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Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

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Article publié

Economie et personnalisme

dimanche 27 mars 2011, par :

La pensée personnaliste, née dans les années 1930 en France, peut nous aider à comprendre la situation économique qui est la notre. A partir, du concept de personne, de la critique du capitalisme et du marxisme, cette pensée nous aide à fonder une critique morale du primat de l’économique sur notre société. (Ce texte de Mathieu Gervais a été présenté lors de la Commune théologique de Montmartre le 14 mars. Prochain rendez-vous le jeudi 5 mai à 19h à La Maison verte 127 rue Marcadet Paris 18).

Economie et personnalisme

« Le désordre nous choque moins que l’injustice. Ce que nous combattons ce n’est pas une cité inconfortable, c’est une cité mauvaise. » « Le spirituel commande le politique et l’économique. L’esprit doit garder l’initiative et la maîtrise de ses buts, qui vont à l’homme par-dessus l’homme, et non pas au bien-être. »

Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance, Le Seuil, 2000, p.42-43.

Un peu plus de trois ans après le début de la crise économique où en sommes-nous ? Les critiques ont-elles porté ? Le système est-il réformé ? Le capitalisme libéral dépassé ? La finance moralisée ? D’après le Wall Street Journal, les traders américains ont touché plus de 140 milliards de dollars de bonus en 2010, un record. En France, les entreprises du CAC 40 ont vu leur chiffre d’affaire bondir de 83% en 2010, rattrapant leur niveau d’avant la crise. Total a passé la barre des dix milliards d’euros de profit, la moitié a été versée aux actionnaires. Alors, derrière nous la crise ? Pas sûr… En France 9% de la population active est au chômage, 8 millions de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, soit autant qu’il y a dix ans selon l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES). En Grande-Bretagne le gouvernement prend des mesures : « les chômeurs devront travailler bénévolement, sous peine de ne plus percevoir leurs allocations » peut-on lire dans la revue XXI de cet hiver… En 1932, trois ans après le krach boursier de 1929, Emmanuel Mounier et ses amis font paraître le premier numéro de la revue Esprit, emblème d’un mouvement de pensée nouveau : le personnalisme. C’est alors une époque tourmentée, coincée entre deux guerres mondiales, occupée avec une crise économique, troublée par la montée du fascisme et l’autoritarisme en URSS. Comment ces jeunes intellectuels, non-conformistes, envisagent-ils l’économie ? Comment leurs réflexions arrivent-elles jusqu’à nous ? Cet article sera l’occasion de montrer l’actualité de cette pensée, sa pertinence pour penser notre société et la place de l’économie en son sein. Il s’agira de se donner les moyens intellectuels plus que techniques pour légitimer une critique morale (au nom de l’éthique, de la philosophie ou de la religion) de l’économie aujourd’hui. Le personnalisme est un mouvement divers mais nous nous concentrerons principalement sur les écrits d’Emmanuel Mounier sa figure la plus significative.

Le personnalisme : le primat de la personne

  « Nous appelons personnaliste toute doctrine, toute civilisation affirmant le primat de la personne humaine sur les nécessités matérielles et sur les appareils collectifs qui soutiennent son développement. » (Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme)
  « Le personnalisme est une philosophie, il n’est pas un système. […] son affirmation centrale est l’existence de personnes libres et créatrices ». (Emmanuel Mounier, Le personnalisme)
  « La personne n’est pas le plus merveilleux objet du monde, un objet que nous connaîtrions du dehors, comme les autres. Elle est la seule réalité que nous connaissions et que nous fassions en même temps du dedans. Présente partout, elle n’est donnée nulle part. » (Emmanuel Mounier, Le personnalisme)

Le personnalisme pose le primat de la personne humaine et en fait le cœur, la source de toutes ses réflexions. Fortement inspiré par le catholicisme, c’est une pensée de l’incarnation qui pose le problème des relations entre le matériel et le spirituel dans le monde et dans le propre corps de l’homme. Dans un monde traumatisé par les horreurs de la première guerre mondiale et confronté à la montée des autoritarismes fascistes et soviétiques, le personnalisme se préoccupe de la personne en tant que lieu de la liberté. Il s’agit d’affirmer cette liberté, de la préserver de tous les déterminismes, de toutes les manipulations, qu’il s’agisse de « nécessités matérielles » ou « d’appareils collectifs ». Cette centralité de la personne humaine définit par son intégrité et sa capacité à créer interdit au personnalisme de devenir un système définitif. C’est pourquoi il se définit comme une philosophie et se défie de tous les systèmes, de toutes les catégories trop abstraites. A cette époque où la pensée politique est largement travaillée par le fascisme et le communisme, ce refus de la systématisation est déjà un parti-pris fort. Ce parti-pris est renforcé par l’affirmation de cette philosophie comme étant aussi une quête existentielle. La personne est une réalité qui se connaît en même temps qu’elle se fait, d’où l’importance de l’engagement dans ce moment, de l’agir, de la praxis. Cette façon de construire la personne comme réalité première s’oppose sciemment à l’individualisme, refuse toute réduction de la personne à un objet.

Critique de l’individu

  « L’individu c’est la dissolution de la personne dans la matière » (Emmanuel Mounier, Le personnalisme)
  « Homme artificiel, l’homme de l’individualisme, support sans contenu d’une liberté sans orientation. Homme artificiel, le citoyen sans pouvoir qui élit à côté des pouvoirs les hommes qui vendront le pouvoir. Homme artificiel, l’individu économique du capitalisme, main et mâchoire, comme dans Picasso. » (Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance)
  « L’individualisme a mis en place de la personne une abstraction juridique sans attaches, sans étoffe, sans entourage, sans poésie, interchangeable, livrée aux premières forces venues. Le capitalisme est survenu à ce non-être avec sa mesure monotone, l’argent, ses sentiments tout faits, ses idées toutes faites, sa presse toute faite, son éducation toute faite, son juridisme de caserne, et sous le masque des vieux idéaux, il a poussé l’anarchie jusqu’à la pire tyrannie, la tyrannie anonyme qui soude un magma d’âmes sans couleur et sans résistance. » (Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance)

L’affirmation du primat de la personne est donc une critique claire de l’individualisme. L’individualisme est compris comme la réduction de l’homme à sa dimension matérielle, c’est son artificialisation, sa réification. L’individu est une chose, un objet. Selon le personnalisme, c’est cette réduction de la personne à l’individu qui permet au capitalisme de s’imposer, d’exister. Le fordisme se base par exemple sur l’interchangeabilité des individus, sur l’utilisation de l’homme en tant qu’objet. Le capitalisme permet de délier le travail et le capital, au milieu desquels il met le salaire. La richesse devient quelque chose d’abstrait, la possession d’argent qui n’est plus liée à un travail. Ce mouvement déresponsabilise les individus en même temps qu’il artificialise leur capacité de création : ils ne sont pas responsable des fruits de leur travail, ils n’en ont plus l’initiative. Le capitalisme met alors en place une communauté d’individus, abstractions matérielles qui ne sont mues que par des intérêts égoïstes et sont condamnées à être étrangers à eux-mêmes comme aux autres. Ce système définit donc l’homme de façon abstraite et réductrice et se constitue à la mesure de cette abstraction, d’une façon stéréotypée, préfabriquée : avec « ses sentiments tout faits, ses idées toutes faites, sa presse toute faite, son éducation toute faite ». En prenant pour centre un individu stéréotypé, déshumanisé, la société se constitue en système stéréotypé.

Mais la critique de l’individualisme n’est pas seulement une critique du capitalisme, c’est aussi une critique du marxisme. Emmanuel Mounier développe dans son Manifeste au service du personnalisme toute une critique de l’humanisme marxiste, de sa volonté de créer un homme nouveau. Cette critique est aussi largement présente chez Jacques Maritain dans son livre Humanisme intégral. Au fond, nous disent ces auteurs, les marxistes comme les capitalistes considèrent l’homme dans sa seul matérialité, comme un individu. L’enjeu pour les marxistes, est d’en faire l’acteur de la dialectique historique, mais pas un acteur autonome, un acteur qui soit en phase, en symbiose avec l’être collectif, le groupe, l’Etat. L’homme nouveau est celui qui assume sa soumission à la matière pour s’émanciper grâce au collectif dans la dialectique historique. C’est selon le marxisme –relu par le personnalisme- la seule façon d’influer sur la condition humaine définit de façon stricte par le rapport des forces matérielles et donc l’économie. Le marxisme serait alors un outil précieux de la critique de l’économie mais un projet dangereux car il refuse de prendre en compte l’homme au-delà des forces matérielles, dans sa spiritualité. A cette vision du capitalisme et du marxisme le personnalisme oppose la personne comme réalité irréductible : « on ne totalise pas un monde de personnes » (Mounier, Le personnalisme). On sent ici toute la force de la défiance du personnalisme envers la systématisation jugée suspecte par ce qu’elle mène à ce qu’on appelle alors la totalisation et pas encore le totalitarisme. Le personnalisme pose face à cela le primat du spirituel sur le matériel, de la liberté sur les déterminismes, de la personne sur l’individu.

Critique du primat de l’économique

  « Le primat de l’économique est un désordre historique dont il faut sortir » (Emmanuel Mounier, Le personnalisme)
  « L’importance exorbitante prise aujourd’hui par le problème économique dans les préoccupations de tous est le signe d’une maladie sociale. L’organisme économique a brusquement proliféré à la fin du 18e siècle, et comme un cancer il a bouleversé ou étouffé le reste de l’organisme humain. » (Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme) La critique de l’individualisme amène une critique de la place que prend l’économique dans la société. Pour le personnalisme, il y a une correspondance directe entre une vision matérielle et réductrice de l’homme – l’individu – et une vision matérielle et réductrice de la société, centrée sur les relations économiques. Cette vision est datée historiquement par Mounier et représente pour lui l’exception plus que la règle, « un désordre historique », « une maladie sociale ».

L’économie n’est pas pour autant dévaluée, marginalisée par les personnalistes, au contraire Mounier affirme qu’« on ne guérira l’économique qu’avec l’économique ». Et paraphrasant Péguy qui disait que « la Révolution sera morale ou ne sera pas », il affirme « la révolution morale sera économique ou ne sera pas ; la révolution économique sera morale ou ne sera rien. » Le projet personnaliste est alors construit aussi comme un projet économique.

Les grands principes de l’économie personnaliste

  « Une économie personnaliste règle le profit sur le service rendu dans la production, la production sur la consommation, et la consommation sur une éthique des besoins humains replacés dans la perspective totale de la personne » (Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme)
  « La circulation est une nécessité et l’accumulation une catastrophe » (Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme)

La vision économique telle que développée par Mounier se base sur la conception simple selon laquelle une économie saine consiste en un échange de biens et de services contre des biens et des services. Cette situation correspond en effet à un idéal où le spirituel (via la définition des besoins) commande à la consommation qui commande à la production qui en ce qu’elle répond à un besoin constitue en elle-même le profit. Cette situation correspond aussi à un idéal entre travail et profit, puisque c’est par son travail qu’on dégage du profit (qu’on rend service, qu’on répond à un besoin) pour autrui, profit qu’on échange contre un autre. On est ainsi responsable de son travail qui est directement lié au profit.

Dans la réalité, ce schéma est parasité par le principe – complètement aberrant pour Mounier- de fécondité de la monnaie. Le prêt à intérêt constitue pour lui une des racines de cette situation puisqu’il rend possible à l’argent de se produire elle-même. Le profit se trouve alors déconnecté du travail par le biais de l’intérêt. Les détenteurs du profit sont les détenteurs du capital qui s’aliène le travail contre un salaire. Cette distribution des rôles dépersonnalise le travail, sacralise le profit financier, déresponsabilise les personnes, et bloque la richesse qui se trouvant thésaurisée reste entre les mains de quelques-uns plutôt que de circuler au profit de tous.

Face à cette situation le personnalisme affirme quelques principes simples : le primat du travail sur le capital ; le primat de la responsabilité personnelle sur l’appareil anonyme ; le primat du service social sur le profit ; la construction d’une économie pluraliste - synthèse du libéralisme et du collectivisme (certains secteurs sont collectivisés, d’autres laissés libres). Plutôt que d’entrer dans les détails techniques de ces principes nous allons essayer d’illustrer la philosophie et la postérité de cette pensée à travers la façon dont elle articule nécessaire et superflu.

L’éthique des besoins et la redistribution, postérité de la pensée personnaliste

Le personnalisme postule le primat du spirituel sur le matériel, ce qui se décline au niveau économique par le primat d’une éthique des besoins sur la consommation, la production et le profit. Cette éthique des besoins est définit par Mounier comme un optimum entre épanouissement personnel et consommation. Cette façon de renverser la conception de l’économie d’une maximisation des profits à une maximisation de l’épanouissement n’est par sans rappeler les théories sur l’économie bouddhiste développées par Ernst Schumacher, célèbre économiste anglais et penseur de l’écologie. Toujours est-il que l’éthique des besoins définit un optimum. Selon Mounier« l’idéal de vie pour lequel nous devons lutter est un idéal de vivante pauvreté ou, si l’on préfère, de généreuse simplicité ; contre deux ennemis : la richesse et la misère ». Cette description de « généreuse simplicité » rappelle ou plutôt semble annoncer la pensée de la décroissance et le concept de simplicité volontaire, optimum entre besoins, épanouissement et soucis de préservation des ressources naturelles.

On remarque que cette éthique des besoins intègre le souci de se défaire de la misère. Emmanuel Mounier développe ici tout une réflexion autour du nécessaire. Ainsi, il reconnaît la nécessité d’assurer à tous les moyens de se propre subsistance mais pas seulement. Il faut aussi assurer à chacun les moyens de son épanouissement personnel, la possibilité de trouver sa vocation et de l’exercer. Il affirme que « le premier droit de la personne économique est donc un droit au minimum vital. Il exige l’institution d’un service public destiné à le satisfaire. » L’idée d’un droit au minimum vital rejoint là encore la pensée écologiste et l’idée contemporaine d’un revenu de vie garanti pour tous.

S’agissant de la lutte contre la misère, la pensée de Mounier s’appuie sur la théologie catholique pour se faire encore plus radicale. Selon lui, le miséreux a le droit et même le devoir de se saisir des ressources qui lui sont vitales, ces ressources sont à lui par le fait d’un droit naturel supérieur au droit des hommes. Cette supériorité d’un idéal de justice sur le droit, nous rappelle que la pensée de Mounier et des personnalistes est fortement influencé par le christianisme, et la vision d’un humanisme théocentrique construite entre autre par Maritain. C’est la transcendance qui permet de garantir un idéal incorruptible de justice et de liberté en postulant que l’homme a un créateur. L’homme n’étant pas le centre, les limites de sa justice, de son organisation sont réformables, critiquables au nom de la transcendance. Ainsi, le pauvre peut se saisir du bien du riche au nom du principe de justice. Edward Thomson, un historien britannique marxiste se saisira d’exemples similaires pour développer le concept d’économie morale, une économie dont les principes d’ordres moraux s’imposent, dans des situations limite, aux principes de l’économie classique.

Au-delà du nécessaire, de la simplicité, s’étend le domaine du superflu, et Mounier affirme qu’il existe un « superflu absolu » qui doit être redistribué par la communauté. La propriété privée de ce superflu quand des personnes manquent de tout est une injustice et alors, on peut affirmer avec les anarchistes et les pères fondateurs de l’Eglise (Mounier cite entre autre Saint Basil) que « la propriété c’est du vol ». Et ici, c’est le rôle de l’Etat de réclamer justice au nom du bien commun. Cette démonstration justifierait par exemple la saisie par l’Etat de tous les locaux vides des grandes métropoles pour qu’ils soient cédés à ceux qui en ont le besoin, revendication portée par nombre d’associations comme le Droit au Logement, ou Les enfants de Don Quichotte à Paris. Et les actions de squattage telles que celles menées par l’association Jeudi noir par exemple se trouve tout à fait légitimées dans cette perspective morale de la propriété.

Finalement, les principes d’une économie personnalistes visent à refonder des valeurs galvaudées par le capitalisme en les basant sur un système moral : « Les défenseurs du capitalisme et de son régime actuel de propriété tentent de persuader qu’ils défendent du même coup les valeurs de la propriété personnelle, d’initiative et de liberté responsable. Ils en sont en fait les ennemis directs et les font reculer chaque jour tout en maintenant l’illusion, comme ils maintiennent pour mieux masquer leurs opérations occultes, l’illusion de la souveraineté populaire. En fondant comme nous le faisons l’exigence d’une organisation partiellement collective de la propriété personnelle, nous en réclamons le retour dans un monde qui l’exproprie, nous revendiquons pour tous la maîtrise qui n’est plus aujourd’hui que le privilège de quelques-uns, en y ajoutant la responsabilité qu’ils ont oubliée. » (Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance)

Ici, le principe de propriété se trouve garanti pour tous contre l’expropriation, la propriété d’un minimum vital étant un droit essentiel à l’émancipation des personnes. Ces idées raisonnent de façon particulière à nos oreilles alors que la trêve hivernale se terminant les expulsions reprennent avec force. Cet exemple montre comment on peut sortir de la rhétorique faussée des valeurs qui seraient garanties par notre organisation sociale. En refondant moralement ces valeurs, et en posant le primat du spirituel, ces valeurs prennent un autre relief et ont de nombreuses implications.

Conclusion

Finalement, à travers la notion de personne, le personnalisme met en place toute une anthropologie qui s’oppose à l’individualisme, à une vision égoïste et exclusive de la nature humaine. Au contraire, la personne n’est personne que dans sa confrontation à l’altérité. C’est dans cette perspective que le personnalisme se définit comme étant communautaire. La communauté est fondée non sur la somme d’intérêts égoïstes mais au contraire sur la nécessité du don, de la gratuité vis-à-vis de l’autre dans une perspective d’épanouissement spirituel : « la force vive de l’élan personnel n’est ni la revendication (individualisme petit-bourgeois) ni la lutte à mort (existentialisme), mais la générosité ou la gratuité, c’est-à-dire à la limite le don sans mesure et sans espoir de retour. L’économie de la personne est une économie de don, et non pas de compensation ou de calcul. » (Emmanuel Mounier, le personnalisme, p.40). Une telle anthropologie rappelle les conclusions de Marcel Mauss sur le don comme fondement de la communauté mais aussi plus proche de nous Marshall Sahlins et la façon dont il définit la nature humaine uniquement dans le fait social et hors de tout égoïsme primaire. Une telle anthropologie est fondamentalement porteuse d’espoir. En effet, face aux méfaits, aux injustices de la situation économique actuelle nous ne pouvons, semble-t-il qu’opposer notre « indignation », pas notre révolte. Pourquoi cela ? D’une part, le système économique capitaliste de nos sociétés se pose comme le développement ultime de notre civilisation, il nous intègre tous, faisant de nous des collaborateurs, ce qui rend la révolte plus compliquée (idée bien développée dans l’insurrection qui vient). D’autre part, ce système repose sur la crainte latente et omniprésente que toute société entretient sur sa cohésion, sur les raisons du vivre ensemble.

Le système libéral (économique mais aussi politique) a inscrit en nous la définition égoïste de la nature humaine, le pessimisme fondamental envers le sauvage, le non-civilisé. Dans cette définition, l’économie libérale est la parade ultime, la façon civilisée de lier les être les uns aux autres, de façon pacifique (n’est-ce pas là le sacerdoce de l’Union européenne ?). Hors de ce lien, point de salut. Donc aujourd’hui, dans une situation de colère face à ce primat du lien économique ressenti comme injuste, tout se passe comme si on ne pouvait s’y attaquer que de manière superficielle, à la marge, étant donné que sa fonction réelle, sacralisée, taboo est celle du vivre ensemble. Remettre en cause le primat de l’économique serait faire sauter les raisons de la communauté. Cela explique en partie le succès de l’extrême droite qui base son discours justement sur une redéfinition des limites de la communauté à partir de critères racistes. A l’opposé, ce que propose le personnalisme, comme un certain romantisme avant lui, comme l’écologie après lui ou la décroissance aujourd’hui, c’est de prendre le mal à la racine en se battant partout pour une révolution basée sur l’espérance, sur la foi en une nature humaine supérieure, en dépit de tous les contre exemples. La force d’une telle foi entraîne non seulement l’indignation, permet non seulement la critique mais construit aussi la révolution. C’est pourquoi le message personnaliste sur l’économie est fondateur pour comprendre, critiquer et agir dans la situation actuelle.

Mathieu Gervais

Bibliographie indicative

  • Carime Ayati, « L’économie selon Emmanuel Mounier Ou la rencontre du spirituel et du temporel », Revue Idées, n°116 – juin 1999.
  • Jacques Maritain, L’humanisme intégral (1936), Le Cerf, Paris, 2006.
  • Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques(1925), Presses universitaires de France, Paris, 2007
  • Emmanuel Mounier, Refaire la renaissance, Le Seuil, Paris, 2000.
  • Emmanuel Mounier, Le personnalisme, Que-sais-je/ PUF, Paris, 1965.
  • Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme, Le Seuil, Paris, 2000.
  • Marshall Sahlins, La Nature humaine : une illusion occidentale. Reflexions sur l’histoire des concepts de hiérarchie, et d’égalité, sur la sublimation de l’anarchie en Occident, et essais de comparaison avec d’autres conceptions de la condition humaine, Editions de l’éclat, collection Terra Cognita, Paris, 2009.
  • Ernst Friedrich Schumacher, Small is beautiful : une société à la mesure de l’homme, Le Seuil, Paris, 1978.
  • Edward Palmer Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », in Past & Present, 50, 1971.
  • #1 Le 18 novembre 2016 à 10:32, par Ady Richard

    Un article fort intéressant ! Merci !
    Une remarque cependant : il est temps de passer de l’anthropologie à l’anthropolitique ! Et de rallier tous les acteurs de la personne de tous bords ! Pour cela, le spirituel est certes important. Mais il ne faut pas non plus trop "spiritualiser". Il ne faut pas oublier le message de Teilhard : que la matière aussi est spirituelle in fine ! Il faut donc une certaine convergence entre esprit et économie, entre Mounier et Teilhard, mais aussi entre l’intellectuel et le populaire. Pour faire passer le message de la personne, il faut le populariser dans le meilleur sens du terme. Il faut que le personnalisme, la politique de la personne, l’économie de la personne, la société de la personne produisent des résultats : de la communauté, de la liberté, de l’égalité, de la fraternité, de l’emploi, de la croissance intégrale et inclusive, de la culture, du bien-être, de l’amour social aussi. C’est, je pense, aussi la meilleure réponse au populisme du moment ! Or, le populaire n’est jamais populiste : il est vrai et bien.
    Salutations personnalistes !



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