A. Une humanité en guerre contre la planète
A-I. Un monde en perdition
Considérons donc le monde comme il va : d’abord, les inégalités abyssales qui permettent de gigantesques transferts de richesses et de capitaux entre les mains d’un nombre toujours plus restreint d’individus et d’États, pour des usages toujours plus agressifs et massifs contre le reste des populations, ainsi qu’aux dépens du vivant et de la planète : des dizaines de milliers d’engins satellitaires polluent le ciel des astronomes, des technologies de plus en plus lourdes vrillent le sous-sol et labourent les fonds marins pour en extraire des minerais toujours plus rares, des armements ultrasophistiqués sont guidés dans des guerres nouvelles par une IA qui ne calcule que les cibles et compte pour rien les massacres et les dégâts qu’elle provoque, comme dans le laboratoire du Proche-Orient aujourd’hui – le tout à des prix invraisemblables, à des coûts humains et environnementaux colossaux, et moyennant un endettement abyssal de l’avenir. L’humanité en péril, avertie des dangers mais prompte au déni et s’arc-boutant sur son credo de progrès et de solutions technologiques à tout va, ne fait pourtant qu’accélérer ses dépenses folles et sa course à l’abîme. L’empreinte carbone mondiale était de 20 Milliards de tonnes annuels en 2000, elle est de 37,5 Milliards de tonnes en 2023 selon les derniers chiffres de la COP 28. Et le climat s’emballe. Simultanément, l’extinction massive des espèces vivantes, la désorganisation des biotopes, les incendies des forêts et l’asphyxie des mers menacent l’espoir de stopper le processus. Cependant qu’on envoie l’armée et la police contre ceux, adeptes souvent de la non-violence, qui militent pour une sobriété heureuse, tiny houses, agriculture biologique, ou, en France, faucheurs volontaires, Notre-Dame des Landes, militants opposés aux méga-bassines, à l’A 69, au barrage de Sivens, bref, les « Soulèvements de la Terre ». Leurs pratiques ne sont-elles pas un attentat à la sacro-sainte croissance ?
Il ne s’agit pas seulement des dangers que le dérèglement climatique, avec les déplacements de populations qu’il entraîne, fait planer sur la paix mondiale, ce qu’a montré Jacques-Frédéric Josserand. D’une part en effet un gigantesque affrontement semble se préparer par une nouvelle course aux armements, en particulier navals, entre les grandes puissances qui n’ont pas fini de se partager les océans ou les terres émergentes de l’Antarctique ou du Groenland. D’autre part nous assistons à des désastres provoqués, voulus, méthodiquement conduits, par les nations les plus “avancées” et les mieux armées, celles qui n’ont si longtemps brandi la « dissuasion nucléaire » que pour mieux s’affronter sur des terrains détournés, aux dépens de populations qui n’en pouvaient mais (Vietnam, Afghanistan, Irak…). Dans le grand remaniement des équilibres géostratégiques, les plus faibles se trouvent livrés aux multinationales du profit et du crime – voyez notamment les grandes plaies de l’Afrique subsaharienne, ou le Triangle d’or de l’argent sale dans l’Asie du Sud-Est, entre Laos, Birmanie et Thaïlande. Et qu’en sera-t-il maintenant que la superpuissance américaine – en sursis ? – se voit livrée à un escroc menteur, misogyne et factieux, qui s’est préalablement assuré la soumission du pouvoir judiciaire ?
A-2. Des atavismes ethniques et religieux pour régir les alliances ?
Or, dans ces guerres plus ou moins déclarées, comment s’organisent les alliances ?
On remarque d’abord des solidarités raciales, linguistiques, idéologiques, religieuses.
Raciales : l’« Occident » majoritairement ou originellement blanc, souvent (ex-)colonial, forme bloc pour conserver une hégémonie économique, y compris avec la complicité intéressée de certains États orientaux inféodés à ses intérêts (de l’Arabie Saoudite à la Corée du Sud ou au Japon). Le Japon se trouve être par ailleurs la seule puissance orientale intégrée au G7, groupe des 7 pays réputés plus grandes puissances économiques mondiales lors de sa création en 1975. L’OTAN (Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, née au lendemain de la Seconde Guerre) réunit les États-Unis, le Canada et actuellement 28 pays d’Europe, que brûlent de rejoindre d’autres nations du Vieux Continent confrontées aujourd’hui à l’hostilité de la Russie : l’Ukraine, la Pologne, la Finlande ou la Suède. La Turquie, pays musulman isolé dans cet ensemble, stratégiquement essentielle, en est pourtant le maillon faible, notamment par la guerre larvée qu’elle entretient avec la Grèce.
Linguistiques : les « Five eyes » réunis par le traité UKUSA (1946) pour un partage des services de renseignement stratégique sont tous anglophones majoritairement blancs, et presque tous membres du Commonwealth britannique : Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni et USA.
Idéologiques : un bloc capitaliste libéral s’oppose à un bloc ex-communiste largement converti à un capitalisme dirigé, comprenant la Russie et ses divers satellites, la Chine et la Corée du Nord, plus modestement des pays comme Cuba, le Venezuela ou le Laos.
Religieuses : certes, les lignes de partage sont brouillées, sur ce plan, par les accidents historiques, par d’inextricables mosaïques religieuses comme en Europe, au Proche-Orient, en Indonésie…, par des réactions nationalistes récentes (ainsi l’Inde de Narendra Modi), en Afrique Noire par les poussées de l’islam et, comme en Amérique centrale et du Sud, par celles des évangéliques appuyés par les USA. Cependant on peut considérer qu’une communauté d’intérêt réunit des pays historiquement chrétiens, soit protestants, soit catholiques, aujourd’hui assez largement pro-israéliens (incluant, de fait, Israël), par opposition à une partie du monde orthodoxe (la Serbie est aimantée vers la Russie, la Grèce l’est beaucoup moins, pour ne pas parler de l’Ukraine…), et surtout à des populations musulmanes présentes sur tous les continents. Ces dernières ne partagent pas nécessairement les compromissions éventuelles de leurs dirigeants avec le bloc occidental, mais elles sont elles-mêmes divisées en profondeur notamment entre chiites (bêtes noires du bloc occidental) et sunnites. Même la Chine se montre acharnée à l’éradication de l’islam traditionnel des Ouïghours, après celle du bouddhisme tibétain. Le bouddhisme, quant à lui, tantôt survit et tantôt se maintient ou se développe, à bas bruit, selon les contextes.
Un autre brouillage de ces alliances provient de la montée économique des BRICS (originellement, en 2009, Brésil, Russie, Inde, Chine, puis Afrique du Sud, auxquels s’adjoignent désormais l’Iran, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Éthiopie) : la Chine est devenue en effet la deuxième puissance économique mondiale, et l’Inde la cinquième. Pourtant très dissemblables, voire hétéroclites en regard des lignes de partages « ataviques » que nous venons de discerner, ces pays entretiennent des échanges annuels et des taux de croissance susceptibles de rebattre profondément les cartes des alliances instituées. Leur rôle dans l’aggravation de la crise climatique est par ailleurs immense, d’autant plus que leur course au « rattrapage » économique les encourage à privilégier goulûment l’exploitation des ressources naturelles au détriment de leur préservation. Ainsi la Chine et la Russie s’empressent-elles de déjouer les freins de la réglementation internationale à la pêche au krill sur les côtes de l’Antarctique, au détriment de la nourriture des phoques, des manchots et des baleines.
B. Quel est notre rôle, quelle est notre responsabilité, à nous chrétiens, dans ce maelstrom ?
B-1. Notre civilisation mondialisée mérite-t-elle d’être célébrée comme un triomphe du progrès ?
Je me rappelle ces vers de Ronsard, poète adepte d’un retour à la tradition antique (Élégies XXIV, « Contre les bûcherons de la forêt de Gastine ») :
Écoute, bûcheron, arrête un peu le bras ;
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas ;
Ne vois-tu pas le sang lequel dégoutte à force
Des nymphes qui vivaient dessous la dure écorce ?
Sacrilège meurtrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts et de détresses
Mérites-tu, méchant, pour tuer nos déesses ?
Forêt, haute maison des oiseaux bocagers ! […]
Cette sensibilité aux atteintes au vivant devrait aujourd’hui concerner les chrétiens au premier chef, mais on voit que Ronsard la plaçait sous le signe de la tradition mythologique savante qu’il entendait réveiller. Or nous avons vu la responsabilité essentielle d’un capitalisme porté initialement par des nations chrétiennes blanches, notamment anglophones, appuyées sur le « progrès » scientifique et technologique, dans les désordres actuels du monde. Nos sociétés occidentales, même déchristianisées, sont massivement enclines à penser que leur civilisation devenue planétaire, l’extraordinaire développement de leurs techno-sciences, leurs prouesses médicales, leurs démocraties libérales, leur religion missionnaire ou leurs valeurs de charité et d’élévation des âmes, enfin l’envahissement de l’espace par les artefacts – et les déchets – de leur industrie, fût-elle délocalisée, signent une incontestable supériorité historique sur toutes les sociétés du monde, qui ne peuvent que chercher à les imiter. Malgré les bouleversements climatiques en cours, on croit n’avoir rien de mieux à faire que d’accélérer la course à l’innovation technologique, sans mesurer les risques que fait peser ne serait-ce que la guerre concurrentielle. Il s’agit d’une interprétation téléologique de l’histoire que je voudrais brièvement, ici, remettre à sa place.
On rencontre partout l’expression naïve et triomphante de cette flatteuse opinion. Je pourrais citer le sympathique enthousiasme d’un apprenti aumônier devant une vitrine exhibant des tablettes cunéiformes témoins d’un fragment de l’épopée de Gilgamesh, aux côtés de figurines féminines en argile, présentées comme des statuettes de « divinités cananéennes ». Cet enthousiasme procédait de l’appui, d’une part, que Gilgamesh apporte à la tradition du Déluge transmise par la Bible (beaucoup la tiennent aussi pour corroborée archéologiquement par de supposés restes d’un navire fantasmé au sommet du mont Ararat dans le Caucase !), et de la conviction que les figurines d’argile représentaient les premiers balbutiements d’une religion qui, après des tentatives d’unification sous la forme, par exemple, des cultes syncrétiques de quelque « grande déesse », allait trouver son accomplissement définitif dans le monothéisme juif et chrétien (notons que les historiens n’ont aucune preuve de la signification religieuse desdites figurines !) Peut-être notre enthousiaste aurait-il été mieux inspiré de se rappeler le modèle d’arche de Noé bâti par Greenpeace en haut du mont Ararat lors du G8 de 2007, pour lancer l’alerte sur la montée des eaux du fait du réchauffement climatique !
Rappelons ici ce que pensait un savant comme Lévi-Strauss des « progrès » dont l’homme se montre capable – et coupable :
Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui […] L’homme apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer […], l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration.
De son côté Bernanos tentait d’atténuer le pessimisme :
La question n’est pas de revenir à la chandelle, mais de défendre l’individu contre un pouvoir mille fois plus efficace et plus écrasant qu’aucun de ceux dont disposaient jadis les tyrans les plus fameux.
Bernanos appelait en 1945 à garder l’espérance : l’espérance, disait-il, ne se lève que de l’abîme du désespoir le plus absolu, quand il n’y a plus rien à espérer (l’espoir est toujours l’espoir de quelque chose, mais l’espérance n’a pas d’objet : espérance en Christ, en Dieu…). Espérons donc, mais les yeux ouverts ! Car, oui, il serait souhaitable de « revenir à la chandelle » (ou d’imiter les Amish !), si du moins il n’y a pas d’autre manière de partager à tous la lumière, la terre et une eau saine.
Une interprétation téléologique de l’histoire, c’est encore l’idée que le christianisme, et lui seul, serait la religion qui a définitivement supprimé toute violence sacrificielle. Celle-ci serait la marque des religions du passé, y compris celle des Hébreux ou des juifs dont le culte, pratiqué sur les hauts lieux ou exclusivement dans le temple de Jérusalem, était précisément centré sur les prescriptions sacrificielles (voir Lévitique 6-7). René Girard a soutenu la thèse que c’est le sacrifice du Christ, la plus innocente, la plus pure des victimes, qui aurait rendu la violence sacrificielle impossible. Voyez aussi la thèse selon laquelle la « ligature d’Isaac » (Genèse 22) exprimerait un moment de bascule vers la fin du sacrifice humain. Mais les choses ne sont pas si simples. Le sacrifice antique était certes affaire d’offrande religieuse, mais aussi de boucherie, assez inattentive à la mort elle-même de l’animal, pour les fêtes des vivants. La science et les techno-sciences, dont les développements auront été parallèles aux affirmations de vérité de nos religions monothéistes, mènent, elles, à la réification du vivant, comme nous venons de le voir suggéré par Lévi-Strauss. Un collègue helléniste et ethnologue, Jean-Louis Durand, racontait comment, après avoir étudié et pratiqué lui-même les multiples modalités de la mise à mort sacrificielle dans les abattoirs musulmans de Tunisie ou en Afrique Noire, il s’était pourtant évanoui d’horreur le jour où il avait pénétré pour la première fois dans un abattoir français : il venait de documenter une fête folklorique marquée par l’élection du plus beau bœuf, lequel devait ensuite être mis à mort, pour un partage de sa viande, non pas sur le lieu de la fête comme le voulait la tradition, mais dans un abattoir aseptisé selon les lois sanitaires en vigueur. Or nos méthodes d’abattage et de découpage mécaniques ont été vécues par notre ethnologue comme un sommet de violence et de barbarie !
De fait, de quoi notre civilisation « judéo-chrétienne » ne s’est-elle pas montrée capable ? Voyez les croisades, les guerres de religion, le génocide des populations amérindiennes, les guerres coloniales, les boucheries des Deux Guerres, la Shoah, l’agression de l’Ukraine, le Gazacide en cours, etc.
B-2. Les leçons du polythéisme
Les figurines « cananéennes » évoquées plus haut ne représentaient pas le balbutiement de la vraie religion. Rien ne prouve qu’il s’agissait de divinités plutôt que de modelages pressés de figures approximativement humaines. Les anciens n’étaient pas des enfants et valaient sans doute l’homme moderne sous bien des aspects : pourquoi n’approcherions-nous pas leurs cultes avec sympathie et sérieux plutôt que dans le dénigrement, fût-il paternaliste ? Nos philosophes dialoguent encore d’égal à égal avec Platon, Aristote, etc. Mais un dialogue serait-il possible entre nos pasteurs, nos évêques, nos théologiens, et les témoins des cultes antiques ? Est-il même réellement possible à un adepte d’une religion monothéiste de dialoguer d’égal à égal avec les cultes et les croyances d’autrui ? N’est-ce pas déjà difficile d’admettre les écarts des pratiques et des dogmes au sein de notre propre religion, d’une « confession » à l’autre ? Si, comme le veut la tradition catholique, luthérienne ou réformée, « il n’y a qu’un seul baptême », comment par exemple aborder, du point de vue desdites confessions, la célébration d’un baptême « anabaptiste » d’adulte ?
Un éloge du polythéisme
Je vous propose la lecture d’un petit ouvrage de Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme, Les Belles Lettres, 2010 [Bologne 2014].
Maurizio Bettini rappelle que le polythéisme antique était si ouvert aux dieux des voisins qu’Hérodote proposait des équivalences entre les dieux des Grecs et ceux des Égyptiens, les uns étant supposés « traduire » les noms des autres (on appelle cela l’interpretatio graeca). En cas de conflit, on prenait soin de transplanter chez soi les dieux de l’ennemi afin de se concilier leur faveur, moyennant le culte approprié. Rien de tel dans ce qu’édicte, par exemple, le Catéchisme de l’Église catholique : « Tous les hommes sont tenus de chercher la vérité », est-il affirmé. Et malgré le vœu « qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience », le rejet est là : « Le droit à la liberté religieuse n’est ni la permission morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit supposé à l’erreur ». Il n’y a, pour le catholique, qu’une seule vérité. Calvin, le bourreau de Michel Servet ou de Sébastien Castellion, faisait-il mieux ? Combien nous rassérène sur ce point la « Déclaration de foi » de l’EPUdF, qui énonce : « L’Église protestante unie de France se comprend comme l’un des visages de l’Église universelle. Elle atteste que la vérité dont elle vit la dépasse toujours. »
La distinction mosaïque et l’âge axial
Maurizio Bettini se réfère, sur cette question de l’affirmation d’une vérité inconditionnelle, à la thèse de Jan Assmann sur la « distinction mosaïque » – Moïse, pionnier d’un monothéisme né en Égypte, aurait le premier revendiqué une vérité religieuse exclusive, parallèlement à l’émergence de la vérité scientifique en Grèce. Pour aller vite, citons ici un texte qui résume en ces termes la pensée d’Assmann :
« La distinction mosaïque serait le pendant, en termes religieux, de ce que la science grecque élaborait de son côté, en toute indépendance et de façon étrangement contemporaine : un régime de vérité affecté d’une puissance inédite de négation du faux […]. Ramenée à cette opération violente de la pensée […], une courbe de civilisation, la nôtre, délivrerait son équation secrète … [jusqu’à] l’intensification inouïe des violences religieuses auxquelles on assiste aujourd’hui. »
Une théorie voisine, mais qui cette fois magnifie ce même processus, apparaît avec le concept d’« âge axial » dû au philosophe Karl Jaspers : avec les premiers philosophes grecs et, simultanément, les grands fondateurs de religion du Proche-Orient à l’Asie, le monde serait entré dans une soudaine révolution mentale et culturelle, qui précipita un progrès fulgurant de l’humanité.
Nous préférons, quant à nous, souligner à quel point une certaine pensée fondée en vérité énonçable, dogmatique par essence, a pu imposer l’idée que seule l’adhésion à telle ou telle doctrine adossée à un culte pouvait instruire de la bonne manière de vivre, inspirer la bonne éthique et la bonne politique, enfin conduire au salut en ce monde et souvent dans l’autre. On la rencontre dans la Torah et les épîtres pauliniennes comme dans la République idéale de Platon ou dans les écoles philosophiques hellénistiques, toujours polémiquant les unes contre les autres, avec leurs visées universalisantes. Parmi les protestants, une « Déclaration de Francfort sur la crise fondamentale de la mission » (4 mars 1970) stipulait il n’y a pas bien longtemps : « Nous rejetons la fausse doctrine enseignant que les religions non chrétiennes et les idéologies sont des voies du salut parallèles à la foi au Christ ». Derrière une telle affirmation, essentiellement défensive (nous sommes alors dans les retombées de mai 1968, dont la désertion croissante des fidèles) se devinent encore les partitions de la Guerre froide et s’annoncent des « radicalismes » de tous bords. Il est vrai que les « idéologies », qui condamnaient les religions comme « opium du peuple », avaient déjà causé autant de ruines et de morts que près de vingt siècles de christianisme.
B-3. Si la vérité « nous dépasse toujours », faut-il accepter la post-vérité ?
Et pourtant ! Le rôle des médias dans le façonnement des opinions, la propagande idéologique et le marketing, et récemment la proposition éhontée de « vérités alternatives » à tout va par un monstre politique, doivent nous alerter sur les limites à imposer aux critiques de la raison, des sciences et des dogmes. Quand le Catéchisme catholique affirmait que tout homme est tenu de rechercher la vérité, au moins n’invitait-il pas à suivre le mensonge, la défiance généralisée, le gangstérisme érigé en modèle économique, les théories du complot et les blogosphères en ébullition (une des explications apportées au triomphe de Donald Trump lors des dernières élections américaines est le délabrement de l’enseignement et des universités aux USA). Au moins le Catéchisme n’opposait-il pas à la curiosité intellectuelle, à l’observation patiente, aux leçons de l’expérience, à l’écoute des maîtres, le premier entraînement venu à la faveur de mots détournés de leur usage ordinaire pour servir à la diffamation, à la délation, voire à des massacres (pensons au rôle de « Radio Mille Collines » dans le génocide rwandais). En France aussi le mot de « terroristes » manié par les pouvoirs publics suffit parfois à justifier une rhétorique politique et une répression policière disproportionnées, car il ne désigne plus des humains, mais des nuisibles à éliminer : il n’en va pas autrement à l’égard des Palestiniens qu’Israël s’autorise à « détruire » sans limite. Une étude de l’impact du langage des Khmers rouges dans le génocide cambodgien a pu montrer que les valeurs du bouddhisme étaient systématiquement inversées dans l’usage des mots employés :
Ainsi… [le] mot hoeung sar qui dans la définition du dictionnaire de référence (bouddhiste) édité en 1938 signifie : « Le mal qu’on fait à un autre. L’homme ne devrait pas avoir ce sentiment », se trouvait traduit en 1977 dans le livre de géographie du Kampuchea démocratique par : “Combat à la vie, à la mort que mène un peuple contre un groupe politique ou un adversaire”. Par ce détournement, ce mot, forgé originairement comme précepte de non-violence, prenait valeur d’un encouragement à frapper et détruire celui qui était l’adversaire.
À ce point pourtant, l’actualité nous donne des raisons d’espérer que l’aiguillon éthique de nos religions revendiquant l’amour, la justice, la miséricorde, la compassion ou la sagesse puisse enfin faire son œuvre : nous n’oublions pas pour autant les militances radicales de tous bords. L’Amérique du Sud, après avoir été longtemps le théâtre de l’affrontement avec l’impérialisme américain soutenu par une large part du clergé catholique et des mouvements de libération, a cependant permis que soit porté sur le trône pontifical un pape signataire de l’encyclique Laudato si pour la défense et la protection de la Création. La Conférence des Responsables de Cultes en France (CRCF) a pu ces deux derniers mois réunir les six principaux responsables des cultes en France pour des déclarations et lettres ouvertes conjointes en faveur (timidement !) de la paix au Proche-Orient d’une part, et d’autre part (de manière plus résolue), à l’occasion de la COP 29, « pour des financements écologiques, vers une sortie des énergies fossiles et pour une réduction d’émission de gaz à effet de serre ». Les missions chrétiennes qui ont si longtemps précédé ou accompagné les exactions coloniales s’intéressent enfin aux besoins exprimés par des ritualités « animistes » ou « magiques », maintenant que la parole autochtone a reconquis ses lettres de noblesse. Enfin, et l’enjeu est immense, une « théologie interreligieuse » s’élabore lentement. Quelle promesse ce serait, si au lieu d’une nébuleuse spiritualité universelle (dans une sorte de mouvance éliadéenne) elle acceptait, promouvait et orientait vers la paix la richesse et la diversité des traditions, au sein d’une mondialisation où chacune peut trouver, comme sur le terrain des sports, l’opportunité de revendiquer ses propres prouesses et ses propres beautés tout en s’appliquant, dans le dialogue, à son propre et incessant renouvellement !
Ainsi des pratiques de coexistence et de dialogue se tissent dans le grand melting pot des religions mondialisées. Elles sont fécondes et utiles à la paix sociale et à la paix internationale. Mais je pense – ce sera une autre question à ouvrir – qu’elles n’ont de chance de réussir qu’à la condition que nous nous posions la question de l’isolement même du « fait religieux » : celui-ci doit retrouver sa place dans l’économique et le politique comme un « fait social total » tel que le théorisait Marcel Mauss avec son Essai sur le don. Nous aurons aussi, tout en le traitant parallèlement à un questionnement sur le positivisme et la science contemporaine, à le réfléchir à la lumière de Laudato si et de l’urgence écologique.