière nous. Il ne faut pas confondre régimes despotiques, tyranniques, dictatoriaux – qui ont été légion dans l’histoire et qui sont toujours légion aujourd’hui – et régimes totalitaires.
Dans un régime tyrannique, les hommes sont soumis à la violence et à la peur quotidienne, et se réfugient comme ils peuvent dans la vie privée. Ils tentent de continuer à poursuivre leur vie économique, leur vie communautaire (cf. en Syrie actuelle, du moins dans la région de Damas, ou encore en Palestine aujourd’hui, dans la Russie soviétique post-stalinienne, etc.).
Un régime totalitaire, en revanche, fait pénétrer sa violence jusque dans la vie privée. Ainsi on surveille nos pensées, nos dires... On peut être dénoncé par quelqu’un de sa famille comme ne pensant pas correctement selon l’idéologie imposée par le Führer ou le Petit père des peuples ou le Timonier, etc.
Dans un régime tyrannique on est isolé des autres, parce qu’on ne peut se coaliser avec eux contre le régime, on peut connaître la solitude, sans tomber pour autant dans la désolation, alors que dans un régime totalitaire, on se retrouve dans un état de désolation. Précisons les choses.

1.2. Solitude, isolement, et désolation
1.2.1. Précisons déjà la différence entre isolement et solitude.
On peut être isolé, être en prison, et partant éprouver un sentiment de solitude. On peut aussi être isolé, tel un berger avec son troupeau perdu dans la montagne, très loin de la vie urbaine ; il n’éprouve pas pour autant nécessairement un sentiment de solitude, comme le prisonnier politique ou le prisonnier de droit commun au fond de son cachot. On peut aussi être dans un foule, et se sentir seul, ne pas être isolé du tout, et ressentir pourtant un profond de sentiment de solitude.
On distingue bien les deux termes isolement et solitude qui ne se recoupent pas nécessairement. L’isolement décrit une situation objective : je suis coupé de fait des autres, ainsi de l’individu en prison, ainsi de l’exilé, ainsi également du citoyen empêché de mener un combat politique avec d’autres. La solitude, elle, renvoie à une situation subjective, une humeur (Stimmung).
La solitude désigne le fait de se sentir éloigné de ses proches ; de se sentir éloigné du monde (mais non totalement coupé du monde) ; de se sentir incompris ; de se sentir non aimé, etc.

1.2.3 Quelle différence entre solitude et désolation ?
Dans la solitude on est encore deux, deux en un, on est face à soi-même. Comme le prisonnier de droit commun, qui pense à sa famille, à ce qu’il fera à la sortie de prison, ou à ses crimes, etc. ou comme le prisonnier politique qui pense à sa famille politique, aux siens, dans tous les sens du terme. Lorsque la solitude suit une mésentente dans un couple, ou une grave dispute ponctuelle, on se sent seul, mais on se bat pour sortir de l’abattement, du découragement, on se retrouve face à soi-même, on s’interroge sur ce qu’on doit faire. On peut aussi volontairement rechercher la solitude pour se retrouver face à soi, pour savoir où on en est.
Le solitaire est face à lui-même, et comme tel relié encore au monde. Le mieux est de citer H. Arendt elle-même. Je tire cette longue citation du chapitre 4 du Système Totalitaire :
Dans la solitude je suis, en d’autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc deux-en-un, tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres. Toute pensée, à proprement parler, s’élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables ; ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l’unité d’un individu immuable dont l’identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu’un d’autre. Pour être confirmé dans mon identité, je dépends entièrement des autres ; et c’est la grande grâce salutaire de l’amitié pour les hommes solitaires qu’elle fait à nouveau d’eux un « tout », qu’elle les sauve du dialogue de la pensée où l’on demeure ambigu, qu’elle restaure l’identité qui les fait parler avec la voix unique d’une personne irremplaçable.
La solitude peut devenir désolation ; cela se produit lorsque, tout à moi-même, mon propre moi m’abandonne. Les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l’amitié pour les sauver de la dualité, de l’ambiguïté et du doute. (...)
Ce qui rend la désolation intolérable, c’est la perte du moi qui, s’il peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toute fois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la foi qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d’éprouver sont perdus.
La désolation correspond à une perte d’identité, au sens où je me retrouve sans plus savoir qui je suis, sans motif d’espérer ou de me battre. Je n’appartiens plus à un monde commun, au monde, car le propre du monde c’est qu’il est commun. Ce peut être le cas de personnes âgées abandonnées à elles-mêmes, et tellement esseulées qu’elles n’ont plus d’identité ; elles souffrent de bien plus que de solitude... Par exemple se retrouvant, généralement malgré elles, en maison de retraite, elles peuvent d’abord ressentir une profonde solitude, puis le sentiment de complet abandon fait que ce sentiment de solitude se transforme en état de désolation. Elles « ont perdu leur moi ». Or nous allons voir plus loin comment la désolation peut frapper l’ensemble d’une population.

1.2.4. Quelle différence entre isolement et désolation ?
L’isolement ne décrit pas seulement une situation objective de séparation spatiale ou géographique, mais une situation objective au sens où toute association avec d’autres (de nature politique) est totalement empêchée : lorsque des activités syndicales, des regroupements associatifs, des activités politiques d’opposition au régime sont interdites. Je peux être coupé des autres, même quand ils sont à côté de moi, au point de ne plus pouvoir rien entreprendre politiquement avec eux.
L’isolement n’est pas pour autant désolation, au sens où un régime politique (tyrannique ou despotique) peut m’isoler de mes semblables (de mes amis politiques) sans pour autant me priver d’un espace de liberté dans la vie privée. L’isolement prédispose alors à la solitude, avec ses espérances cachées, mais sans que je tombe dans la désolation
La désolation décrit à la fois une situation objective et une disposition subjective : je n’appartiens plus à un monde commun qui m’aide à me donner une identité. Je suis écrasé par la machine totalitaire, n’ayant plus d’espérance, ni de rêve à réaliser avec d’autres, plus rien qui puisse m’inciter à poser librement des actes ou à dire une parole libre susceptible d’avoir quelque effet sur cette machine. Je deviens un fantôme « sans moi » à la fois victime et acteur d’un État totalitaire, qui m’a dépossédé de la liberté de penser que j’expérimente encore dans la solitude.
A nouveau je cite H. Arendt (toujours dans le quatrième chapitre du Système totalitaire) :
Isolement et désolation font deux. Je peux être isolé – c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi – sans être désolé ; et je peux être désolé, c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne je me sens à l’écart de toute société humaine – sans être isolé. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune est détruite.
L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrariées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés ; ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que le cercle de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée...
Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans son tout. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire est un nouveau type de régime en cela qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également toute vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme.
Mais comment peut-¬on détruire la vie privée ? En faisant en sorte qu’elle ne soit plus séparée de la vie publique. Il suffit de penser à 1984 d’Orwell qui décrit un monde parfaitement totalitaire. Mes pensées, mes goûts, mes volontés ne m’appartiennent plus, et sont connus du Big Brother. Bien sûr, un régime totalitaire n’arrive jamais totalement à ses fins. La fiction d’Orwell ne deviendra jamais totalement réalité. Elle nous met en garde cependant.

1.3. La non-appartenance à un monde commun à la fois cause et effet des régimes totalitaires

Cette expérience radicale d’absolue non-appartenance au monde, c’est celle qu’ont connue les victimes du nazisme ou du stalinisme dans les camps d’extermination, de déportation, ou de travail forcé (comme le Goulag), ou encore dans des procès staliniens où l’accusé finit par croire en sa non-innocence (« il perd son moi »). Mais c’est cette expérience radicale aussi que connaissent les bourreaux, qui finissent par exécuter les ordres en perdant tout discernement quant à ce qui est bien ou mal. On songe ici à ce qu’H. Arendt a développé autour du procès d’Eichmann, et de « la banalité du mal », qui a souvent été mal compris, mais que le concept de désolation éclaire précisément. L’état de désolation est peut-être d’ailleurs plus grand chez les bourreaux que chez les victimes, même s’ils souffrent beaucoup moins.
En tout cas, comme le dit H. Arendt, bourreaux et victimes se retrouvent ensemble dans un même état de non-appartenance à une humanité commune :
Ce dont a besoin le règne totalitaire pour guider la conduite de ses sujets, c’est d’une préparation qui rende chacun d’entre eux apte à jouer aussi bien le rôle de bourreau que celui de victime.
Les bourreaux sont interchangeables, les victimes sont interchangeables, et de plus les victimes sont susceptibles de devenir du jour au lendemain bourreaux comme dans les camps de concentration où l’on pouvait se servir des compétences de certains déportés pour mieux exécuter les basses œuvres du camp (ainsi les coiffeurs juifs utilisés pour raser les déportés avant qu’ils ne soient « douchés »...) ; et les bourreaux pouvaient devenir victimes du jour au lendemain, comme ce fut le cas de nombreux cadres zélés du parti communiste sous Staline, tout d’un coup accusés de trahison à la cause du parti. Quand on perd ainsi toute identité, on devient superflu. N’importe quel juif déporté est rendu à l’état de superfluité ; un Eichmann pouvait être remplacé par n’importe quel fonctionnaire zélé de l’administration nazie.
Mais tout cela n’aurait pas été possible si la société n’était dès le départ celle d’individus proches déjà d’un état de désolation.
Écoutons encore H. Arendt (toujours dans le quatrième chapitre du Système totalitaire) :
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l’idéologie et la logique (du régime), préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et les traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire ne plus avoir de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres, être inutile, cela veut dire n’avoir aucune importance au monde.
Je dirais, en simplifiant, que les peuples ont connu un terrible désenchantement, au lendemain de la Grande Guerre, après l’échec de la révolution spartakiste, l’effondrement de la démocratie parlementaire, et puis surtout après la crise de 1929, en Allemagne ; au lendemain de la révolution d’Octobre, de la famine, du climat de terreur commencé déjà sous la période de Lénine, en Russie. Le sentiment d’appartenance à une classe sociale (ouvrière, paysanne...), à une nation même, le sentiment de pouvoir mener des luttes sociales (à travers des organisations syndicales) ou de mener des luttes politiques (à travers des partis divers) est comme détruit, dans les deux pays. Les peuples deviennent alors des masses, réunissant des individus atomisés.
Voilà un terreau favorable à la montée de régimes totalitaires. Les individus, à défaut de pouvoir s’identifier à une classe, à un parti (d’y trouver une identité), s’identifient à un Führer, à un guide suprême. Il y a une différence entre l’Allemagne et la Russie. Le peuple allemand était frappé de plein fouet par la crise de 1929, les individus en état de désespérance ayant totalement perdu confiance dans la lutte sociale ou politique. En Russie, Staline s’est employé à détruire tout lien social pouvant encore subsister, par exemple en mettant fin à ce qui restait des soviets, en faisant éclater la classe paysanne, en mettant en concurrence les ouvriers par sa politique stakhanoviste, en supprimant les solidarités nationales, par des déportations massives.

2. Il n’y a de liberté que dans et par le politique

2.1.L’homme est un « être-au-monde »
L’expression de « non-appartenance au monde » qui revient régulièrement sous la plume d’Hannah Arendt, mérite d’être élucidée. La notion de monde est centrale dans la pensée d’H. Arendt. Elle la tient d’une philosophie nouvelle, qui apporte un vent d’air frais au début du XXe siècle, à savoir celle de Husserl, qui a fondé ce qu’on appelle la phénoménologie, et dont l’influence a été considérable au XXe siècle, au moins sur le continent européen, par exemple sur les pensées de Heidegger en Allemagne, de Merleau-Ponty et de Sartre en France, et sur celle d’Hannah Arendt.
La phénoménologie permet de dépasser l’opposition classique entre sujet et objet. Le monde n’est pas devant moi tel un objet indépendant à connaître ou à transformer (selon une vision techno-scientifique héritée en particulier de Descartes). On dit bien qu’un enfant vient « au monde ». Nous venons tous au monde, nous sommes au monde. « L’homme est un être-au-monde ».
Que faut-il entendre alors par « monde » ? Partons du langage quotidien qui est ici éclairant. On parle du monde du travail, du monde de la pêche, du monde de l’hôpital, du monde de l’entreprise, du monde d’un peintre, etc. ; le monde c’est ce alors à quoi donnent vie des hommes : on ne peut séparer le monde dans lequel vivent des sujets humains, des sujets qui y vivent. D’ailleurs ceux-ci ne sont pas dedans, ils ne sont pas dans le monde, comme des individus dans une boîte qui leur est extérieure, le monde est leur prolongement. Et inversement les individus ne peuvent être isolés du monde dont ils participent, et je dirais même du monde qu’ils font.
Cela a des conséquences importantes sur le plan épistémologique : la science pose un sujet connaissant et un objet connu, mais le sujet connaissant participe d’un monde de la recherche, qui est inscrit dans une société et une histoire, et le monde qu’il étudie est construit, et non totalement indépendant de ses visées, de ses préoccupations humaines (et donc culturelles, socio-historiques).
Cela a des conséquences existentielles. Heidegger en particulier, qui a été l’élève de Husserl, développe une réflexion sur l’Être, sur le sens de l’être, de l’existence. Nous avons tendance à nous isoler des choses dans notre affairement quotidien, comme si elles pouvaient être l’objet d’une manipulation extérieure, comme si le sujet pouvait en être détaché, explique Heidegger dans l’Être et le Temps. Le monde est alors réduit à un ensemble d’objets manipulables, chaque objet ayant une fonction déterminée dans un ensemble généralisé où tout doit être disponible pour des sujets et leurs préoccupations utilitaires. Nous pensons que nous pouvons atteindre une objectivité, dans laquelle nous ne sommes pas comme sujets impliqués... Nous évoluons dans une illusion complète de liberté et de maîtrise. Nous sommes d’autant moins libres que dans cette domination sur les choses transformées en objets, nous oublions le monde sur fond duquel se détachent ces objets (ces ‘étants’), leur être ; et par là même nous délaissons la question du sens possible de cette domination, ou de son non-sens ; d’où le nihilisme de notre époque (terme que Heidegger reprend de Nietzsche).
Heidegger parle d’oubli de l’Être. Cela signifie l’oubli du sens. Le sens surgit ou ressurgit dans et par notre ouverture au monde – que la poésie est la plus à même de réveiller – par delà ou plutôt en deçà de notre domination technicienne de sujets sur des objets, ou sur d’autres êtres réduits à l’état d’objets. Exister pour chacun de nous ce n’est pas être une chose (un ‘étant’) parmi les choses (les ‘étants’), c’est être pris, qu’on le veuille ou non, par la question du sens de notre existence, de notre être-au-monde, que notre affairement nous fait oublier. Seule, tout au plus, l’expérience de la mort possible, peut nous ramener à la question essentielle du sens de notre existence et de l’être de toute chose qui advient au monde.

2.2. H. Arendt contre Heidegger : la politique comme manifestation de notre être-au-monde
On sait qu’H. Arendt a été très proche de Heidegger. En même temps on sait que Heidegger ne s’est pas opposé au nazisme, alors que H. Arendt, de confession juive, en a été victime. Elle s’est réfugiée en France, puis aux États-Unis où elle a fait l’essentiel de sa carrière, en acquérant la nationalité américaine. L’aveuglement politique de Heidegger est riche d’enseignements.
La réflexion de Heidegger s’inscrit dans une perspective individuelle. Comme si la question du sens de l’existence se posait à l’individu quand il se retrouvait seul face à la mort – je ne meurs pas comme on meurt - car c’est dans l’angoisse de la mort, et du dérobement de l’être de toute chose (du néant), que peut surgir la question de l’être, et du sens de notre existence et de notre illusoire domination sur les choses, et que surgit la question « à quoi bon ? ».
Pourtant Heidegger sait aussi que l’être-au-monde de chacun est un être-avec-autrui (Mit-Sein). Comment penser notre être-avec-autrui ? Heidegger a toujours éludé l’analyse de la manière dont plusieurs êtres humains (Dasein) peuvent être ensemble. Quand il pense cet être-ensemble, il le pense sous la figure d’un peuple, aux racines communes et partageant un destin commun. D’où une certaine accointance de Heidegger avec le nazisme, exacerbant le nationalisme du peuple allemand. Heidegger a cru, dans la lignée d’un nationalisme romantique né au XIXe siècle, que le destin du peuple allemand était porteur d’un sens allant à contre-courant du nihilisme capitaliste (américain) ou communiste (soviétique), puisque l’un et l’autre s’appuient sur une vision matérialiste, favorisée par une domination technique sur les choses, détruisant le sens, ou nous donnant l’illusion que la question du sens est devenue obsolète.
Or le nationalisme, et a fortiori le nazisme, ne développent aucunement la liberté, mais la détruisent bien plutôt. Si la liberté est ouverture au monde, comme l’affirme Heidegger, elle est aussi ouverture à autrui, dans son unicité. Heidegger, quoi qu’il en dise, s’inscrit dans une tradition qui pense la liberté comme liberté intérieure, liberté qui suppose un retrait de soi par rapport à un monde partagé (songeons ici à la forte tradition stoïcienne et à son influence jusqu’à Montaigne ou Descartes, et à une certaine tradition chrétienne jusque chez Kant ou Kierkegaard).
Écoutons à ce sujet H. Arendt (dans la Crise de la culture) :
En dépit de la grande influence que le concept de liberté intérieure non politique a exercée sur la tradition de la pensée, il semble qu’on puisse affirmer que l’homme ne saurait rien de la liberté intérieure s’il n’avait d’abord expérimenté une liberté qui soit une liberté tangible dans le monde. Nous prenons conscience d’abord de la liberté dans notre commerce avec les autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles.

2.3. La politique comme monde de la pluralité
Sous l’influence de la pensée antique (d’Aristote), H. Arendt dit que la liberté c’est d’abord celle d’un être qui n’est pas asservi à des tâches économiques, relevant du monde privé, mais celle du citoyen qui, tout en étant éventuellement pauvre, participe à la vie publique de la cité (polis en grec), à la vie politique, où il peut déployer une parole et exercer une action, lesquelles lui permettent alors d’exprimer sa singularité, dans sa différence au sein d’un monde commun, celui de la cité.
La vie politique exclut une étrangeté des individus les uns aux autres, réunis sous la férule de l’État pour pouvoir vivre ensemble sous des lois communes assurant la sécurité commune, et protégeant la liberté privée – selon le modèle de Hobbes. Elle ne suppose pas une juxtaposition d’individus, chacun calculant au mieux ses intérêts et ne faisant pas ensemble monde – selon les postulats de la pensée libérale. La vie politique ne procède pas d’une juxtaposition mais d’un lien : « Toi et moi » sommes citoyens. Tout est dans le et. Être citoyen ce n’est pas subir la nécessité d’une politique commune tentant de faire vivre ensemble des individus séparés ; c’est être acteur de la vie d’un monde commun qui fait lien entre des individus, tous uniques et différents.
Ce monde commun de la cité ce n’est non plus celui d’une communauté, fermée au reste du monde, et où tous les individus seraient comme un seul homme, ne pouvant y exprimer leur singularité, en actes et en paroles. La vie politique suppose la pluralité, c’est-à-dire une diversité au sein d’un ensemble héritant d’une histoire commune et œuvrant à un destin commun.
H. Arendt ne met pas l’accent comme Heidegger sur la singularité du rapport de chacun isolément à sa mort, mais sur la singularité de la naissance de chaque être venant au monde. Chaque être qui naît au monde apporte son unicité, et est porteur comme tel de nouveauté pour le monde. Et la liberté est précisément facteur d’imprévisibilité.

3. L’évolution du capitalisme vers le totalitarisme et la destruction du politique

3.1.L’humanité subsistante sous une dictature, l’humanité disparue dans un régime totalitaire
Maintenant que nous saisissons mieux les perspectives nouvelles qu’offre Hannah Arendt pour penser plus en profondeur la liberté, nous saisissons mieux aussi la brûlante actualité de sa pensée. La politique ne nous déshumanise pas, bien au contraire. La liberté de la vie privée est renforcée s’il y a une liberté susceptible de se manifester dans l’espace public. Si l’on se réfugie dans la vie privée, c’est que déjà notre liberté est diminuée. C’est la mort de la politique qui est susceptible de nous déshumaniser.
Quand nous sommes empêchés de faire de la politique sous un régime tyrannique – je dis bien sous un régime tyrannique, et non sous un régime totalitaire – nous ne renonçons pas pour autant à toute espérance politique, fût-elle lointaine, espérance qui s’est révélée effective, par exemple, chez les peuples arabes soumis depuis longtemps à des dictatures, lors du soulèvement inattendu du printemps arabe, alors qu’on pouvait penser qu’elle était à jamais éteinte. Certes la révolution de ces peuples a été finalement ignorée en Égypte, étouffée dans l’œuf en Syrie, dramatiquement enterrée en Libye, édulcorée en Tunisie. Et beaucoup de ces peuples vivent à nouveau sous des dictatures, mais non sous des régimes totalitaires. Mais le souvenir d’événements exceptionnels continue de vivre sourdement en eux.
Quand nous subissons la violence d’un régime dictatorial ou tyrannique, nous nous terrons dans nos maisons, nos commerces, nos bureaux, etc. ; et nous nous taisons. Pensons à ce qu’ont vécu les Tunisiens sous la dictature de Ben Ali. Mais ils n’étaient aucunement complices, pour l’écrasante majorité d’entre eux, du régime. Dans un régime totalitaire nous ne faisons pas que subir un régime de terreur, nous en devenons les complices et les acteurs. Les complices fanatisés ? Pour une petite minorité, oui, ravie par exemple de pouvoir casser des magasins juifs avant la guerre. Pour l’écrasante majorité, par résignation, par une soumission qui nous évite de penser. Parce que le régime totalitaire réussit le tour de force de priver les individus de leur liberté fondamentale de penser – celle qu’on exerce encore dans la solitude sur fond d’un monde commun. Sous un régime tyrannique, toute espérance politique dans la solitude n’est pas morte. Sous un régime totalitaire toute velléité de se singulariser dans un combat politique est éradiquée, et il n’y a même plus de solitude possible, car nous n’avons plus ni espérance ni conviction.
Écoutons H. Arendt :
L’élimination systématique de la conviction en tant que mobile de l’action est devenue un fait notoire depuis les grandes purges en Russie soviétique et dans les pays satellites. Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune.
Quelle était la conviction d’un Eichmann en exécutant des ordres de ses supérieurs ? Son procès, les réponses de l’accusé au questions du tribunal, le révèlent clairement, comme l’a mis en lumière H. Arendt : aucune. Et même aucune haine du Juif n’a motivé son action, pourtant à l’origine de la déportation et de la mort de centaines de milliers de Juifs. Eichmann a renoncé à penser, tout simplement.
H. Arendt s’appuie souvent sur Kant, qui distingue soigneusement connaître et penser, en lointain inspirateur de la phénoménologie. On peut être un bon savant ou un bon technicien sans penser. Or Kant a compris qu’il n’y avait de pensée possible que sur fond d’intersubjectivité. Il développe ce point dans la Critique du Jugement, par exemple au § 40, dont Hannah Arendt reprend souvent la formule : « Penser c’est être capable de se mettre à la place de tout autre » - ce sans quoi aucune visée de l’universel par la pensée n’est possible. Voilà une chose dont étaient incapables Eichmann, ou encore les avocats zélés des prévenus dans un procès stalinien.
Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune. Terrible formule, dont on peut saisir aussi la dramatique actualité. Car nous pouvons transformer la formule et écrire : le but de l’éducation dans un État ultra-capitaliste n’est pas d’inculquer des convictions mais de détruire la faculté d’en former aucune.

3.2. Le destin totalitaire du capitalisme
Souvenons-nous de remarque de H. Arendt que nous citions plus haut :
La désolation fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire (…) est étroitement liée au déracinement et à l’inutilité dont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle...
Le terme de masses, dit H. Arendt, s’applique seulement à des gens qui, soit à cause de leur simple nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun, qu’il s’agisse de partis politiques, de conseils municipaux, d’organisations professionnelles ou de syndicats. Les masses existent en puissance dans tous les pays et constituent la majorité de ces vastes couches de gens neutres et politiquement indifférents qui votent rarement et ne s’inscrivent jamais à aucun parti. (Système totalitaire, chap. 3).
Le capitalisme a détruit la politique – non par la violence et la terreur propres au régime stalinien et au régime nazi, mais en privant le peuple de cette liberté de penser qui peut s’exprimer dans l’espace public. Les dirigeants – européens en particulier – ne retiennent de l’avis du peuple, tel qu’il peut s’exprimer dans des votes, que celui qui peut correspondre à leurs attentes. On a vu comment, lors des discussions des Européens avec le gouvernement grec autour de la dette publique de la Grèce, en 2015, le vote du peuple grec a été totalement ignoré par les dirigeants européens. La démocratie est devenue toujours plus formelle, et de moins en moins réelle ; que ce soit en Europe ou bien en France, comme l’ont montré les dernières élections présidentielles, où le taux de votes blancs ou nuls n’a jamais été aussi élevé et où le taux d’abstention fut considérable.
Le politique a été détruit parce que le pouvoir politique est au service d’un pouvoir économique et financier. Et ce pouvoir politico-économique pénètre nos vies privées et nos pensées, non par la terreur comme sous les régimes stalinien ou hitlérien, mais insidieusement, par médias interposés, eux-mêmes totalement dépendants d’une oligarchie financière (il suffit de voir à qui appartiennent les médias les plus importants en France). C’est ce que met en évidence Noam Chomsky, avec Edward Herman, dans La fabrique du consentement. Je cite Noam Chomsky dans une interview au Monde diplomatique qui date d’août 2007 :
En exagérant un peu, dans les pays totalitaires, l’État décide de la ligne à suivre et chacun doit ensuite s’y conformer. Les sociétés démocratiques opèrent autrement. La « ligne » n’est jamais énoncée comme telle, elle est sous-entendue. On procède, en quelque sorte, au « lavage de cerveaux en liberté ». Et même les débats « passionnés » dans les grands médias se situent dans le cadre des paramètres implicites consentis, lesquels tiennent en lisière nombre de points de vue contraires.
Le propre d’un régime totalitaire est de pénétrer la vie privée pour la dissoudre. Nous croyons la préserver aujourd’hui dans nos sociétés libérales, alors même qu’elle est de plus en plus maigre et qu’on y cultive de moins en moins la solitude, le face à soi, et qu’elle devient transparente par exemple à travers les réseaux sociaux. Nos goûts, nos habitudes de consommation, nos orientations sexuelles, notre niveau de vie, etc. sont connus, via notre utilisation d’internet, de Google et autres moteurs de recherche, c’est-à-dire de géants économiques qui possèdent ces centres d’information névralgiques du web, et qui ont les moyens de nous manipuler pour être des consommateurs ad hoc, et de nous endormir pour les conforter dans leur position dominatrice et pour les enrichir.
Nous devenons des consommateurs dociles, des drogués du web, permettant à l’ordre économique existant de prospérer. Tout est fait pour que les individus soient isolés les uns des autres, afin qu’ils ne se retrouvent pas dans quelque combat commun contre l’ordre existant, tout en les privant des vertus de la solitude (et de l’ennui aussi) – chose parfaitement illustrée par cette utilisation que chacun fait de son téléphone portable dans les transports dits « en commun », ce qui l’isole de ses voisins, tout en lui laissant l’illusion de briser sa solitude en conversant sur les réseaux sociaux. Nous sommes par ailleurs de plus en empêchés de participer à des luttes sociales ou politiques (la dernière réforme du Code du travail en France vise bien à entraver toute lutte syndicale) ; et tout est fait - et là nous sommes bien en régime totalitaire et non plus seulement sous un régime despotique – pour que nous soyons en même temps satisfaits de notre sort.

3.3. La prétendue fatalité du capitalisme
Isolement et privation de solitude, ce sont les conditions réunies pour entrer, inconsciemment, en cet état de désolation qui nous prive et d’un monde commun où nous puissions nous exprimer publiquement et conduire une parole et une action politique, et de notre capacité de juger, de penser. Car « penser c’est juger », comme le rappelle Kant.
Cet isolement, nous le connaissons quand, vieux, nous sommes conduits dans des maisons de retraite, séparés du monde, parce que devenus inutiles, et quand, jeunes, nous sommes condamnés à accepter des emplois payés misérablement, dès lors qu’ils permettent de survivre, chacun dans notre coin, à tout moment susceptible de devenir chômeur ; mais nous ne pouvons nous plaindre de notre sort car, comme le prévenu dans un procès stalinien, nous sommes coupables de notre état, quoi que nous pensions, quoi que nous disions. Du moins, il convient de « penser » selon l’idéologie dominante, sous prétexte qu’il n’y a pas d’alternative. No alternative, disait Margaret Thatcher
Le propre des systèmes totalitaires, hitlérien et stalinien, était de prétendre servir une loi qui gouverne les hommes, et contre laquelle on ne saurait aller sans dommage prétendument pour soi-même et pour le monde, sans dommage en réalité pour une oligarchie qui tentait de conduire le monde selon sa volonté de puissance insensée.
« Il (le totalitarisme) prétend obéir rigoureusement et sans équivoque à ces lois de la Nature et de l’Histoire dont toutes les lois positives ont toujours été censées sortir », dit H. Arendt (Système totalitaire, chap. 3). La loi de la nature est celle de la sélection des races les plus fortes – selon une interprétation particulièrement réductrice de Darwin – du côté du nazisme ; et la loi de l’Histoire est celle qui doit amener le communisme et parachever la lutte des classes, selon une interprétation simplificatrice de Marx. Il s’agit alors d’éliminer ceux qui freinent l’avènement de la domination d’une race supérieure, dans un cas, et ceux qui freinent l’avènement du communisme, dans l’autre cas.
Nous voyons que le capitalisme actuel prétend aussi servir une loi qui s’impose à tous, la loi du profit, la loi du marché ; et nous ne pouvons la contrarier sans dommage prétendument pour nous-mêmes et pour le monde, sans dommage réel seulement pour une oligarchie qui tente de conduire le monde à son seul profit. Nous devons au contraire en accélérer le mouvement. Mais il ne s’agit même plus d’éliminer les opposants par la violence, comme sous le nazisme et le stalinisme, ils sont de fait nécessairement marginalisés par la loi du marché, dans notre capitalisme triomphant. Par contre il faut empêcher en effet qu’ils aient la possibilité de s’organiser derrière des partis politiques ou des mouvements sociaux anti-capitalistes. Éteindre toute conviction, en s’appuyant sur l’échec effectif des politiques marxistes de par le monde. Il y avait une alternative avant la chute du Mur de Berlin ; il n’y a plus d’alternative aujourd’hui. No alternative.
Autre point commun au système totalitaire et au système capitaliste laissé à lui-même sans frein, c’est que le pouvoir politique visible est au service de centres de pouvoirs moins visibles.
La seule règle sûre dans un État totalitaire est que plus les organes du gouvernement sont visibles, moins le pouvoir dont ils sont investis est grand ; que moins est connue l’existence d’une institution, plus celle-ci finira par s’avérer puissante - dit H. Arendt (Système totalitaire, chap 3). Or aujourd’hui le pouvoir réside davantage dans les lobbies (des industriels énergétiques ou des industriels agro-alimentaires...) faisant pression à Bruxelles ou à Strasbourg sur le Conseil ou le Parlement européens, et bien moins dans ces instances politiques visibles . Ou encore il réside plus, aux États-Unis, dans les lobbies industriels et militaires, ou dans la puissance occulte de grandes banques comme Goldmann Sachs, qu’à la Maison blanche.
À coup sûr, alors que les régime totalitaires, par la domination violente d’un parti a tué la démocratie, par quoi seule peut exister une vie politique, le capitalisme actuel, à travers le pouvoir politique et médiatique, l’a tuée en empêchant toute opinion pouvant aller contre sa domination de pouvoir émerger dans les esprits, par la manière même dont il distille l’illusion de sa fatalité, en aseptisant ainsi tout débat démocratique.
Moyennant quoi nous allons dans le mur. Car, il est un point commun aussi au totalitarisme hitlérien, stalinien et au capitalisme actuel, c’est leur essence suicidaire.

4. Conclusion. Désolation et privation de solidarité.

Je conclurai en ramenant le thème de la désolation à celui de la privation de la solidarité.
4.1. La mort de la solidarité.
Nous l’avons compris, sous un régime tyrannique, les liens de solidarité souterrains continuent d’exister. Il sont plus difficiles dans un régime totalitaire ; tout y est fait pour les éliminer. Quand on est incité à dénoncer l’un des membres de son entourage, si on le soupçonne d’être un ennemi de la cause du parti totalitaire, comme lors de la révolution culturelle en Chine, la solidarité la plus élémentaire, celle qui existe spontanément au sein d’une famille, est annihilée. Les liens de solidarité n’existent pas davantage entre les membres du parti totalitaire, et entre les cadres du parti au plus haut niveau.
H. Arendt remarque (Système totalitaire, chap 3) : « Le trait marquant des deux personnalités d’Hitler et de Staline leur interdisait de présider à quelque chose d’aussi opiniâtrement tenace et durable qu’une clique. (...) L’important est qu’il n’existe pas d’échanges entre les gens en place, ils n’ont entre eux aucun lien (...) pas même ceux qu’instaurerait la douteuse loyauté de gangsters ». Il y a plus de solidarité entre les membres d’une mafia qu’entre les agents d’un pouvoir totalitaire. En revanche, on voit quel état de désolation existe, par exemple, chez les radicaux islamistes, ennemis-miroir de monde capitaliste mondialisé. Les voici dans une dépendance totale à l’égard de leurs chefs qui s’en réfèrent à Allah, mais sans être nullement solidaires entre eux, puisqu’il ne s’agit pas de vivre ensemble, mais de mourir pour Allah ; et on meurt toujours seul. De même, les membres du parti nazi ou du parti communiste étaient sous la dépendance du seul Hitler ou du seul Staline, sans liens de solidarité entre eux.
Nous mesurons l’état de désolation dans lequel nous a jeté le mouvement insensé du capitalisme actuel, à la façon dont tout élan de solidarité est empêché. On songe en particulier à l’absence de solidarité à l’égard des migrants arrivant dans des conditions dramatiques en Europe et sur le sol français, qui est encouragée par l’État, puisque un acte de solidarité à leur égard devient même un délit. Le moindre camp de réfugiés ou de migrants, où la solidarité entre migrants ou celle de bénévoles y permet un début de vie décente, est systématiquement démantelé. Mais regardons plus simplement comment les indigènes que nous sommes vivons ensemble sur le sol de notre pays. Nous ne faisons même plus attention aux SDF, aux pauvres parmi les pauvres, dont le nombre augmente d’années en années, nous nous habituons...
Quelle solidarité aujourd’hui dans le monde l’entreprise, quand chacun tente de garder son emploi, dans une concurrence sauvage avec les autres employés ou salariés, quand chacun est sous pression, quand le cadre le plus zélé est susceptible d’être jeté au jour au lendemain comme un chien, après avoir subi les affres d’un burn out ? Bien sûr ne généralisons pas, et bien des entreprises gardent un visage humain, mais la tendance est bien celle-ci que les agents économiques soient sous la pression des actionnaires, que le pouvoir économique soit sous la dépendance du pouvoir des financiers - de la seule loi du profit - ce qui a pour effet de tuer la solidarité au travail, que ce soit entre cadres ou que ce soit entre employés ou ouvriers. Nous subissons la loi du capitalisme, tout en en devenant les complices, que nous soyons les bourreaux (en contribuant à des licenciements collectifs, en mettant des salariés dans des contions de travail toujours plus oppressantes), ou bien les victimes... qui peuvent être d’ailleurs des anciens bourreaux, comme des cadres supérieurs brutalement remerciés, et qui finissent SDF.

4.2. Solitude et solidarité.
Pour être solidaires, il faut que nous soyons en empathie, que nous partagions un tant soit peu la souffrance de l’autre, qu’elle nous affecte. Il faut que nous soyons capables d’introduire de la dualité en nous. Or pour introduire de la dualité en nous, il faut que nous soyons capables de solitude.
Pour être solidaire, il faut que quelque chose vienne me briser ; la souffrance de l’autre introduit cette « brisure » ; ou il faut qu’un événement dérangeant, pour ce qui me reste de discernement moral, introduise le doute en moi.
Or nous nous souvenons qu’H. Arendt disait que la solitude c’est d’être « deux-en-un ». Si je ne suis plus capable de solitude, qui introduit le dialogue de la pensée avec elle-même, je ne suis pas capable non plus de solidarité. La solitude est la condition de la pensée. Or penser c’est à être capable de se mettre à la place de tout autre, comme le dit H. Arendt reprenant la formule de Kant. J’aperçois en passant la famille syrienne qui mendie ; je peux la rejeter dans la sous-humanité, en m’efforçant de l’ignorer, ou bien j’arrête mon regard sur elle, je songe – solitairement – à la souffrance vécue et présente, à la lumière d’espoirs qui peut rester aux membres de cette famille pour un avenir meilleur sous d’autres cieux que celui que leur réservait le pays dévasté qu’ils ont quitté.
Nous vivons une période douloureuse, pour ne pas dire cauchemardesque, avec la désertification, au sens propre du terme, de la planète, avec la désertification, au sens figuré du terme, de l’humanité. « Le désert croît », disait Nietzsche, en évoquant l’avènement du nihilisme, dont il avait vu qu’il caractériserait les siècles à venir.
H. Arendt écrit (dans Qu’est-ce que la politique ?) :
Le danger consiste en ce que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous y sentions bien chez lui
Tant que nous souffrons, dans les conditions du désert, nous sommes encore humains, encore intacts.
Tant que nous souffrons, nous sommes capables de solidarité, de souffrir par l’autre et avec l’autre. Tant que nous souffrons de la situation imposée par la présente loi du capitalisme, la loi du profit, c’est que nous ne nous résignons pas, et que nous pensons encore.
Le déporté qu’un régime totalitaire tente de déshumaniser de part en part se retrouve dans état de désolation totale, ou quasi totale ; et sa souffrance est extrême. Mais comme le montrent bien les récits de Primo Levi ou Robert Antelme, le refus obstiné de l’inhumanité de leur état subsiste, lequel s’exprime, entre autres, par des gestes de solidarité minimale avec les autres déportés. « Mieux vaut encore subir l’injustice que jamais la commettre », disait Platon (dans le Gorgias). Le bourreau a plus vite fait de cesser de penser que la victime.
Le migrant souffre. Notre incapacité de l’accueillir, notre insensibilité, notre inhumanité font que nous sommes dans un état de désolation, quand le migrant, lui, connaît une solitude, non totalement privée d’une lueur d’espoir. Bien sûr, la façon dont ils se heurtent à l’inhospitalité du pays d’accueil et de son administration peut faire que leur solitude se transforme en désolation... Encore qu’il leur arrive de se suicider (quand le migrant reçoit, par exemple, un avis définitif d’expulsion et ne peut s’y dérober), preuve – terrible - qu’ils ne se sont jamais résignés. Le migrant est porteur d’avenir, celui qui le rejette à tout prix ferme ses propres portes à l’avenir.
Notre état de désolation fait que nous n’avons plus d’espérance en un avenir quelconque, plus de foi, plus de conviction ; que nous ne luttons plus. No alternative. No future. Nous sommes résignés à croire qu’il peut y avoir encore du bonheur dans le confort de notre vie privée, sans même plus savoir ce qu’est une vraie solitude, permettant d’accueillir une pensée. Mais quand la forêt brûle autour de nous, notre maison finit un jour ou l’autre par être atteinte aussi par le feu. La souffrance des autres finit par être la nôtre, et réveiller éventuellement une pensée, et... des actes de solidarité.
Dieu merci, un régime totalitaire échoue dans sa tentative d’avoir une emprise totale sur les esprits. Le nazisme, le stalinisme, le maoïsme n’ont pas empêché, dans la plus grande solitude, l’existence souterraine d’opposants, et des liens forts de solidarité parmi ces opposants. La chasse aux Juifs n’a pas empêché des « justes » de les cacher et de les protéger. Le régime totalitaire stalinien ou hitlérien restait tyrannique, en s’efforçant d’être totalitaire, sans pouvoir jamais l’être totalement. Le règne totalitaire du capitalisme, sans être tyrannique, et en sauvegardant les apparences de la démocratie, ne saurait réussir totalement non plus son emprise. Tant qu’il y a des hommes qui n’ont pas déserté l’humanité ou que l’humanité ne les a pas désertés. Tant qu’il restera des actes solidarité... La solidarité – l’humanité, la pensée – ou rien, oui.

Bernard Piettre, Châtenay-Malabry, le 18 octobre 2017


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