Les thèses de l’ami Marc Frédéric Muller sur le mariage pour tous comportent probablement des points pertinents et d’autres contestables, c’est à voir, mais l’un d’entre eux, en tout cas, ne me paraît pas soutenable. C’est celui qui fait dès l’abord argument de la validité intangible d’une « anthropologie biblique » :
La définition de l’être humain dans une structure dialogique ontologique repose d’abord sur le projet créateur de Dieu qui crée l’humain à son image ; elle se prolonge dans la conception de chaque individu par une femme et un homme, sexuellement différenciés, qui sont des vis-à-vis l’un pour l’autre. La dimension dialogique de l’existence humaine se déploie ensuite à travers une infinité de variations dans les relations interpersonnelles, communautaires et sociales. (M. F. Muller, thèse 2)
Ce texte passe à côté de la structure dissymétrique des relations dont il fait état, ce qui, à mon sens, lui ôte tout intérêt en tant qu’argument lorsqu’il s’agit d’établir une valeur « ontologique » au mariage d’êtres humains partageant, comme aujourd’hui chez nous, un même statut anthropologique. Dans la Bible, l’homme et la femme ne partagent pas ce statut-là.
Il ne faut pas, en effet, faire de contresens sur le lien qui unit, selon les Écritures, l’homme et la femme dans le couple. Dans le récit biblique, de même que l’être humain n’est image de Dieu que comme réalité seconde, ne tenant sa validité que par rapport à une réalité première, de même, la femme est, par rapport à l’homme, un vis-à-vis dépendant.
Ainsi, par exemple, l’expression hébraïque kenègdo employée pour préciser la relation que la première femme entretiendra avec le premier homme (Genèse 2, 20 ; littéralement : « comme devant lui »), et traduite souvent par « vis-à-vis » ou « semblable à lui », n’évoque pas en réalité l’attitude qui consisterait pour l’un et l’autre à se regarder face à face et droit dans les yeux, en partenaires égaux, mais plutôt le lien de loyauté réciproque qui unit un seigneur et son vassal ou un maître et son fidèle serviteur. Pour la culture considérée, ces distinctions, liées à des ordres distincts constitutifs de l’humanité, sont tout autant « ontologiques » que la différenciation sexuée (pour autant que ce terme d’ontologie ait quelque correspondance avec ceux qui s’expriment dans la Bible). Ce n’est pas un hasard si le récit biblique fait sortir Ève d’Adam et non l’inverse (ce qui serait pourtant conforme à la nature !) car elle est de second ordre, elle qui « dé-pend » de son homme.
La première conséquence de ce statut « anthropologique » de la femme, c’est que les petits qu’elle enfante sont les fils et les filles de son mari plutôt que les siens.
Telle est la structure dialogique dans laquelle homme et femme se trouvent réunis dans les textes bibliques, y compris très largement dans le Nouveau Testament. Cela illustre simplement le fait qu’ils ont été écrits dans le cadre de civilisations impériales, asiatiques et antiques qui privilégiaient des relations contractuelles de type hiérarchique validées par le divin. Dans ces sociétés comme dans d’autres plus anciennes, c’est bien connu, la femme n’est pas totalement sujet, elle est valeur d’échange et signe d’alliance entre les hommes. C’est pourquoi, par exemple, la Loi donnée à Moïse au Sinaï s’adresse aux hommes, pas aux femmes. Elles n’ont qu’à suivre.
Alors veut-on faire une loi intangible, « ontologique », de conceptions anthropologiques situées et datées ? La révélation implique-t-elle que les croyants d’ici et d’aujourd’hui, hommes et femmes, aient à vivre « à l’antique » ? Doivent-ils sacraliser des traditions orientales qui leur sont devenues étrangères ? Je crois plutôt que, pour prendre une image, ce n’est pas seulement d’un point de vue linguistique que les Écritures nous disent leurs vérités dans une autre langue que la nôtre, et que celle-ci reste à traduire dans notre propre langue.
Ainsi, pour moi, et justement d’un point de vue anthropologique, ce que rate le texte de M. F. Muller sur ce point, c’est l’irruption de cette égalité inédite de statut que les femmes ont peu ou prou conquise dans nos sociétés. Or c’est sans doute parce que le couple devient alors une union civile entre égaux que, les anciennes règles devenant par suite caduques, la question de l’union civile entre semblables en est arrivée à se poser elle aussi aujourd’hui. Même si, pour être honnête, cette question m’embarrasse, je la crois légitime.
Jean Alexandre