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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Adresses à François Hollande

Les œuvres : un paradoxe protestant ?

mardi 12 avril 2016, par :

Le 13 avril, deux événements se tiendront à Paris : le dévoilement d’une plaque "en hommage aux victimes du massacre de la Saint-Barthélemy", et François Hollande recevra le protestantisme "pour les œuvres et les engagements citoyens du protestantisme français". A cette occasion, qu’avez-vous à lui dire...

Monsieur le Président,
Vous nous accueillez chez vous pour célébrer les œuvres du protestantisme français. Croyez bien que vous pouvez compter sur notre orgueil pour ne pas décliner l’honneur qui nous est fait ! Mais vous avouerez qu’il y a quelque paradoxe à honorer les œuvres d’une religion dont l’intuition fondatrice est que nos œuvres ne nous sauveront pas, mais la foi seule. Permettez-moi d’évoquer avec vous les circonstances qui ont mis un obscur moine de Wittenberg sur la piste de la justification par la foi seule, et ce que cela implique selon moi pour la compréhension protestante des œuvres.
La justification par la foi seule, c’est une manière de répondre à la question : « Qu’est-ce qui me rapproche de Dieu ? » Est-ce quelque chose que je fais, ou que du moins je pourrais faire, si j’en avais le courage ? Du temps de Luther, les choses étaient simples : « Maître, que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? » « Si tu veux être parfait, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans les cieux. Puis viens, suis-moi ! » (Mt 19, 16-22). Au Moyen-âge, celui qui veut s’assurer du salut de son âme est invité à renoncer au monde pour entrer au monastère, y multiplier les confessions, les jeûnes et les mortifications.
C’est ce que Martin Luther fit lui-même en 1505. Au retour d’un voyage, il est pris dans un orage. La foudre, qui tombe non loin de lui, le remplit d’effroi. Il s’écrie : « Aide-moi, sainte Anne, je me ferai moine ! » Son serment, qu’il respectera immédiatement, était motivé par la peur moyenâgeuse de mourir en état de péché et de manquer sa chance d’aller au Paradis. Cette angoisse du salut empoisonnera le jeune moine pendant des années précédant la Réforme. Ne peut-on pas faire davantage ? Croyant sincère mais également lucide, Luther connaissait les renaissances du péché pour les avoir senties en lui maintes fois. Les « bonnes œuvres », il les a toutes respectées avec un grand zèle : les jeûnes, les mortifications, les confessions réitérées… Mais quel pénitent, même sincère, peut croire qu’il a curé dans la confession tout le mal de son cœur, sans en omettre la plus petite scorie ? Il est terrifié à l’idée qu’il ne soit pas « justifié » devant Dieu, c’est-à-dire que Dieu le rejette et le tienne pour injuste et indigne à ses yeux. L’Enfer n’est pas pour lui une flamme mais la terreur que le Dieu rejette l’homme.
Quinze ans plus tard, lorsqu’il fait paraître La liberté du chrétien, Luther sait mieux ce qu’il y a de faussé dans cette surenchère par les œuvres. Celles-ci nous laissent croire que nous pouvons participer à notre propre salut, que nous pouvons le mériter. « Que dois-je faire de bon pour avoir la vie éternelle ? », demande le jeune homme riche. « La vie éternelle » : voici l’ultime bien qu’il n’a pas, mais qui doit bien pouvoir s’acheter aussi, certes non pas par une monnaie sonnante et trébuchante, mais par la monnaie de la piété et des œuvres. C’est là ce que « je » puis « faire » et dont je pourrai me prévaloir jusqu’au devant du jugement de Dieu : « Vois, Seigneur, je n’ai pas démérité ; non, j’ai été un homme de mérite — l’homme du mérite — et maintenant si tu es juste tu dois me donner vie éternelle au nom de ce que j’ai dû faire. » Échange de bons procédés, théologie commerciale.
Or la justice de Dieu n’est pas ce jugement de Dieu qui faisait trembler Luther de terreur et que nul ne peut soutenir. La justice de Dieu est l’acte par lequel Dieu nous rend juste. C’est cet acte, et non pas quelque action de notre part, qui nous justifie. Croire en l’Évangile n’est pas croire une condamnation, mais croire en une promesse qui nous est faite. La promesse que Dieu ne nous juge pas, qu’il ne nous condamne pas, mais qu’il nous aime. Nous ployons comme la femme adultère face à la pierre qui devrait nous frapper au visage, et qui pourtant n’est pas lancée. Au contraire, voilà que nous sommes relevés par Jésus, ce petit prophète juif arrivé de Nazareth. Il ne nous condamne pas, il ne retient pas contre nous, il nous rend simplement notre liberté.
Dieu nous a libérés de nos identités sociales, sexuelles, et même religieuses. Il n’y a plus ni Français ni étranger, ni migrant ni mieux loti, ni homosexuel ni hétérosexuel, ni chrétien ni musulman ; ou plutôt, nous sommes tous étrangers, tous mal lotis, réfugiés entre deux terres, tous gays ou transsexuels, tous musulmans. Nous sommes libérés de ce que nous avons à être pour que nous puissions enfin aimer à notre tour. Et c’est dans ce même esprit de détachement et de déprise vis-à-vis du quant à soi que les chrétiens protestants envisagent les œuvres. Car il faut bien qu’il y ait des œuvres. C’est qu’il faut bien agir, monsieur le Président, cela n’est pas de notre faute ; quand quelqu’un vous a aimé comme cela, comprenez-vous, c’est comme un chant qui vous brûle les lèvres. Cet amour-là, pardonnez-moi monsieur le Président, mais cet amour-là des fois il faut que ça sorte. Mais ces œuvres, grandes ou petites, elles ne sont pas qui nous sommes. Elles ne nous forment pas une identité dont nous pourrions nous prévaloir. Elles ne sont pas nos représentants, elles ne portent pas notre parole davantage que ne le ferait un cri de joie. Elles sont des enfants de l’amour, que l’on nourrit pour qu’ils puissent vivre de leur vie propre.
Nous entendons avec émotion votre hommage gracieux ; toutefois gardons-nous de croire que par nous, par les plus grands d’entre nous surtout, quelque chose du travail de Dieu se fasse. Ce n’est pas par une humilité affectée que je m’exprime ainsi, mais parce que je crois que le meilleur des actes est encore pris dans une ambiguïté et une ambivalence qui sont les limites même de notre condition. La parole qui se veut la plus sainte est encore une parole humaine et donc profondément marquée par le péché. Cette obscurité est celle de notre Dieu lui-même : un Dieu qui ne se montre pas dans sa majesté et dans sa gloire, mais cloué sur une croix avec les voleurs et les brigands. Il demeure suffisamment obscur pour que nulle religion ne puisse prétendre détenir la vérité à l’exclusion des autres. Ainsi, notre action en son nom ne peut pas se départir des mêmes doutes et rebours qui sont le lot d’une foi chrétienne.
Il y aura encore bien des actes à poser, et de ce point de vue l’histoire ne nous oubliera pas en matière de responsabilités civiques et républicaines. Quelle conduite pourrons-nous adopter dans les mois et les années qui se préparent ? Notre conviction que le christianisme touche à une vérité profonde n’a pas à disparaître. L’acte de foi par lequel nous plaçons notre confiance en Jésus Christ ne nous rend que plus conscient de la faiblesse de nos institutions faites de mains d’hommes, de nos temples dans lesquels Dieu n’habite pas, sinon sous la forme d’une nuée qui le masque autant qu’elle le manifeste. Mais c’est bien avec nos républiques et nos temples que nous nous mettrons joyeusement à l’ouvrage, tant qu’il y a aura des œuvres à faire, des migrants à accueillir, des pauvres à nourrir, des homosexuels à marier !
Veuillez agréer, monsieur le Président, l’expression de mes salutations fraternelles.
Kévin Buton-Maquet.


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