Aller au contenu | Aller au menu | Aller à la recherche
Appel pour une relance du christianisme social, pour des communes théologiques

Accueil > La lutte sans fusils : une autre fidélité au peuple kurde

Article publié

La lutte sans fusils : une autre fidélité au peuple kurde

jeudi 12 juin 2025, par :

Proche de la cause kurde depuis la fin des années 1980, Jean-Paul Nunez a eu l’occasion de se rendre à plusieurs reprises au Kurdistan. Actif auprès des kurdes réfugiés en Europe il avait, entre autre, organisé, en France en juillet 2000, la défense de Riza Altun (1956 – 2019), considéré comme l’un des architectes de la stratégie politique internationale du PKK, auquel le peuple kurde a rendu un hommage en lui dédiant le 12ème congrés de mai 2025 à Qandil

Les armes parlent longtemps après les raisons qui les ont fait lever. Depuis plus de quarante ans, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) a mené une lutte armée contre l’État turc. Ce combat, né d’un profond déni d’existence du peuple kurde, a connu toutes les phases d’une guerre asymétrique : guérilla rurale, insurrection urbaine, exils, clandestinité, répression massive, et surtout, un étau géopolitique qui s’est resserré à mesure que le Moyen-Orient s’embrasait.
Mais en ce début d’année 2025, une bascule a eu lieu. En février, Abdullah Öcalan, figure fondatrice du mouvement, depuis sa prison d’Imrali, a lancé un appel public inédit : mettre fin à la lutte armée, dissoudre le PKK dans sa forme militarisée et ouvrir une ère nouvelle, politique et exempte de violence. Ce n’était pas une stratégie de repli, mais une relecture radicale de l’histoire.
Le 12 mai, cet appel fut entendu : réuni en congrès dans les montagnes de Qandil, le PKK a annoncé sa dissolution et le dépôt définitif de ses armes. Une page s’est tournée. Mais elle ne signifie ni oubli, ni reddition.
Désormais, une autre question se pose, plus brûlante encore que celle des revendications : Peut-on désarmer dans la dignité, sans reconnaissance officielle, quand l’État turc refuse même de nommer le peuple avec qui il est en guerre ? Peut-on faire de ce désarmement non un effacement, mais une fidélité autre à ce qui fut combattu ?
La question n’est pas théorique. Elle a traversé d’autres régions du monde : dans les vallées basques, l’ETA a un jour déposé les armes, sans accord, sans compensation, pour sortir d’un conflit qui n’avait plus de sens que dans le langage de la mort. En Irlande du Nord, l’IRA a su passer des balles aux urnes, redéployant son engagement dans l’arène politique. En Colombie, les FARC, après des décennies de lutte armée, ont tenté le pari de la parole, avec des résultats encore fragiles, mais porteurs d’avenir.
Ces expériences nous apprennent que le désarmement n’est pas un abandon, mais une transfiguration. Ce n’est pas la fin d’une lutte, mais la reconnaissance qu’il faut la poursuivre autrement. Plus humblement. Plus lentement. Mais peut-être, plus profondément.
Dans le cas du PKK, la question est donc moins : "Quand les armes seront-elles déposées ?", que : "Quel langage leur succédera ?" Maintenant que les armes se taisent, il faut inventer un nouveau lexique de la lutte : sans haine, sans effacement, sans illusion. Cette perspective ne s’improvise pas : elle se travaille, s’apprend, se forge dans l’épreuve. Elle demande un courage supérieur à celui du combat par les armes. Celui de la vérité sans revanche, de la justice sans humiliation, du dialogue sans naïveté, en interrogeant les obstacles géopolitiques, une hypothèse simple est présentée : déposer les armes, c’est parfois la manière la plus radicale d’honorer sa propre lutte.

Mais pour qu’un désarmement soit crédible, il faut d’abord entendre les raisons pour lesquelles des armes ont été prises. Car toute violence a une histoire. Et c’est souvent à force de silences qu’elle naît.
Le peuple kurde, fort de plus de 30 millions de personnes réparties entre la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie, est la plus grande nation sans État du monde. En Turquie, il représente environ 20 % de la population, mais a longtemps été nié dans son existence même. Dès la fondation de la République en 1923, l’État turc a construit son identité sur un nationalisme ethnique exclusif : "un peuple, une langue, une nation." Les Kurdes furent dès lors désignés comme des "Turcs des montagnes", leur langue interdite, leurs noms de lieux modifiés, leur culture reléguée à l’informel ou au clandestin.
Cette négation radicale n’a pas seulement provoqué des révoltes. Elle a fabriqué une souffrance silencieuse, transmise de génération en génération. Une sorte de dépossession collective. Lorsque l’on nie à un peuple jusqu’au droit de se dire, il finit parfois par se faire entendre autrement.
C’est dans ce contexte qu’est né, en 1978, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé par Abdullah Öcalan. Son objectif était clair : libérer le peuple kurde par les armes, face à un État perçu comme colonial et autoritaire. Dès 1984, le PKK engage une lutte armée.
Mais il ne s’agit pas d’un soulèvement spontané. Le PKK se structure en véritable guérilla, s’inspirant à la fois des luttes de libération nationale (Algérie, Palestine, Vietnam) et des modèles socialistes révolutionnaires. Il met en place une organisation disciplinaire, une propagande efficace, et surtout, une stratégie de confrontation directe avec les forces turques.
Le PKK porte sa part de violence qu’il assume. Mais il serait malhonnête de parler de cette guerre sans mentionner celle que mène l’État turc : villages rasés, déplacés par centaines de milliers, tortures, exécutions extrajudiciaires, censure généralisée. Deux forces se font face, dans une guerre asymétrique, où le droit est souvent sacrifié sur l’autel de la sécurité.

Depuis la capture d’Öcalan en 1999, un tournant idéologique s’est amorcé. Depuis sa prison d’Imrali, le fondateur du PKK a peu à peu abandonné la ligne indépendantiste, au profit d’une pensée inspirée du confédéralisme démocratique de Murray Bookchin. Le projet ne serait plus celui d’un État kurde souverain, mais celui d’une société décentralisée, fondée sur l’écologie, la démocratie locale, l’égalité femmes-hommes, et le respect des minorités.
Ce changement n’est pas cosmétique. Il marque une rupture profonde dans la stratégie du mouvement. Le recours aux armes n’est plus présenté comme une finalité, mais comme un symptôme. Et l’objectif n’est plus la conquête du pouvoir, mais la libération des sociétés.
Cette mue idéologique s’est accompagnée d’appels répétés à la négociation. En 2013, Öcalan lance un appel historique à un cessez-le-feu, à un retrait des troupes du PKK hors de Turquie et à la recherche d’une paix durable. Pendant deux ans, le processus semble avancer. Mais en 2015, il s’effondre brutalement, sur fond d’élections, de tensions régionales, et d’attentats manipulés…

Autant dire qu’aujourd’hui déposer les armes n’est pas un geste simple. Dans les conflits où une population minoritaire affronte un État dominateur, ce geste devient encore plus ardu, tant il se heurte à la mémoire des humiliations subies. Il ne s’agit pas seulement de changer de méthode, mais de changer de posture — ce qui est infiniment plus exigeant.

L’appel d’Abdullah Öcalan, en février 2025, s’inscrit dans une longue maturation. Depuis les années 2000, le fondateur du PKK n’a cessé de revisiter la stratégie du mouvement. Dans ses écrits, il plaidait déjà pour une sortie de la logique de la confrontation armée, non comme abandon, mais comme transformation de la lutte.
L’échec n’en a pas été lié à un revirement stratégique du mouvement kurde, mais à l’attitude de l’État turc, resté inflexible. La reconnaissance de la cause kurde reste taboue. La répression continue. Des élus sont incarcérés, des quartiers entiers détruits, des médias censurés.
C’est dans ce contexte que le désarmement décidé en 2025 prend un sens fort : il devient un acte d’auto-détermination, un geste de rupture avec la spirale de la réciprocité violente. Il marque la volonté de ne plus se laisser enfermer dans la posture attendue par l’adversaire — celle de la menace. C’est un pari risqué, mais porteur d’une parole nouvelle.

Pour qu’un processus de paix puisse se mettre en place, il faut qu’au moins un acteur rompe avec la logique du mépris. Or, jusqu’à présent, la position officielle de l’État turc est de nier toute légitimité à la question kurde, encore moins à une organisation comme le PKK, classée terroriste non seulement en Turquie mais aussi par plusieurs puissances internationales.
Dès lors, désarmer sans cadre de négociation, sans médiation extérieure, sans perspective de réforme constitutionnelle, pourrait apparaître comme une défaite. Et pourtant, le choix a été fait. C’est précisément là que réside sa portée : il dit quelque chose que les armes ne pouvaient plus exprimer. Il interpelle. Il déplace le rapport de force vers d’autres terrains.

Malgré l’isolement apparent, des ressources internes au mouvement existent. Depuis plusieurs années déjà, l’idéologie du PKK a changé. Inspirée par les travaux de Murray Bookchin et d’autres penseurs de l’autonomie démocratique, la nouvelle vision portée par Öcalan mise sur des formes de résistance culturelle, sociale et communautaire.
L’accent mis sur la démocratie locale, sur la justice de genre, sur la protection du vivant, indique une volonté de réorienter la lutte vers un modèle de société plus qu’un simple affrontement avec l’État. Des initiatives comme les mouvements féminins du Rojava ou les expériences d’auto-administration sont les laboratoires discrets de cette transformation. La société civile kurde, en Turquie et dans la diaspora, porte également cette dynamique. Intellectuels, artistes, enseignants, journalistes, militants de terrain cherchent à maintenir ouverte une parole autre. Ils ne demandent pas une réparation immédiate, mais une reconnaissance différée. Ils ne réclament pas une victoire, mais une mémoire digne.
Ainsi, le dépôt des armes n’est pas la fin du combat, mais une reconfiguration profonde.

Il est des causes justes qui, à force d’être défendues par des moyens injustes, se perdent. Et il est des gestes de paix qui, longtemps moqués ou incompris, deviennent un tournant historique. Le désarmement volontaire de mouvements comme l’IRA en Irlande du Nord, l’ETA au Pays basque ou les FARC en Colombie constitue autant de jalons pour penser ce que pourrait être un chemin pour le PKK. Non pour copier, mais pour comprendre : par quels mécanismes, quelles médiations, et avec quelles limites ces passages se sont-ils opérés ?
L’organisation armée basque ETA, après des décennies de lutte violente contre l’État espagnol, finit par déposer les armes sans condition, en 2017. Ce désarmement n’a pas été le fruit d’un accord officiel, encore moins d’une reconnaissance mutuelle. Il a été porté, au contraire, par des acteurs tiers : des militants de la société civile, des élus locaux, des ONG, qui ont "organisé" symboliquement la remise des armes.
Ce désarmement a donc été un acte de rupture intérieure, plus qu’un résultat de négociation. L’ETA a compris que, dans la longue durée, la force de la cause basque ne tenait pas à ses explosifs, mais à sa capacité de vivre autrement la mémoire du conflit. Le désarmement de l’ETA a également permis à la société basque de réintégrer ses fractures, sans pour autant renier l’histoire. Il y eut des excuses, des récits croisés, des débats douloureux sur la mémoire. Mais au cœur de cette étape : un refus du silence. Ce que le désarmement a permis, ce n’est pas l’oubli. C’est la parole.

Le processus nord-irlandais, amorcé dès les années 1980, a connu son point culminant avec les accords du Vendredi Saint (1998). Ici le désarmement a été le fruit d’une architecture complexe de négociation impliquant plusieurs parties : le Royaume-Uni, la République d’Irlande, l’IRA, les unionistes protestants, les représentants de la société civile, et même des médiateurs internationaux. La grande force de ce processus est d’avoir articulé désarmement, représentation politique et réforme institutionnelle. Le Sinn Fein, bras politique de l’IRA, est devenu un acteur électoral majeur, et a intégré les institutions qu’il combattait hier. Le désarmement de l’IRA, vérifié et progressif, a été de passer des armes au bulletin de vote, sans renoncer aux revendications.
Mais ce basculement n’aurait pas été possible sans un travail de mémoire, de deuil, de réparation symbolique. Ce n’est pas seulement une paix politique qui a été signée, mais une nouvelle grammaire de cohabitation.

Comparer n’est pas plaquer. Le PKK n’est ni l’ETA ni l’IRA. Le contexte turc est plus autoritaire, moins pluraliste, et l’hostilité étatique plus radicale. Le nationalisme turc ne reconnaît même pas l’existence politique du peuple kurde, là où l’Espagne ou le Royaume-Uni, malgré leurs limites, ont toléré une forme de diversité territoriale.
Quoiqu’il en soit, ces moments nous disent qu’on peut désarmer sans trahir la cause, à condition de pouvoir nommer ce que l’on veut sauver : une dignité, une terre, une mémoire. Et peut-être aussi une foi en l’humanité.

Le 12 mai 2025, dans les montagnes de Qandil, au terme de plusieurs jours de débat, le 12ᵉ congrès du PKK rend public un communiqué : le mouvement se dissout, met fin à la lutte armée, et appelle à une autre forme de combat. La déclaration est sobre, sans éclat triomphal. Mais son intensité est immédiate. Elle traverse les frontières. Elle bouleverse ceux qui, depuis plus de quarante ans, ont vécu sous le poids de cette guerre. Elle interroge aussi ceux qui, de loin, ont parfois justifié ou condamné sans écouter.
Ce n’est pas une capitulation. Ce n’est pas une fin. C’est un basculement. Le fruit d’une évolution entamée depuis longtemps, nourrie par les écrits d’Abdullah Öcalan, par les expérimentations civiles au Rojava, par l’épuisement du sang versé, et par la conviction intime qu’un peuple ne se tient pas debout uniquement par les armes.

Ce geste de dissolution est inséparable d’un autre : celui de l’appel lancé par Öcalan en février 2025, depuis sa prison. Il y plaidait pour une sortie du cycle armé, non comme retrait, mais comme approfondissement du combat. Selon lui, l’enjeu n’était plus de gagner une guerre impossible, mais d’ouvrir un espace de vie pour un peuple nié.
C’est donc un acte fondateur : il reconnaît que la stratégie ancienne ne répond plus à la réalité politique et humaine du temps présent. Il affirme que la cause kurde ne sera ni enterrée, ni oubliée, mais qu’elle doit se dire autrement. L’abandon des armes, dans un contexte où les droits fondamentaux ne sont toujours pas garantis, n’est pas une réponse à un gain obtenu. C’est un signal donné au monde : nous n’agirons plus sur le terrain que vous nous avez assigné.

Ce désarmement s’opère sans garantie.
Il n’est ni la conclusion d’un traité, ni le fruit d’une victoire. Ce qui le rend d’autant plus significatif. Dans un contexte de répression persistante, d’arrestations arbitraires, de dissolution de partis politiques, ce geste se distingue par sa liberté. Il ne dépend d’aucune promesse. Il ne cherche pas à monnayer un avenir. Il affirme, en creux : ce que nous voulons désormais ne peut être imposé par la peur. Ceux qui en comprennent le coût savent qu’il faut un courage rare pour renoncer à ce qui avait fini par devenir une identité de survie. Renoncer à la logique des armes, ce n’est pas se rendre. C’est se reconfigurer. C’est risquer d’exister autrement.

Ce que le PKK a déclaré ce jour-là, c’est qu’un peuple peut décider de continuer à se battre, mais sans se battre de la même manière. Le fusil ne fait plus partie du paysage. Il reste la mémoire, la culture, l’engagement civique, l’intelligence populaire. Il reste la possibilité de reconstruire — pas seulement des institutions, mais une conscience.
C’est une autre grammaire de la lutte qui se cherche. Une grammaire sans menace, mais pas sans force. Elle parlera avec les mots de l’éducation, du soin, de la mémoire, de la langue transmise, du droit revendiqué, du corps qui marche sans crainte.

Ce n’est pas une voie toute tracée. Les obstacles sont nombreux. Mais la dissolution du PKK n’est pas la fin de la lutte kurde. C’est la fin d’un certain langage de la lutte. Il appartient désormais à d’autres voix, à d’autres formes, de poursuivre cette histoire. Avec d’autres armes : celles de la parole tenue, de l’organisation patiente, de la mémoire libre. Et peut-être, dans le silence qui suit le fracas des balles, d’une vérité qui n’a pas besoin de s’imposer pour exister.

.Le PKK, en déposant les armes, ne déserte pas la mémoire de sa lutte. Il choisit de la traduire autrement. De laisser la parole, la culture, l’action civile et la vérité porter ce que la guerre ne pouvait plus dire. C’est reconnaître que la dignité d’un peuple ne se mesure pas à sa capacité de riposter, mais à sa manière de résister sans se perdre. C’est croire que la justice n’a pas besoin de violence pour s’imposer, mais qu’elle a besoin de visages, de lieux, de récits, de blessures dites — et reconnues.
Beaucoup penseront que c’est naïf. Mais l’histoire, parfois, se fraie un chemin dans l’humilité. Car désormais, l’histoire ne demandera pas seulement au PKK ce qu’il a fait de ses armes…
Elle nous demandera à nous, peuples voisins et solidaires, ce que nous aurons fait de ce geste offert.


Un message, un commentaire ?
  • Pour créer des paragraphes, laissez simplement des lignes vides.

Qui êtes-vous ?
  • [Se connecter]