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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Vivre la fraternité

Le fils prodigue

Prédication de François Clavairoly

mercredi 18 octobre 2017, par :

Notre vie, notre pays ont besoin de fraternité, et pour cela il nous est demandé de vivre en bonne intelligence. La parabole du fils prodigue nous invite à l’intelligence : l’ainé ne comprend pas que le père s’occupe du cadet, un perdant qui cherche un refuge, un paria, un paumé, un homme sans ressources, un sdf, un réfugié même pas politique. Or chacun, quel qu’il soit et quoi qu’il ait fait, se trouve situé à équidistance de l’autre même le plus différent, de sorte qu’il est frère et que nous sommes frères et sœurs à jamais, avec en mémoire la promesse de la fête dont les échos joyeux et les musiques se rapprochent jour après jour...

Le récit de l’évangile que l’on nomme la parabole du fils prodigue nous invite à l’intelligence. Puis-je dire avec une certaine audace que le message de l’évangile n’est pas celui d’une morale, comme on le croit parfois, mais celui d’un appel à l’intelligence ? Puis-je dire d’emblée que croire c’est penser, comme l’écrit Ricœur, c’est-à-dire prendre au sérieux et avec confiance la vie, ce monde et son malheur, pour ne pas s’y conformer, pour ne pas y ajouter encore notre renoncement à l’intelligence, mais pour la traverser et viser les rivages d’une fraternité réconciliée ?

Le Christ nous propose donc d’être intelligents, frères et sœurs. Il suggère même que la fraternité nous oblige, un peu comme l’énonce l’expression française « noblesse oblige » .

Notre vie, notre pays ont besoin de fraternité, et pour cela il nous est demandé de vivre en bonne intelligence. Et voici comment.

Le récit raconte l’histoire de deux frères en recherche, à l’image de nos recherches personnelles, à l’image de nos itinéraires parfois tortueux, à l’image de nos vies fragiles, parfois compliquées, parfois blessées : l’un, le plus jeune, quitte la maison, l’autre, l’aîné n’a jamais cessé d’y travailler. Au retour du prodigue, au retour de celui qui a gaspillé son héritage et qui ne peut plus rien revendiquer, l’aîné se met en colère. Il n’a jamais désobéi, il a été conforme, il est resté à son poste, il a toujours travaillé. Et il prend très mal que l’on s’occupe de ce déviant, il ne comprend pas que l’on s’apprête même à organiser une fête, il ne peut pas partager la joie qui s’exprime déjà : celle du père qui retrouve un fils perdu. Il ne comprend pas, lui qui n’a rien perdu, justement, lui qui ne s’est jamais perdu, lui qui croit qu’il ne s’est jamais perdu, puisqu’il est resté fidèle, que son père coure aux devants du fils prodigue et le prenne dans ses bras, l’accueille et le pardonne, et lui offre sa grâce, avant même que le cadet ait le temps de reconnaître quoi que ce soit, avant même qu’il ait demandé pardon, avant même qu’il ne balbutie quelque confession des péchés ! Il ne comprend pas que l’on s’occupe d’un perdant, de quelqu’un qui cherche un refuge, d’un paria, d’un paumé, d’un homme sans ressources, d’un sdf, d’un réfugié même pas politique. Il ne comprend pas que la vie n’est pas la vie sans les risques de la vie, sans les blessures, sans l’audace de l’aventure, sans la douleur de la perte et de la solitude, sans la mort, même, sans le remord, sans le courage pleuré d’un retour et sans l’immense joie des retrouvailles. Il ne veut pas entrer dans la maison ni participer à la fête, non pas tant par jalousie que parce qu’il pense être lui seul dans son droit, et peut-être aussi par manque de confiance dans son père dont il pense qu’il va se laisser attendrir au lieu d’être juste. Il s’exclue, ce fils aîné si sûr de lui, et s’excommunie lui-même de la vie promise et de la joie partagée, en niant la fraternité et refusant la main tendue qui l’invite à entrer. Sa vie est sans vie, en vérité, et comme cadenassée. Sans spiritualité et sans souffle. En croyant être bien mieux que ce frère perdu, ce frère insupportable, ce frère qui a bien des torts, l’aîné ne règle pas la question de la fraternité, il y ajoute seulement sa propre souffrance intérieure.

Il se tourne sur lui-même,
incurvatus in se , recourbé en soi, comme disait Luther pour désigner l’homme pécheur, et ne regarde qu’à sa propre vérité, qu’à son mérite supposé, qu’à sa raison, comme l’a fait Caïn, jadis, oubliant l’existence même du frère et n’apportant que sa rancœur au problème bien réel de ce frère perdu. Il est autocentré alors que le père l’invite à s’ouvrir et reconnaître enfin l’autre différent, le frère qu’il ne connaît plus, qu’il ne veut plus reconnaître comme tel quand il le nomme ainsi en s’adressant à son Père : « ton fils que voilà » , comme s’il s’agissait d’un inconnu. Tout pourrait s’arrêter là, aujourd’hui. Et le récit, et l’enseignement du Christ, tout pourrait se terminer, comme le récit d’une nouvelle bien écrite, sur l’évocation d’une porte ouverte et d’une main tendue par le Père, sur le geste d’une invitation qui attend sa réponse, sur le sentiment d’une colère à peine contenue et sur la description suggérée des préparatifs et des bruits lointains d’une fête incomplète.

Une bonne nouvelle, malgré le ton lucide et réaliste de ce texte, est cependant à l’ordre du jour. Le message se reçoit, en effet, comme en secret, comme en cachette, dans la forme même du récit, et il travaille notre intelligence, il fait en sorte que nous sachions être intelligent, c’est-à-dire que nous lisions entre les lignes, étymologiquement : le lecteur attentif que nous sommes ce matin, attend une conclusion, mais qui n’est pas écrite. Et c’est ici un message de joie pour ce jour de culte.

L’absence de conclusion intrigue, mais en vérité elle suggère à l’intelligence du lecteur de poursuivre. Elle incite à ne pas s’en tenir là, à inventer la suite, à oser écrire les pages encore inconnues d’une joie toujours possible et d’une fraternité toujours recommencée : il s’agit pour le lecteur, l’auditeur, de saisir que le frère ou la sœur que l’on ne veut pas voir sera pourtant encore là demain, dans la maison, et même après-demain, et que la vie ne s’arrête pas soudain parce qu’on a décidé de se fâcher. Que la colère de ce jour ne peut s’éterniser. Vous ne pouvez être sans arrêt en colère, suggère le récit. Il faut aussi réfléchir et penser. Il faut être intelligent. Et tenir les promesses inaccomplies que la parabole invite à vivre.

Dans la cité de Bordeaux, au travers des différentes responsabilités citoyennes, dans le champ immense d’une humanité fraternelle, chacune et chacun est attendu, afin de poursuivre l’élan de cette parabole, afin de donner souffle à la société qui en manque parfois, afin de donner du souffle à la République. Une République qui ne reconnaît aucun culte, bien évidemment, mais qui les connaît tous, et au sein de laquelle le chrétien peut assumer la vocation de rester vigie, vigie de la fraternité, comme cela a été dit récemment, et surtout sentinelle de l’évangile. Une société où les chrétiens accomplissent cette belle vocation, celle d’entendre la colère de tous les aînés, mais aussi de ne pas en nourrir l’orage et surtout de la conduire à sa fin et son apaisement par l’écoute et l’accompagnement, par le regard bienveillant, par la réflexion, par la méditation, par le silence, par la prière.

Rien ne sert en effet de culpabiliser, rien de ne sert de condamner à notre tour l’aîné comme l’aîné condamnait le prodigue. La porte reste ouverte, toujours, la fraternité est possible, elle est toujours à recommencer, demain, après-demain, plus tard s’il le faut. A l’image de l’histoire de Caïn et Abel, souvenez-vous, une histoire placée au début de la bible, comme pour suggérer qu’une suite est toujours possible, y compris après que le pire a été commis, pour dire qu’une promesse y est contenue, la promesse d’une histoire à vivre, la promesse d’une fraternité sans cesse recommencée.

Là aussi, chez l’un des frères, se développe un sentiment d’incompréhension puis d’injustice et, finalement, de colère. Nos vies sont ainsi marquées par un tel malaise, par ce « quelque chose qui ne va pas », par le fait que « tout ne va pas bien », qu’il y a des personnes, des événements, des situations qui dérangent, qu’il y a toujours un autre différent qui perturbe nos existences, nos façons de voir et nos certitudes établies. La fraternité est mise à l’épreuve depuis son origine, c’est ainsi, elle est éprouvée, la famille y est mise en danger, la cité des hommes mise en péril, et la tragédie est là.

Deux frères, là encore, deux hommes à égalité sont amenés à vivre une rivalité. Mais devant le sentiment d’injustice, tout s’effondre- t-il ? Le discernement, l’intelligence, la délibération, la raison ? A cause de ce sentiment, faut-il passer à l’acte sans le truchement de la parole et devenir extrémiste ?

Faut-il rester dans la confrontation, supprimer l’autre différent, excommunier et refuser la fraternité ?

L’une des pistes pour trouver quelque réponse à ces questions est de saisir comme le suggère l’évangile que notre identité n’est pas fondée dans notre capacité à justifier notre vie par une performance ou par une offrande, comme Caïn s’en inquiétait jadis au point de tuer son frère ou encore par l’accomplissement impeccable d’un travail tout au long de la vie comme le croit l’aîné de la parabole. Notre identité ne se fonde pas dans la prétention à une autonomie que nous revendiquerions tel un héros nietzschéen, mais en Christ seul.

La parabole alerte et met ainsi en garde contre le fondamentalisme et contre les revendications identitaires qui, sous couvert d’autojustification, excommunient, humilient et parfois même tuent, au nom de la quête désespérée d’une reconnaissance par Dieu, une quête devenant agressive car peu confiante.

Dans cette perspective, et dans la ligne de ce que la Réforme a rappelé sereinement, je crois que nous pouvons affirmer justement que la foi est confiance, et qu’elle appelle à la fraternité. La foi n’est pas obscure, revancharde, méchante, mais elle se tient du côté de la confiance, de l’intelligence critique et du discernement de ce qui advient. Croire, c’est ouvrir son intelligence. Contrairement à Caïn pour qui croire en revient toujours à se justifier devant les autres et devant Dieu y compris par la force et donc toujours à se comparer, à être en compétition, et finalement à haïr.

Croire et penser, la prière et l’intelligence, la conviction et la réflexion, fides et ratio , la foi et la raison, les deux sœurs jumelles qui se chamaillent depuis l’origine des temps, même si elles se déchirent parfois, sont donc ici, à vrai dire, inséparables en nos cœurs.

L’identité chrétienne est bien inscrite en Christ et non en nous-même. Elle est délibérément décentrée : l’identité est en Christ, de sorte que chacun, quel qu’il soit et quoi qu’il ait fait, se trouve situé à équidistance de l’autre même le plus différent, de sorte qu’il est frère et que nous sommes frères et sœurs à jamais. L’identité chrétienne est délibérément fraternelle, car elle accepte l’altérité. Et la parabole peut alors reprendre vie, peu à peu, dans nos vies mêmes, avec en mémoire la promesse de la fête dont les échos joyeux et les musiques se rapprochent jour après jour. Amen


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